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Archive pour novembre 2008

Évidence

Mardi 25 novembre 2008

La bonne santé d’une entreprise

se juge à ses profits.

C’est évident

comme est évidente

cette constatation :

la Terre est plate.

(in « Leçons de choses »)

De la poésie considérée comme une fille publique

Mardi 25 novembre 2008

Un embryon de discussion sur la notion de poésie publique me conduit à publier à nouveau cet article,
écrit pour « Aujourd’hui poème », il y a quatre ans :

Le 29 mars dernier, Le Figaro consacrait un grand article à la campagne d’affichage de poèmes dans le métro qui se mène depuis 1993, à l’instigation de Gérard Cartier et de moi-même, campagne par laquelle nous nous efforçons de mettre le public le plus large et le plus divers qui se puisse imaginer en contact avec le choix le plus large et le plus divers possible en poésie, qu’elle soit d’hier ou d’aujourd’hui, d’ici ou d’ailleurs. Certes, il y aurait encore beaucoup à faire… Bien des poètes de valeur n’ont pu encore trouver leur place dans cette galerie d’art passagère et souterraine qu’est le métro et où la poésie parfois affleure à ciel ouvert. Mais le métro parisien, moyen de transport qui n’est évidemment pas que poétique, est aussi devenu un salon de lecture ouvert à tous, et où se produisent des rencontres inattendues entre auteurs et voyageurs. Tout en disant le succès de la campagne, le Figaro, selon un procédé dont les journaux sont coutumiers, donnait en contrepoint la parole à quelques avis critiques. Parmi les usagers du métro, il semble que la grande majorité des propos recueillis aient été favorables, ce qui correspond à ce que nous savons et qui est corroboré par différentes études menées par la RATP. Mais la poésie a toujours ses adversaires et ses contradicteurs (et c’est après tout souhaitable car que serait un art qui ne gênerait personne ?). Un monsieur, par exemple, qui qualifie cet affichage de « crétinambule »… Le néologisme est plaisant, mais évidemment méprisant non seulement pour les poètes affichés mais aussi pour le public. Lui-même, sans doute, ne doit pas se compter au nombre des « crétins » qui prennent plaisir à retrouver ou à découvrir à la faveur de leurs déambulations quotidiennes dans le métro quelques vers de Ronsard, Hikmet, Du Fu ou Ginsberg… Deux poètes ont aussi été sollicités : Jean-Michel Maulpoix, qui sans critiquer l’idée émet une réserve quant aux choix et certaines traductions. Et Yves Bonnefoy à qui Le Figaro avait réservé un « rez-de-chaussée ». Dans les propos rapportés par le quotidien, Bonnefoy raconte que le jour où il a découvert un de ses poèmes affichés dans le métro, il en fut « consterné ». Il s’agit d’un poème de Du Mouvement et de l’immobilité de Douve, dans lequel il écrit notamment : « Qu’une place soit faite à celui qui approche, / Personnage ayant froid et privé de maison. »

En effet, explique-t-il, voyant ce poème affiché dans ce lieu, il s’est rendu compte que le voyageur pouvait commettre un contre-sens et y lire une allusion à la réalité sociale de ceux qui ont froid et sont effectivement privés de maison. Or ces vers, précise-t-il, ne prennent tout leur sens que dans le mouvement d’ensemble de son livre, dans la démarche poétique qui est la sienne et qui par le « forcement des mots » tente de saisir « l’Etre-au-monde ». (Ce qui n’est peut-être pas la même chose que les êtres réels dans le monde réel…). J’avoue que cette réaction me laisse perplexe. Que des lecteurs de hasard puissent imaginer que l’auteur de ces vers n’est pas insensible au malheur des autres, ne me paraît pas catastrophique pour la réputation du poète en question. Mais ne polémiquons pas… La réaction d’Yves Bonnefoy donne à réfléchir. Elle pose évidemment la question générale de la lecture et du rapport au public. Il est certain que les lecteurs (dans le métro comme ailleurs, mais peut-être plus encore dans le métro qu’ailleurs du fait du lieu et des conditions de lecture qui ne permettent pas d’étudier l’œuvre complète) interprètent les poèmes comme bon leur semble. De ce fait, une fois le poème affiché (avec l’autorisation de son auteur ou de son éditeur, s’entend), le poème ne lui appartient plus tout à fait. Lors du débat qui s’était tenu au Sénat sur la question du droit d’auteur, Victor Hugo affirmait déjà que l’auteur avait droit de vie et de mort sur son œuvre, du moins, tant qu’il ne l’avait pas publiée ; car, une fois publiée, elle ne lui appartenait plus. Elle appartenait à la société, en ce sens que c’est la société qui décide de l’accueil qu’elle lui fera et du sens (ou des sens) qu’elle y trouvera. Faut-il s’en alarmer ? Je ne le crois pas…

Je n’ai pas la naïveté de penser que la lecture de quelques vers dans le métro suffise à faire découvrir un poète. Et je ne pense pas que les affichages des poèmes (ni les lectures publiques, par exemple) puissent et doivent remplacer la lecture des livres eux-mêmes. Mais cela a sa vertu en soi. Et, de plus, cela peut inciter à aller y regarder de plus près. L’affichage de poèmes n’est pas un ersatz de culture poétique, c’est une introduction et une invitation.

