Le Chili nous hante… hier soir, dans le hall de la mairie de Pantin, plusieurs centaines de personnes étaient réunies pour dire « Adieu » au compositeur Sergio Ortega, ami et compagnon de Pablo Neruda, musicien chilien exilé en France depuis 1973, auteur notamment de « El pueblo unido » et « Venceremos ». Après les discours et les chants, après les dernières notes interprétées par les Quilapayun, a résonné dans ce bâtiment vénérable le cri poignant : « Sergio Ortega… presente ! ». Le même slogan de deuil et de dignité que celui qui s’était fait entendre lors de l’enterrement de Neruda, dans Santiago, depuis quelques jours à peine sous la botte de Pinochet. Et nombreux dans l’assistance furent ceux qui en eurent les larmes aux yeux. Car pour beaucoup d’entre nous le Chili, ce pays inconnu situé dans l’autre hémisphère, fut dans les années soixante-dix comme le mot de passe d’un espoir. Espoir en la possibilité d’une transformation révolutionnaire qui serait pacifique et légale. Puis, à la suite du putsch du 11 septembre 1973, le nom de ce pays longiligne et perdu dans la nuit australe devint à nos yeux synonyme de colère contre la dictature et la barbarie.
Trente ans après le coup d’État de Pinochet, l’opéra que Pablo Neruda et Sergio Ortega avaient composé ensemble, « Splendeur et mort de Joaquin Murieta » a été enfin monté par le Théâtre municipal de Santiago (qui est l’équivalent de notre Opéra) où il a connu un franc succès. Lors de la cérémonie funéraire pour Sergio Ortega (brutalement décédé des suites d’un cancer du pancréas), au milieu des anciens guerilleros et des drapeaux rouges, l’ambassadeur du Chili était venu représenter son pays (où rôde pourtant toujours le spectre de Pinochet…). Et le gouvernement chilien a proposé de prendre en charge le retour de la dépouille de l’exilé à Santiago…
Que l’on me pardonne cette introduction personnelle, mais Sergio Ortega fut mon ami pendant plus de vingt ans. Nous avons beaucoup travaillé ensemble, écrit des opéras, des cantates, des pièces, des chansons… Nous avons beaucoup parlé ensemble. Beaucoup refait le monde… (pas assez, bien sûr…) Et j’ai beaucoup appris auprès de lui. Sergio était un artiste formé par les combats de son peuple pour la liberté. Musicien à la fois savant et populaire, il s’inscrivait dans la lignée de Brecht, Kurt Weil, Eisler. il avait beaucoup appris de sa collaboration avec Pablo Neruda et m’avait souvent parlé de cette expérience. Comment Neruda se méfiait du folklore et de ses formes figées, mais comment il avait le sens du peuple et une haute idée du rôle du poète. Dans certaines circonstances, écrivait-il, le poète doit pouvoir se faire « barde d’utilité publique ».
Ces derniers temps, je me suis replongé dans la lecture de Neruda et je pense que nous n’en avons pas fini avec lui. Il est né le 12 juillet 1904 (on fêtera donc le centenaire de sa naissance l’an prochain). Et il est mort le 20 septembre 1973… neuf jours à peine après le coup d’État qu’il a eu le temps de stigmatiser, dans les dernières pages de ses mémoires, « J’avoue que j’ai vécu »*, écrites alors qu’il était hospitalisé et mourant, Victime lui aussi du cancer.
Pablo Neruda était issu d’un milieu très modeste. Sa mère est morte de la tuberculose alors qu’il était tout jeune. Son père était cheminot. Il vécut son enfance dans le sud du Chili, le pays du froid et de la pluie. Le contact avec cette nature forte et dramatique l’a profondément marqué et a sans doute laissé en lui cette empreinte de romantisme irréductible dont il ne s’est jamais complètement départi. « La nature me donnait une sorte d’ivresse », écrit-il dans ses mémoires. C’est à son contact, en entendant le chant de la rivière, en se plongeant dans la profondeur des forêts, qu’il a dû éprouver à la fois cet accord avec l’univers, et en même temps ce sentiment irrépressible de débordement de l’être, d’ « enthousiasme » au sens propre du terme devant ce qui vous dépasse, qui pousse souvent à écrire et parfois même à devenir poète. Claude Couffon vient de traduire en français le grand volume des poèmes inédits de jeunesse de Pablo Neruda qui a été récemment retrouvé et publié en espagnol : les Cahiers de Temuco**. Il s’agit de cahiers que le jeune Neruda remplissait de poèmes (au rythme quasiment d’un par jour) alors qu’il avait entre seize et dix sept ans et qu’il confiait ensuite à sa sœur. Cinquante ans plus tard, comme sa sœur les lui montrait, il écrivait : « En les lisant, j’ai souri devant la douleur enfantine et adolescente, devant le sentiment littéraire de solitude qui se dégage de toute mon œuvre de jeunesse. L’écrivain jeune ne peut écrire sans ce frisson de solitude, même imaginaire, de même que l’écrivain mûr ne fera rien sans la saveur de la compagnie humaine, de la société ». Il résumait ainsi le parcours d’une vie et d’une œuvre. Il est vrai qu’à lire aujourd’hui ces poèmes de jeunesse du Neruda qui n’est pas encore Neruda, on est frappé par leur spleen, leur accent désespéré. On sent bien sûr les premières influences du jeune poète ; singulièrement l’influence de la poésie symboliste française… Par exemple, l’écho inattendu d’un poète comme Lorrain. Mais d’autres, aussi. Il y a même un poème qui débute par « La chair est triste… ». Mais on ressent aussi le tourment