Maram al-Masri avait déjà attiré l’attention par la publication de son livre précédent en français, Cerise rouge sur un carrelage blanc, (en coédition Phi / Les Ecrits des Forges). Traduits en neuf langues, ses poèmes ont su toucher le cœur de nombreux lecteurs, hommes et femmes. Sa poésie possède en effet ce don, finalement très rare dans la poésie d’aujourd’hui, qui est d’émouvoir. Chacun de ses brefs poèmes, dit sur le ton de la confidence, livre un secret qu’elle nous donne à partager. Elle crée une intimité avec son lecteur en lui faisant part avec à la fois audace et pudeur des instants fugitifs, des moments de bonheur et d’angoisse qui forment la trame de sa propre vie, et nous entraîne sur les sentiers d’une réflexion amoureuse ininterrompue. Ecrits avec beaucoup d’art et de justesse (mais un art qui a ce grand mérite de ne pas poser ni peser), ses poèmes sont d’abord vécus, ce qui leur donne cette spontanéité, cette fraîcheur et cette vérité qui nous touchent. Mais ils nous touchent car l’écriture fait mouche. L’œuvre de papier est une œuvre de chair.
Son nouveau recueil, Je te regarde, (joliment édité par Al Manar, avec de très beaux dessins de Youssef Abdelké) renouvelle ce miracle simple de la poésie vraie et en même temps montre que l’auteur élargit, ou plutôt approfondit son propos. Cette fois, la voix du poète se dédouble. Deux femmes se rencontrent dans un train, l’auteur (dont les interventions sont typographiées en romain) et une « petite putain », et toutes deux parlent de l’amour, des hommes, du désir, du plaisir d’être regardée et de la crainte d’être abandonnée, de l’angoisse de la perte et de la vie qui s’en va et que le poème retient par la manche. Pourquoi « petite putain » ? Parce qu’elle suscite le désir et donne de l’amour, sans elle-même désirer toujours ni aimer ? Ou peut-être aussi parce que par-delà ce terme insultant de « putain », l’auteur nous fait découvrir avec tendresse qu’il y a là d’abord un être humain, doué de cette faculté proprement humaine qui est la capacité d’aimer ? Mais très vite il apparaît que ces deux voix distinctes sont liées, peuvent d’échanger et même n’en font qu’une. « On a plusieurs visages / sur les épaules, / sur ses papiers d’identité / ses photos souvenirs. ». C’est par ces vers que débute le livre. Et tout de suite la deuxième voix nous dit qu’ « Il y a toujours / quelqu’un qui nous ressemble, / quelque part ». Jeux de masques . Sans doute, mais qui est le jeu de la vérité. Je crois pour ma part que le meilleur de la poésie d’aujourd’hui conduit à nous interroger justement sur ce qu’est l’identité, à refuser de se laisser enfermer dans quelque conception « identitaire » que ce soit, d’identité univoque, pour percevoir que nous sommes multiples, et, en définitive, pas si étrangers que ça les uns les autres. (Peut-être une nouvelle notion de l’identité, une nouvelle figure de la subjectivité se joue-t-elle dans cette poésie d’aujourd’hui qui consiste à découvrir et sentir que Je est tous les autres). L’air de rien, avec les atours d’une grande simplicité (la robe même de la nudité) cette poésie va profond.
On sent d’ailleurs que les larmes ne sont jamais loin. Remonte à la surface du poème le drame du désamour, l’image de la femme enfermée comme une étrangère dans sa propre maison, en compagnie d’un homme qui a des bras mais n’embrasse pas. « L’épouvantail / a trompé / mes oiseaux ». Mais aussi, plus généralement, la hantise de l’éloignement, de la disparition, du départ qui crée une fringale de tendresse et peut vous rendre sentimentalement « boulimique ». « Comme un pauvre qui mange / à satieté, / de peur du lendemain / où il n’aura plus rien, // Je te regarde / dans mon giron… »
Les poèmes de Maram al-Masri s’inscrivent en faux contre l’idée aujourd’hui répandue qu’on ne peut pas faire de la poésie avec des sentiments. Bons ou mauvais. Chez elle, la poésie est au contraire le langage du sentiment. Qu’ils soient purs ou impurs, l’écriture les purifie et en descendant dans les profondeurs, elle sauve, elle redresse, elle élève.
Mais poésie des sentiments, elle ne verse pas dans le sentimentalisme ni la mièvrerie. Toujours, le concret, la vie réelle, l’humour font contrepoint aux larmes que l’on sent aux bord des paupières. Avec des poèmes gentiment moqueurs, comme celui-ci :
Je te supplie
d’arriver…
J’ai commandé une tasse de café
et
craignant d’être en retard
j’ai oublié
mon porte-monnaie…
L’auto-dérision a ici sa place. On ne se prend jamais trop au sérieux ; ce qui est la seule attitude vraiment sérieuse.
Il y a là beaucoup d’intelligence et de vitalité. Avec un sens du jeu qui est précieux, car c’est par lui que nous devenons humains et, plus ou moins, civilisés. En tout cas, c’est gra^ce à ce sens du jeu amoureux (dont les poètes courtois du XIIème siècle avaient déjà perçu le secret) que le sentiment se raffine et se cultive. Et que la vie amoureuse devient art de vivre. Comme dans ce très beau poème :
Elle a dit :
Faisons semblant de nous aimer,
Dans un semblant de lit,
Où s’uniraient
Un semblant d’homme
Et un semblant de femme,
Dont les sentiments
Sembleraient vrais,
En répandant autour de nous
Des roses semblant mortes
Afin qu’elles ne meurent pas…
Il y a chez elle, un sens aigu du simple mystère de la poésie. La poésie tient à cette façon de saisir l’insaisissable. À retenir le fugitif… « Elle est comme le goût du café, que l’on cherche à retrouver une fois bu », dit-elle… Mais chez elle, l’ineffable chemine avec la fable. L’imperceptible, avec le sensible. L’indéfini avec le sens, sans quoi toute poésie se condamnerait à un vague murmure sans effet. Alors que là, qu’elle soit triste ou gaie, elle produit de la joie et un surcroît d’amour.
Poésie lyrique, car entièrement amoureuse, la poésie de Maram Al-Masri a aussi sa dimension « politique », au sens où les rapports hommes / femmes, rapport de séduction, de domination, d’égalité parfois sont toujours des rapports politiques. Sans doute, les plus fondamentaux dans toute société. De cette poésie, on a pu dire qu’elle n’était pas « féministe »… C’est que l’idée que l’on se fait en ce moment du féminisme est souvent bien caricaturale, comme si le féminisme consistait à ne pas aimer les hommes… Mais à mes yeux, cette poésie est, sans proclamation, une poésie profondément féminine et féministe au sens où elle est affirmation naturelle du droit de la femme à la vie, à la liberté, au respect et au plaisir en même temps. C’est une poésie du désir et de la dignité de vivre. Cette affirmation a d’autant plus de force qu’elle vient d’une femme arabe, d’origine syrienne, et qui écrit en arabe. Mais il est évident que ce qu’elle dit ne concerne pas que les femmes du monde arabe et musulman. En occident aussi, en occident surtout, peut-être, l’amour est à libérer.
(publié dans « Aujourd’hui poème »)
Maram Al Masri en résidence actuellement à la Maison de la Poésie de Rennes, un vrai plaisir à écouter lire ses mots durs avec la distance du sourire.
Merci pour votre action pour la poésie.
à bientôt