 

Mais au fond, le problème posé par l’affichage poétique dans le métro est celui du rapport au public et, plus précisément, au peuple.

L’idée existe toujours (et n’est peut-être pas si minoritaire) que la poésie est une activité qui ne concerne qu’une petite minorité d’esprits éclairés, dont font en général partie ceux qui  professent cette opinion. C’est une idée répandue dans le public qui a souvent le sentiment que la poésie (surtout la poésie contemporaine) est une affaire d’initiés, inaccessible au commun des mortels. Mais on la retrouve parfois, différemment exprimée, chez les poètes eux-mêmes. Même si elle est rarement poussée au bout de sa logique…

En vérité, sur plus de 300 poètes choisis pour figurer dans le métro en dix ans, en fait, seuls trois contemporains ont refusé de donner leur autorisation, considérant que la poésie risquait de se galvauder à s’afficher ainsi.

 

Au contact du public, la poésie, cette vierge altière, se changerait-elle donc en « fille publique » ? Le risque pourrait exister… si le désir d’aller à la rencontre du public poussait les poètes à céder aux tentations de la démagogie qui consisterait à écrire non pas ce qui paraît nécessaire, mais ce qui peut plaire. Encore que ce soit là un point assez complexe. Il y a dans tout poème (même le plus exigeant) quelque chose qui relève d’une entreprise de séduction, sans quoi il n’y aurait pas poème. Mais cela ne conduit pas obligatoirement à la prostitution. On peut descendre dans la rue sans faire le trottoir ! (Et faire le trottoir n’est d’ailleurs sans doute pas si facile…)

Pour en revenir au métro, les poèmes affichés sont toujours extraits d’ouvrages publiés et n’ont donc pas été écrits pour la circonstance. A l’exception des poèmes qui résultent du concours que la RATP organise régulièrement parmi les voyageurs et dont la sélection finale est affichée dans les stations et les rames. A trois reprises, l’affichage « habituel » des poètes confirmés a été interrompu l’espace d’un trimestre pour faire place à ces poèmes des « amateurs ». On peut bien sûr discuter des choix et aimer ou non les textes retenus, mais le fait est là qu’à chaque fois les organisateurs de ce concours ont reçu quelques neuf mille poèmes en quinze jours à peine ! Ce qui tendrait à prouver que, contrairement à une idée reçue, le goût pour la poésie est loin d’avoir disparu dans notre société. Il est même peut-être plus grand qu’à d’autres moments. Beaucoup de jeunes et de moins jeunes, hommes et femmes, éprouvent le besoin de cette forme particulière d’usage du langage, à la fois sérieux et ludique, artificiel et vrai, sensible et sensé. Dans un monde dominé par la langue de bois de la soi-disant « communication », la poésie apparaît peut-être comme une manière de parole authentique, à la fois personnelle et partageable, singulière et universelle.

Dans le même temps, à chaque fois ce concours m’a donné à voir l’écart qui existe entre l’idée que le public se fait de la poésie et la poésie telle qu’elle s’écrit et se publie aujourd’hui. Sans doute est-ce dû au fait que la plupart de ceux qui écrivent de la poésie en amateur en lisent finalement peu. Sans doute imaginent-ils souvent que lire les contemporains n’est pas indispensable ; la poésie, dans l’esprit de beaucoup consistant simplement à dire « ce qu’on a sur le cœur »… De plus, peu d’efforts sont faits pour faire mieux connaître les auteurs contemporains. Cela tient à tout le fonctionnement de la machine médiatico-culturelle… Mais cela tient peut-être aussi à ce que « l’offre » poétique, (pour user du vocabulaire de « l’économie de marché » qui n’est pourtant pas ma tasse de thé) est très décalée par rapport à la « demande »…

J’en ai fait souvent l’expérience. Choisir des textes de contemporains sur des sujets très divers (qui sont ceux de la vie commune) n’est pas toujours facile. Tout simplement parce que, très souvent, le seul sujet de la poésie est la poésie. Pour beaucoup le poème est une affaire purement interne au langage.