universel de l’adolescent qui s’ennuie dans sa ville de province et attend l’Amour, la Femme, la vraie Vie, qui, par définition, est ailleurs. Ce qui frappe aussi, c’est déjà le souffle, la générosité de l’inspiration en même temps qu’une conscience aiguë de ce qu’il lui reste à gagner pour devenir le poète que nous connaissons. Alors qu’il n’a que seize ans, il porte un jugement définitif sur son œuvre, qu’il juge ratée, parce que, explique-t-il, il n’a pas su parler des gens ordinaires qu’il croise tous les jours dans la rue ! J’y vois pour ma part une grande leçon esthétique. C’est en effet ce qui vous est le plus proche qui est le plus difficile à conquérir poétiquement. A l’époque, Neruda s’appelait encore Neftali Ricardo Reyes… (C’est pour tromper la vigilance paternelle qu’inquiétait ses premières tentatives littéraires, qu’il prit le pseudonyme de Neruda ; du nom de Jan Neruda qu’il avait lu dans un magazine, alors qu’il ne savait même pas qu’il s’agissait d’un des grands poètes et conteurs de la littérature tchèque). En fait, il lui restait en effet à gagner un pays : le Chili. Il le fit peu à peu. Ses premiers livres : Crépusculaire, Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée*, surtout, puis Résidence sur la Terre *(écrit alors qu’il avait été nommé consul à Rangoon) lui attirèrent vite une belle renommée au Chili et en Amérique latine. Ces recueils, à côté de beaux moments d’exaltation et de joie de vivre, portent l’empreinte de cette nostalgie native, du sceau noir de la solitude dont il retrouvera à plusieurs reprises la mélodie dans ses livres ultérieurs ; accents qui correspondaient sans doute à la sensibilité d’une jeunesse intellectuelle latino-américaine, ailleurs marquée par le modernisme, qui rejetait la réalité qui l’entourait et vivait dans la rêverie de l’Europe. Mais la vie allait se charger de conduire Neruda sur d’autres chemins. Le moment décisif fut sans doute la guerre d’Espagne. A Madrid, il se lia d’amitié avec les poètes de la nouvelle génération d’or espagnole : Garcia Lorca, dont il fut très proche, Rafael Alberti, Miguel Hernandez, Manuel Altolaguire… Il prit fait et cause pour la République espagnole, organisa, notamment avec Aragon, le Congrès des écrivains pour le soutien à l’Espagne républicaine, publia des revues pour la défense de l’Espagne, écrivit un livre superbe, imprimé en pleine guerre civile, sur le front : « L’Espagne au cœur », puis, après la défaite des républicains, fit des pieds et des mains pour sauver des centaines de réfugiés espagnols et leur permettre de s’embarquer pour le Chili, à bord du Winnipeg. Cette bataille qu’il mena avec succès fut de toute sa vie l’un de ses plus grands motifs de fierté. C’est en Espagne que Neruda acquit une conscience politique et devint communiste. C’est aussi en Espagne qu’il trouva les chemins du peuple. « Il n’était pas possible de fermer la porte à la rue, dans mes poèmes », devait-il écrire plus tard. De retour au Chili, il s’installe à l’Ile noire, en face de l’océan, et forme le projet du Chant général* pour raconter l’épopée du continent et de ses peuples. Il se plonge alors dans l’histoire, la géographie, la botanique et entreprend l’une des plus grandes aventures poétiques du XXème siècle. Du coup, sa poésie, tout en conservant l’héritage précieux de Gongora et de l’Espagne, devient profondément américaine. Elle tend à l’espace, à l’illimité, au grandiose et rejoint ainsi l’autre grand barde du continent : Walt Whitman.
Les événements retarderont un temps la réalisation de ce projet. En 1945, il est élu sénateur par les mineurs de cuivre et les ouvriers du salpêtre. Quelques temps plus tard, pourchassé par la dictature de Videla, il doit fuir le Chili et passer clandestinement la cordillère à cheval… Mais c’est dans les conditions épiques de cette odyssée qu’il achève le Chant général.
Poète évidemment très engagé, Neruda nous laisse l’exemple d’une poésie particulièrement libre. Libre parce qu’engagé, pourrait-on dire par esprit dialectique. Ce qui n’est pas complètement faux. Mais l’engagement ne suffit pas à faire que l’œuvre soit libre et libératrice. Chez Neruda, même si la raison a le dernier mot, la « folle du logis » de l’imagination est toujours aux premières loges. « Le poète, s’il n’est pas réaliste, est un écrivain mort », dit-il. Mais il ajoute aussitôt : « le poète qui ne serait que réaliste serait lui aussi un écrivain mort ».
En fait, ce marxiste convaincu (dont on a dit à tort qu’il avait été proche du surréalisme) prône joyeusement une poésie « irréaliste », une poésie qui n’hésite pas à refaire le monde aux couleurs de son désir. Car Neruda est avant tout un grand lyrique.
De lui, comme de mon ami Ortega, j’ai envie de dire qu’il n’a trahi ni l’étoile du peuple, ni celle de la beauté. Ce sont deux étoiles différentes, deux étoiles souvent distantes, mais des plus brillantes. Comme le sont dans notre ciel Mars et Vénus.
* J’avoue que j’ai vécu, éditions Gallimard
** Les Cahiers de Temuco, éditions Le Temps des cerises
Ce n’est pas un commentaire mais une question que j’aimerais poser.
Je voudrais savoir quelle fut la contribution de Sergio Ortega pour le Chant Général.
Sergio a simplement mis en musique certains poèmes du Chant Général de Pablo Neruda comme le testament.