Les poètes de langue française venus d’autres pays, du Québec, d’Haïti, des Antilles, de Belgique ou d’Afrique, font partie de notre paysage poétique intime. Avec chacun d’entre eux, nous avons une histoire d’amour en commun, non pas avec la même femme mais avec la même langue. Mais cette histoire est à chaque fois différente et différemment vécue.
J’ai eu l’occasion de rencontrer de nombreux poètes francophones et j’ai pu constater que, dans la plupart des cas, leur relation avec la langue française était une relation passionnée, en général, bien plus que pour les poètes de France. Peut-être parce qu’elle est moins naturellement évidente, et plus marquée par les contradictions de l’histoire qui ont fait du français un instrument de domination coloniale, mais aussi un outil d’émancipation.
Il y a quelques années, quand j’étais directeur littéraire des éditions Messidor, j’avais été rendre visite à Léopold Sédar Senghor. Me recevant dans son appartement parisien, il m’avait montré un lutrin, sur lequel reposait une Bible… Et il m’avait précisé que chaque matin il lisait la Bible en grec. (A moi, dont le fait de n’avoir jamais étudié le grec est un des seuls regrets scolaires…) Puis il m’avait fait un discours sur le thème « Si vous n’êtes pas capables, vous les Français de défendre la langue française, est-ce nous les Africains qui allons devoir le faire ? »… Pour cet ancien Normalien, père de la négritude, l’affirmation de l’identité africaine passait par la conquête de la culture du colonisateur. J’ai mieux connu Gaston Miron, qui a laissé dans ma mémoire une empreinte chaleureuse et fraternelle… Je me souviens de repas pris ensemble, dans des bistrots parisiens, où à un certain moment de la conversation, il sortait son harmonica et nous chantait une chanson populaire du Québec, comme celle qu’il m’a chanté, au téléphone, quelques temps avant de mourir, une chanson qui parlait de l’industrie du papier que les USA venaient voler au Canada. Pour lui, l’affirmation linguistique et culturelle était inséparable d’un combat social pour la dignité et la liberté. Contre le colonialisme, sous toutes ses formes… Un jour, nous avons descendu ensemble le boulevard Saint-Michel en discutant du fait que la France, vieux pays colonisateur, était aussi un pays de plus en plus colonisé par l’empire états-unien. Frappé par le nombre d’enseignes en anglais, Gaston s’arrêtait devant chaque boutique et faisait un numéro. De temps en temps, il entrait et demandait, avec son accent où le vent du nord a distendu les syllabes, « Mais dans quel pays sommes-nous donc, ici ? Et quelle langue vous parlez, donc ? »
Pour lui, le français était une langue unique et commune, mais, contrairement à ce que pensent beaucoup de Français de France attachés à une certaine normalité du « bon français », c’était en même temps une langue plurielle et multiple, du fait de ce qu’il appelait les « variances » d’un pays à l’autre.
Je pourrais aussi évoquer les Haïtiens René Depestre ou Jean Métellus, ou des poètes des plus jeunes générations, tels Rodney Saint Eloi et James Noël, que j’ai entendus chanter Jean Ferrat, Léo Ferré et réciter par cœur Aragon, à des milliers de kilomètres de Paris, dans un restaurant de Saint Domingue… une ville dans les rues de laquelle leurs compatriotes sont considérés comme des parias.
Ce qui se joue, à mon avis, dans la poésie francophone d’aujourd’hui, c’est, à travers la multiplicité des écritures et des situations, la complexité des nouvelles figures de l’identité.
Les hommages rendus à Césaire à l’occasion de sa mort ont été l’occasion de revenir sur le sujet. L’affirmation de la négritude a très certainement été une nécessité du combat émancipateur. Mais on comprend que la plupart des écrivains des Antilles aujourd’hui éprouvent le besoin d’aller au-delà, en parlant par exemple de créolité ou de métissage, comme Glissant et Chamoiseau. Car l’identité positive, aujourd’hui, en particulier dans cette période de « mondialisation » uniformisante (et de son corollaire obligé qui est le repli nationaliste ou identitaire) paraît devoir être nécessairement ouverte, multiple, évolutive… La métaphore de l’arbre est toujours féconde. Sans racines, un arbre ne peut pas vivre ni se développer… Et connaître ses racines, voire les inventer, est indispensable ; surtout quand on appartient à un peuple qui a été déraciné. Mais un arbre qui se limiterait à ses racines ne serait pas un arbre. Ce serait au mieux une souche. Un arbre a besoin d’un tronc et de branches, pour pousser le plus haut et le plus loin possible. Des branches forcément accueillantes aux vents et aux oiseaux de passage…
De ce point de vue, il serait intéressant de relire aujourd’hui Bois d’ébène, le beau poème de l’écrivain haïtien Jacques Roumain, qui affirmait déjà, dans les années trente, en même temps que la revendication noire, une vocation à un internationalisme qui allait plus loin.
De même, on pourrait réfléchir aux liens qui nous unissent et nous définissent non seulement par-delà la géographie, mais aussi par-delà le temps. Villon et Charles d’Orléans restent nos bons compagnons… Contrairement à ce qui a pu se passer parfois, la modernité ne consiste pas forcément à oublier l’écho en nous des poètes du passé. Et vouloir à toute force être radicalement nouveau et original. Quitte à en perdre l’air et la chanson… Mais peut-être plutôt à essayer de faire vivre en poésie une sensibilité et une conscience d’être humain d’aujourd’hui, avec ce qu’il y a en lui du passé… et sans doute du futur.
La question se pose pour la poésie « savante », mais aussi pour le slam dont le développement manifeste un renouveau inattendu de la poésie populaire. Que des jeunes choisissent pour s’exprimer un mode exclusivement poétique (sans même le secours de la musique) est en soi un fait remarquable et prometteur. Mais pour qu’il tienne ses promesses, le slam doit se garder, comme le rap avant lui, des pièges du marché qui récupère tout et de la démagogie médiatique et officielle qui tend à faire croire qu’on peut être bon poète sans faire l’effort de connaître les poètes anciens et contemporains.
La poésie francophone pose donc des questions au monde. Et le monde pose des questions à la poésie. Par exemple celle-ci : que tout ne se joue pas sur le terrain de la culture. Les racines de l’aliénation culturelle ne sont pas culturelles. Vouloir reconquérir sa dignité en se contentant d’affirmer son identité seulement sur un plan culturel, sans poser la question de la dépendance, économique, politique et administrative aboutit semble-t-il à un renforcement de l’aliénation, à un mal être, voire à des formes de « racisme à l’envers » qui relèvent, tout comme l’islamisme, des impasses du « culturalisme », pour utiliser un concept de l’économiste égyptien Samir Amin.
Autrement dit, la poésie peut et doit aussi s’intéresser aujourd’hui à ce qui est hors de son champ habituel. Elle a besoin, pour être pleinement elle-même, c’est-à-dire un acte de langage par lequel s’affirme la beauté de l’être, de sortir de temps en temps d’elle-même, de descendre danss l’arène, de se frotter au « non-poétique », en premier lieu à ce qui lui est naturellement contraire : à l’économie et à la politique.
De ce point de vue, la poésie française de ces dernières années (en France et dans les autres pays francophones) pouvait souvent paraître un peu timide. Mais j’ai l’impression que c’est en train de changer.
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