Cela renvoie à la question qui a été à plusieurs reprises soulevées dans ces colonnes du rapport au réel. L’un des mérites essentiels de ce journal, à mes yeux, est d’ailleurs d’avoir rendu possible, à nouveau, l’expression d’une réflexion et d’une discussion publique sur les enjeux et les destinées de la poésie. Et sur ce point, il y a matière à discussion.

Le poète est à sa façon un « Anti-Platon », pourrait-on dire en reprenant la formule par laquelle Yves Bonnefoy lui-même ouvrait Douve… C’est-à-dire qu’il est du côté de la présence au monde, du côté du sensible et du concret et qu’il ne peut séjourner uniquement dans le ciel des Idées abstraites. Mais une fois ce choix affirmé, tout reste à faire, et il y a souvent loin de la coupe aux lèvres. Car de quel réel parle-t-on et quel rapport entretient-on réellement avec lui ? Souvent, c’est un réel bien évanescent, quand il n’est pas réduit en fragments privés de tout sens.

Je partage l’appel de Jacques Darras à une poésie capable de se saisir du réel à bras-le-corps. A condition que se saisir du réel ne signifie pas s’y soumettre. Sous peine de platitude. Ce qui arrive souvent… Si la poésie abstruse ou éthérée est menacée par la vanité, la poésie du quotidien qui en reste au quotidien montre aussi ses limites. Et il n’est pas sûr qu’elle puisse enthousiasmer. (C’est un peu comme pour l’Europe… qui s’enthousiasme vraiment pour « l’Europe du libre échange » ?) Il y a quelques jours, lors d’une soirée à Saint-Etienne, une dame m’a dit attendre de la poésie qu’elle l’aide à s’évader… Pourquoi pas. Toute la question est alors d’organiser des évasions vraiment libératrices… Pour ma part, il me semble que la poésie la plus forte est celle qui parvient à être à la fois réaliste et irréaliste. Celle qui se coltine au réel non pas pour l’accepter tel quel mais pour le transformer. C’est bien là la force de Whitman. Il chante le monde avec vigueur, mais il porte aussi au cœur du monde un rêve actif, celui d’une vie fraternelle.

Ainsi peut-on imaginer que la poésie (cette parole intime) puisse devenir, sans être pour autant « fille publique », parole « d’utilité publique ».

 

 

Solstice d’hiver

Dimanche 23 novembre 2008

Je suis entré dans la Banque

du Solstice d’hiver

en criant : Joseph Staline

Bon anniversaire !

 

Ceci est un hold-up.

Tout le monde à terre!

Aujourd’hui, c’est l’argent qui

m’intéresse, pas les gens.

 

Serait temps de braquer les banques,

elles nous serrent tous à la gorge.

Dites-donc ! là-bas, j’espère que vous écoutez.

Ceci est une révolution.

 

poème de Jack Hirschman, traduit de l’américain par G. B.Vachon, in « Je suis né assassiné », le dernier recueil de Jack Hirschman publié au Temps des Cerises, en coédition avec la maison de la Poésie Rhône Alpes.

 

Jack Hirschman

Vendredi 21 novembre 2008

le poète américain Jack Hirschman, de San Francisco, sera demain à Paris. 

Dimanche, il fera une lecture à la librairie anglo-américaine du quartier latin :  » Shakespeare and Co ».

Et lundi, nous le recevrons dans le nouveau lieu du Temps des Cerises à Paris, 13, rue d’Eupatoria, métro Ménilmontant, à la  » Cerise au bec ».

à 18 h30.

A cette occasion, nous présenterons son nouveau recueil en français « Je suis né assassiné », traduit de l’américain par G. Vachon.

(le Temps des Cerises a publié deux autres recueils de ce poète : j’ai su que j’avais un frère et Arcanes, en édition bilingue)

A bientôt !

francis

Merveille

Mardi 18 novembre 2008


Si vous rencontrez

une licorne

ailée

en train de boire

l’eau

d’une fontaine publique

dans Paris,

ne vous étonnez pas ;

c’est qu’elle a soif.

Maram Al-Masri, « Je te regarde » (éditions Al Manar)

Lundi 17 novembre 2008


Maram al-Masri avait déjà attiré l’attention par la publication de son livre précédent en français, Cerise rouge sur un carrelage blanc, (en coédition Phi / Les Ecrits des Forges). Traduits en neuf langues, ses poèmes ont su toucher le cœur de nombreux lecteurs, hommes et femmes. Sa poésie possède en effet ce don, finalement très rare dans la poésie d’aujourd’hui, qui est d’émouvoir. Chacun de ses brefs poèmes, dit sur le ton de la confidence, livre un secret qu’elle nous donne à partager. Elle crée une intimité avec son lecteur en lui faisant part avec à la fois audace et pudeur des instants fugitifs, des moments de bonheur et d’angoisse qui forment la trame de sa propre vie, et nous entraîne sur les sentiers d’une réflexion amoureuse ininterrompue. Ecrits avec beaucoup d’art et de justesse (mais un art qui a ce grand mérite de ne pas poser ni peser), ses poèmes sont d’abord vécus, ce qui leur donne cette spontanéité, cette fraîcheur et cette vérité qui nous touchent. Mais ils nous touchent car l’écriture fait mouche. L’œuvre de papier est une œuvre de chair.

Son nouveau recueil, Je te regarde, (joliment édité par Al Manar, avec de très beaux dessins de Youssef Abdelké) renouvelle ce miracle simple de la poésie vraie et en même temps montre que l’auteur élargit, ou plutôt approfondit son propos. Cette fois, la voix du poète se dédouble. Deux femmes se rencontrent dans un train, l’auteur (dont les interventions sont typographiées en romain) et une « petite putain », et toutes deux parlent de l’amour, des hommes, du désir, du plaisir d’être regardée et de la crainte d’être abandonnée, de l’angoisse de la perte et de la vie qui s’en va et que le poème retient par la manche. Pourquoi « petite putain » ? Parce qu’elle suscite le désir et donne de l’amour, sans elle-même désirer toujours ni aimer ? Ou peut-être aussi parce que par-delà ce terme insultant de « putain », l’auteur nous fait découvrir avec tendresse qu’il y a là d’abord un être humain, doué de cette faculté proprement humaine qui est la capacité d’aimer ? Mais très vite il apparaît que ces deux voix distinctes sont liées, peuvent d’échanger et même n’en font qu’une. « On a plusieurs visages / sur les épaules, / sur ses papiers d’identité / ses photos souvenirs. ». C’est par ces vers que débute le livre. Et tout de suite la deuxième voix nous dit qu’  « Il y a toujours / quelqu’un qui nous ressemble, / quelque part ». Jeux de masques . Sans doute, mais qui est le jeu de la vérité. Je crois pour ma part que le meilleur de la poésie d’aujourd’hui conduit à nous interroger justement sur ce qu’est l’identité, à refuser de se laisser enfermer dans quelque conception « identitaire » que ce soit, d’identité univoque, pour percevoir que nous sommes multiples, et, en définitive, pas si étrangers que ça les uns les autres. (Peut-être une nouvelle notion de l’identité, une nouvelle figure de la subjectivité se joue-t-elle dans cette poésie d’aujourd’hui qui consiste à découvrir et sentir que Je est tous les autres). L’air de rien, avec les atours d’une grande simplicité (la robe même de la nudité) cette poésie va profond.

On sent d’ailleurs que les larmes ne sont jamais loin. Remonte à la surface du poème le drame du désamour, l’image de la femme enfermée comme une étrangère dans sa propre maison, en compagnie d’un homme qui a des bras mais n’embrasse pas. « L’épouvantail / a trompé / mes oiseaux ». Mais aussi, plus généralement, la hantise de l’éloignement, de la disparition, du départ qui crée une fringale de tendresse et peut vous rendre sentimentalement « boulimique ». « Comme un pauvre qui mange / à satieté, / de peur du lendemain / où il n’aura plus rien, // Je te regarde / dans mon giron… »

Les poèmes de Maram al-Masri s’inscrivent en faux contre l’idée aujourd’hui répandue qu’on ne peut pas faire de la poésie avec des sentiments. Bons ou mauvais. Chez elle, la poésie est au contraire le langage du sentiment. Qu’ils soient purs ou impurs, l’écriture les purifie et en descendant dans les profondeurs, elle sauve, elle redresse, elle élève.

Mais poésie des sentiments, elle ne verse pas dans le sentimentalisme ni la mièvrerie. Toujours, le concret, la vie réelle, l’humour font contrepoint aux larmes que l’on sent aux bord des paupières. Avec des poèmes gentiment moqueurs, comme celui-ci :

 

Je te supplie

d’arriver…

J’ai commandé une tasse de café

et

craignant d’être en retard

j’ai oublié

mon porte-monnaie…

 

L’auto-dérision a ici sa place. On ne se prend jamais trop au sérieux ; ce qui est la seule attitude vraiment sérieuse.

Il y a là beaucoup d’intelligence et de vitalité. Avec un sens du jeu qui est précieux, car c’est par lui que nous devenons humains et, plus ou moins, civilisés. En tout cas, c’est gra^ce à ce sens du jeu amoureux (dont les poètes courtois du XIIème siècle avaient déjà perçu le secret) que le sentiment se raffine et se cultive. Et que la vie amoureuse devient art de vivre. Comme dans ce très beau poème :

 

Elle a dit :

Faisons semblant de nous aimer,

Dans un semblant de lit,

Où s’uniraient

Un semblant d’homme

Et un semblant de femme,

 

Dont les sentiments

Sembleraient vrais,

En répandant autour de nous

Des roses semblant mortes

Afin qu’elles ne meurent pas…

 

Il y a chez elle, un sens aigu du simple mystère de la poésie. La poésie tient à cette façon de saisir l’insaisissable. À retenir le fugitif… « Elle est comme le goût du café, que l’on cherche à retrouver une fois bu », dit-elle… Mais chez elle, l’ineffable chemine avec la fable. L’imperceptible, avec le sensible. L’indéfini avec le sens, sans quoi toute poésie se condamnerait à un vague murmure sans effet. Alors que là, qu’elle soit triste ou gaie, elle produit de la joie et un surcroît d’amour.

Poésie lyrique, car entièrement amoureuse, la poésie de Maram Al-Masri a aussi sa dimension « politique », au sens où les rapports hommes / femmes, rapport de séduction, de domination, d’égalité parfois sont toujours des rapports politiques. Sans doute, les plus fondamentaux dans toute société. De cette poésie, on a pu dire qu’elle n’était pas « féministe »… C’est que l’idée que l’on se fait en ce moment du féminisme est souvent bien caricaturale, comme si le féminisme consistait à ne pas aimer les hommes… Mais à mes yeux, cette poésie est, sans proclamation, une poésie profondément féminine et féministe au sens où elle est affirmation naturelle du droit de la femme à la vie, à la liberté, au respect et au plaisir en même temps. C’est une poésie du désir et de la dignité de vivre. Cette affirmation a d’autant plus de force qu’elle vient d’une femme arabe, d’origine syrienne, et qui écrit en arabe. Mais il est évident que ce qu’elle dit ne concerne pas que les femmes du monde arabe et musulman. En occident aussi, en occident surtout, peut-être, l’amour est à libérer.

 

(publié dans « Aujourd’hui poème »)

Jean Ristat Le Voyage à jupiter et au-delà. Peut-être

Lundi 17 novembre 2008

 

Jean Ristat vient de se voir décerner le prix Mallarmé. Francis Combes avait consacré un article, dans Aujourd’hui poème, à l’avant dernier de ses livres, paru aux éditions Gallimard.

 

Alors qu’une grande partie de la poésie française d’aujourd’hui paraît déchanter, Jean Ristat ose le chant. Et dès le premier vers, il l’annonce : « Je chante ce que personne encor n’a chanté »… Son vers, alexandrin brisé, avec ses enjambements bizarres, quasi-mécaniques, remet en mouvement toute une musique d’orgue de barbarie de la poésie française et la renouvelle en même temps. De même fait-il avec l’ancien attirail poétique des images et des métaphores. Chez lui la « lune à côté / Dans la chambre comme une mariée » peut enlever son voile, et l’image ancienne est à nouveau nouvelle… Car la poésie est une vielle lune qui a toujours pour nous les charmes d’une jeune mariée. Et la lune est toujours notre première étape dans le voyage vers l’empyrée… Depuis « L’Ode pour hâter la venue du printemps », de livre en livre, Jean Ristat nous fait la démonstration que le romantisme n’est pas un mouvement littéraire, circonscrit dans le temps et dans l’espace, mais une faculté de l’esprit et de l’art, cette inguérissable aptitude à aimer le monde et à ne pas s’en satisfaire, la nostalgie non pas seulement du passé mais de l’à-venir, voire de l’impossible. Dans le théâtre poétique de Jean Ristat les dieux (qui connaissent de nos jours un inquiétant retour de flamme) sont irrémédiablement mortels. Ils n’en finissent pas de descendre leur pente, du haut de l’Olympe jusqu’au milieu du carnaval terrestre. « .. voici les dieux clopin-clopant dans / Le saloon d’un nébuleuse… »  Ils s’agitent dans les cintres, comme des marionnettes et des pantins. Mais les hommes tardent terriblement à prendre leur place.

Le voyage vers jupiter (sans majuscule) et au-delà. Peut-être… n’est pas sans rapport (intime) avec la tentative de ceux qui voulurent « monter à l’assaut du ciel », car poètes ou révolutionnaires, c’est toujours de cela qu’il s’agit : ne pas renoncer au rêve. « Ô quel entêtement au bonheur et pourtant / Voici le temps de la grande désespérance ». Jean Ristat chante le désenchantement en même temps que le refus de s’y résoudre. C’est de l’histoire avec un grand H, qu’il s’agit en filigrane. Et aussi de l’histoire individuelle, de l’âge et du temps qui passe. «  Nulle armure pour le temps pas même l’amour / Et comme il me possède et me fuit… »

Sur la chair de ce chant de haut vol, l’histoire la plus immédiate imprime la marque de ses ongles et le poète ne démissionne pas de son devoir d’homme qui est d’essayer de comprendre son temps, pour aider à le changer peut-être. Et ne pas trahir la beauté.

 

«  Des enfants le feu aux voitures pour allu

Mer les étoiles comme boulets de canon

 

Le vide dispute à l’illusion son règne

Et ceux qui n’ont pas de nom vous saluent et crachent

Dans les banlieues assiégées les clowns ne font

 

Plus rire où sont les poings levés les drapeaux rouges

La révolution se porte à la boutonnière

L’époque à le vin triste et l’espoir fuit comme une

 

Courtisane décatie à son tiroir-caisse »…

 

Mais le « poète à la jambe de bois’ » et à l’espoir estropié, continue de danser et de rire « à la pointe de la vague ».  Derrière le pli un peu amer du sourire désabusé, sous le rictus du désespoir, perce toujours l’élan juvénile de l’enthousiasme, qui définit non pas le poème mais la poésie, cette façon de chanter sans pudeur, ce refus de mettre le pied sur la gorge de son propre chant, ce besoin d’aimer qui vous redonne le goût de vivre et vous pousse vers l’avant. « Un rêve longtemps m’a possédé qui me reprend »… et le dernier vers : « Ah ! si je ne t’aimais pas parlerais-je encore ». Un des plus beaux livres de poésie lus depuis longtemps.

Sélénites et Terriens

Dimanche 16 novembre 2008


Assis au milieu des nuages

les brillants et efficaces hommes d’affaires de la galaxie financière

achètent et revendent des châteaux en Espagne,

tirent des plans sur la comète

et prennent des options sur les futurs bénéfices

dans la production industrielle

des croissants de lune…

Mais, quand leurs édifices au milieu des étoiles

s’effondrent comme châteaux de cartes

et qu’il faut passer à la caisse,

ils se tournent vers les peuples,

ces doux rêveurs,

qui vivent et travaillent ici-bas, sur la Terre

pour les faire payer.

Poésie dans le Métro

Mardi 11 novembre 2008

fairepart.jpg

Mystère Villon

Lundi 10 novembre 2008

 

 

 

 

 

villon.jpg

 

Il y a un mystère Villon. Ce poète dont la figure domine notre poésie est à la fois le plus familier, le plus « fraternel », et le plus étranger qui se puisse imaginer. Plus de cinq siècles après qu’il a vécu ses vers continuent de nous parler avec une grande vigueur, comme s’il nous était très proche et pourtant nous ne sommes pas certains de bien les comprendre.

Plusieurs événements peuvent aujourd’hui relancer l’intérêt pour Villon. La Bibliothèque historique de la Ville de Paris vient de  lui consacrer une exposition, sous le titre « Villon poète de Paris », qui a donné lieu à la publication d’un intéressant catalogue comportant des études de Jean Dérens, Jean Dufournet et Michael Freeman, des extraits de l’œuvre et une sélection de l’abondante iconographie qu’elle a inspirée, depuis la première édition de Pierre Levet, en 1489. D’autre part, de nouvelles éditions ont paru parmi lesquelles il en est  deux qui ont retenu mon attention et ont à la fois éclairé et renforcé à mes yeux le mystère Villon. L’une (chez Honoré Champion, 2004) est due à deux universitaires suisses, Jean-Claude Mühlethaler et Eric Hicks, l’autre, de Thierry Martin, publiée pour la première fois en 1998 chez Mille et une nuits, présente les « Ballades en argot homosexuel de Villon ».

Le texte principal du petit et du grand Testament, ainsi que des Ballades et poésies diverses, a depuis longtemps fait l’objet de très nombreuses études, grâce auxquels on comprend à peu près de quoi il retourne. (La compréhension n’est évidemment pas la seule clef du plaisir poétique, on peut goûter un texte dont le sens vous échappe et c’est un peu le cas avec Villon, comme c’est le cas avec pas mal de nos contemporains… mais comprendre ce dont le poète parle ne gâche pas le plaisir, cela peut au contraire l’accroître). Les commentateurs de Villon sont nombreux. L’un des premiers et des plus célèbres fut Clément Marot qui réédita ses œuvres, à la demande de François 1er, en 1533. Marot, moins de cinquante ans après la disparition de Villon, s’appuyant sur ses connaissances et le témoignage de quelques vieux Parisiens s’efforçait déjà de rendre le texte moins obscur et de le dégager des fautes apparemment nombreuses de la première édition. « Entre tous les bons livres imprimez de la langue Françoise, écrivait-il dans sa préface, ne s’en veoit ung si incorrect ne si lourdement corrrompu que celuy de Villon ; et m’esbahy (veu que c’est le meilleur poete Parisien qui se treuve) comment les imprimeurs de Paris et les enfans de la ville n’en ont eu plus grand soing. » Nombre de ses notes et explications nous sont d’ailleurs toujours utiles.

Après lui, notamment depuis le XIXème siècle et la redécouverte du Moyen-Age par les romantiques, beaucoup se sont attachés à relire Villon, tels Hugo (qui s’en inspire pour son personnage de Gringoire dans Notre Dame de Paris), Theophile Gautier, Théodore de Banville (qui a refait la Ballade des pendus), Paul Valery ou Marcel Schwob…

Mais bien des points nous restent à éclaircir.

A commencer par le nom même de notre poète. Sans céder au fantasme littéraire récurrent qui fait déclarer à certains qu’Homère ou Shakespeare n’ont  jamais existé  et ne sont que des noms apocryphes donnés à des œuvres fondatrices, une certaine incertitude demeure quant à son identité… Villon a bel et bien existé, mais qui était-il ? François Montcorbier ? Des Loges ? Mouton ?  Selon plusieurs des noms cités dans ses propres vers ou dans des documents d’époque. Le nom de Villon était en fait celui de son  père adoptif, Guillaume Villon le chapelain de Saint-Benoît-le-Bétourné, qu’il l’aurait repris par hommage. Mais on murmure maintenant que ses rapports avec ce « protecteur » étaient plutôt ambigus, ce « plus que père » « plus doulx que mère », ayant peut-être eu des penchants pédophiles. Dans le même temps Villon sonne curieusement comme un nom de plume prédestiné. J. C. Mühlethaler y voit une antithèse entre François (le Français et l’homme « franc », c’est à dire libre) et Villon où il entend l’écho de « vil homme », le voyou, le futur condamné à être « occis par justice »…

Alors qu’il est sans doute le premier poète à avoir fait de son œuvre le « journal de bord de sa propre vie », à la fois aveu et plaidoyer (ce qui le fait passer à nos yeux pour l’initiateur du lyrisme personnel), sa biographie est pleine de lacunes et se prête toujours à l’invention de romans. On ne sait pas grand chose de ses origines et rien de sa fin. On perd en effet sa trace après que le Parlement l’eut banni pour dix ans de Paris en 1463. Selon Rabelais, dans le Quart livre, il aurait vécu retiré et aurait même, « sus ses vieulx jours », monté une représentation de la Passion. Pour d’autres, il est mort peu après son bannissement, des suites des mauvais traitements infligés en prison…

Villon est un poète familier mais aux identités multiples dont la personnalité n’est pas facile à saisir : moqueur et sincère, lyrique et satirique, gouailleur et douloureux, jouisseur et repenti, croyant et mécréant, voyou et philosophe, escolier blagueur et maître en rhétorique, habitué des tavernes et des bordels et reçu à la cour de Charles d’Orléans, jeune homme farceur et « vieux synge » tragique, amoureux éconduit qui ne cesse de médire de l’amour… Poète de la bonne vie, le personnage des « franches repues », est en même temps le poète de la conscience du malheur, de la pauvreté, de la vieillesse et de la mort. Villon nous échappe. Jongleur, il s’en tire toujours par une pirouette ou un jeu de mots, il est en fait aussi divers que peut l’être la vie. Sa poésie qui est largement une poésie « de circonstances » fait de plus allusion à des faits et des personnages connus sans doute de ses contemporains (et de ses auditeurs car ces textes semblent souvent faits pour la lecture publique, voire le théâtre), mais que nous avons oubliés.

Si l’on a réussi cependant à retrouver la trace d’une grande partie des dédicataires de ses legs incongrus et à double sens, qui sont souvent des cadeaux empoisonnés à des amis ou des ennemis, il y a une partie de son œuvre qui résistait aux interprétations : les célèbres ballades en jargon.

Il était depuis longtemps établi que ces ballades avaient été écrites dans l’argot des « coquillards », ou « compagnons de la coquille », cette bande de malfaiteurs à laquelle Villon paraît s’être acoquiné et dont les archives judiciaires de l’époque relatent certains exploits accomplis notamment dans la région de Dijon, vers 1453. Mais, malgré les travaux de savants professeurs, le sens de nombreux passages de ces ballades n’avait rien d’évident. De récentes traductions ont relancé la controverse. Après Pierre Guiraud, qui avait attiré l’attention sur l’argot érotique et sa trace dans l’œuvre de Villon, Thierry Martin livre une traduction en argot moderne selon laquelle il s’agirait de ballades d’inspiration clairement homosexuelle. Selon lui, l’argot utilisé n’est pas tout à fait celui des coquillards. Ni même le jobelin, qu’utilisaient certaines troupes de théâtre que Villon aurait pu fréquenter, mais le « brief langage » utilisé notamment par les prostituées. Si les allusions à l’homosexualité sont visibles dans d’autres parties de son œuvre, elles paraissaient plutôt ambivalentes. Que Villon ait vraiment été homosexuel n’est pas du tout impossible. Il semble que le XVème siècle se soit montré un peu plus tolérant que le suivant  à l’égard des « sodomites » et bien des éléments dans la vie des étudiants et prêtres de l’époque pouvaient incliner à recourir aux amours masculines. Mais l’image de Villon, familier des prostituées, amant de la grosse Margot, coureur de filles et trousseur  de jupons qu’a transmise la tradition, en est évidemment bouleversée. Encore que l’un n’empêche pas obligatoirement l’autre…

L’écart entre les interprétations est assez sidérant. Pour les uns, le fond de ces textes évoque les voleries et mésaventures des coquillards, pour d’autres, il relève du vocabulaire érotique le plus cru, et paraît désigner un jeu homosexuel dans lequel toute l’affaire est de sodomiser sans se faire sodomiser !

La ballade I, par exemple, commence par des deux vers suivants :

« A Parouart, la grant mathe gaudye,

Ou accollez sont dupes et noirciz ; »

L’un (Eric Hicks) traduit : « A Paname, on s’éclate sur le grand gibet / où les caves sont pincés et bronzés »… Tandis que l’autre (Thierry Martin) lit : « Dans un fessier gode le grand mât / où les dupes sont empalés et encrottés »… Et la suite à l’avenant.

Ainsi le refrain de la même ballade (« Eschec, eschec pour le fardis ! ») chez l’un devient : « Décampez, décampez et gare à la corde » ; et chez l’autre : « gare, gare  à votre derche ! »

On reste rêveur… A lire ces traductions, le soupçon vous prend que ni l’un ni l’autre n’ont tout à fait tort ni tout à fait raison. Ou plutôt que leur tort est que malgré leurs savants efforts, ils échouent à rendre le double sens et le double jeu des vers supposés de Villon et dont le reste de son œuvre donne de très nombreux exemples. Du coup, ils passent assez à côté de sa dimension proprement poétique.

On comprend aisément cet embarras quand il s’agit de reconstituer à des siècles de distance des expressions d’argot. Imaginons un éminent linguiste qui, dans cinq siècles, se pencherait sur le vers suivant : « Le con s’est fait baiser » (encore qu’il ait peu de chances de rencontrer une expression aussi triviale dans le poème d’un de nos contemporains…). S’il traduit «  le vagin a été pénétré », il sera organiquement dans le vrai. Mais il aura tout faux. Gageons qu’il se passe là quelque chose qui ressemble à ça.

En fait, on aimerait bien tomber sur ce diable de Villon, à un coin de rue aujourd’hui dans Paris, par exemple du côté de la rue de la Grande truanderie, pour l’entraîner prendre un verre et tirer ces affaires (et quelques autres ) au clair. Mais c’est improbable… Nous devons rester avec nos questions et peut-être ne jamais savoir qui fut le « vrai » Villon, tant il apparaît que son visage change au cours des siècles, selon les préoccupations du moment. Nous regardons toujours Villon dans notre propre miroir.

Reste que malgré ces mystères (et pour partie à cause d’eux) Villon continue de nous toucher.

Villon est sans doute le premier et le plus grand de nos poètes de la rue. La nature chez lui n’a aucune place. Il est définitivement urbain, citadin et parisien.

Dans son anti-lyrisme même qui le conduit à prendre le contre-pied systématique des figures de l’amour courtois et du Roman de la rose, il est aussi l’inventeur d’un nouveau lyrisme, aux accents plus authentiques.

Poète volontiers grossier, qui chante ce qui est bas, il nous lègue l’antidote toujours nécessaire à la tendance dominante en poésie à l’idéalisation et à la poétisation.

Poète savant qui dialogue avec ses prédécesseurs, (Rutebeuf, Jean de Meung ou Alain Chartier) comme avec ses contemporains, il a aussi introduit en poésie la langue parlée dans la rue (dont certaines expressions vivent encore aujourd’hui). Nombre de ses vers viennent de proverbes (ou le sont devenus) et ceci est la marque de fabrique du poète populaire.

Poète de la vie réelle, de ses joies et de ses plaisirs, il est aussi le poète de la précarité de vivre dans un monde où «  vivre aux humains est incertain » et en cela il nous parle de la façon la plus intime. Villon est toujours des nôtres. 

 

 

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