D’Anacréon à Ronsard, en passant par Li Taï po ou Omar Khayyam, la poésie bachique, (de Bacchus), qui chante les joies du vin (et ses peines) a une grande tradition, notamment en France. Mais il semble qu’en cette époque de retour à l’ordre moral, (sous l’effet sans doute de l’obsession sécuritaire et de la dictature généralisée du « principe de précaution ») cette tradition soit aujourd’hui menacée d’extinction… A part quelques heureuses initiatives, comme la parution, il ya quelques années d’un florilège sur les poètes et le vin aux éditions Obsidiane. Pourtant, écrire sur le vin, c’est écrire sur le plaisir et le travail, la liberté et la contrainte, l’ivresse et la sagesse, la vie et la mort… Il se pourrait donc que défendre la poésie bachique devienne aujourd’hui une nécessité poétique, voire peut-être politique. Ayant planté quelques pieds de vigne de sauvignon dans le Sancerrois, il y a maintenant une quinzaine d’années, et produisant chaque année une centaine de bouteilles, j’écris un quatrain destiné à l’étiquette de l’année… Au fil des ans s’est ainsi constitué un recueil de 101 quatrains bachiques dont j’offre bien volontiers à qui le veut un premier verre…
Le vin des hirondelles
Déjà Anacréon et Alcée…
Entre deux belles, le front ceint de roses, au banquet,
Anacréon disait : Avec modération
Buvons, goûtons la vie et la conversation,
Avant qu’en poussière la mort nous ait tous changés.
*
De l’homme dégarni qui joue les galants
Déjà les belles se moquaient… Et pourtant
Près de sa fin, tout homme aime sentir en lui
Qu’il n’est pas mort ; qu’il désire encore ; qu’il vit.
*
Horace
A Tibur, loin des honneurs et des charges,
De temps en temps, inviter un ami,
C’est là la vie simple que peut apprécier
Celui qui connût les honneurs et les charges.
*
Horace, qui fus fils d’esclave affranchi
Tu as connu l’amitié des plus grands
Et tout en vivant dans leur compagnie
Toujours tu t’es voulu indépendant.
*
Tu sais qu’en toute chose il faut garder mesure ;
Qu’il n’y a pas de plaisir sans un peu de vertu…
Mais que dans la vertu, il ne faut pas d’excès.
C’est de toi que nous vient cette idée du bonheur.
En pensant à Omar Khayyam
Le temps est un vin qui sans fin s’enfuit ;
En vain tente-t-on de le retenir.
Mais à boire de bon cœur, à planter et produire,
Tout en vidant ta coupe, sans fin tu l’emplis.
*
« Comme un verre qu’on vide, toute chose passe
Aux biens terrestres ne t’attache pas… »
Répète le sage, le verre à la main,
Qui hume, en buvant, sa vie comme un vin.
*
Le verre tombé à terre s’est brisé.
« C’est promesse de bonheur », disent les gens.
Car cette coupe si souvent brisée
Toujours se reforme et nous y buvons…
*
Notre vie est un verre que l’on boit d’un trait.
Dans la gorge, on ne peut arrêter le vin
Qui passe et disparaît. Tout regret est vain.
Prends ton verre et bois à petites gorgées…
*
Abu Nuwas
Caresser le cul des cruchons, des échansons…
Vider des flacons, remplir des jeunes gens,
Flatter, faire l’insolent, le joueur, le rieur,
Ainsi passa ta vie, amant et garnement.
*
Fréquentant tard le soir les tripots mal famés
Dans le quartier chrétien, avec ses camarades,
Le poète insouciant de plaisir affamé
Savait-il qu’il œuvrait pour la gloire de Bagdad ?
*
Mauvais musulman et mauvais mécréant
Tu aimais à traîner les tripots, les bordels
Où le vin coule à flots, où les filles sont belles
Tout comme au paradis, là-haut, des houris…
*
À Li Tai Po
L’ami Li Tai Po, dit-on, s’est noyé
Une nuit qu’il avait sans doute trop bu
Sur sa barque, ayant voulu embrasser
Le reflet blanc de la lune toute nue.
*
Divin buveur de vin, quelle punition !
Tomber à l’eau et s’y noyer… c’est bête !
Pêcheurs de lune, Ah ! Parfois les poètes
Sont trahis par leur imagination.
*
Je crains qu’au Ciel s’ennuient les Immortels.
(Serait-ce la mort qui donne prix à la vie ?)
Je ne suis pas contre faire un tour au Ciel,
Mais y trouverai-je les plaisirs d’ici ?
*
François Villon
Si toute chair à la fin doit pourrir
Peu nous chaut, vifs, nous laisser dépérir…
A la taverne, allons lever des pots
Trousser la caille et la grosse Margot.
*
Avec ces grands diables d’écoliers braillards
Tu bois comme un trou à la Pomme de pin…
Bois ! Tu ne sais pas ce que seras demain…
Mort en maraud ? Par la corde ou le poignard…
Ronsard
Poète, tu chemines, énergique et ardent
Le long du gai ruisseau qui court à travers champs
Pour folâtrer à deux sur l’herbe verdelette,
En main une bouteille et un sonnet en tête.
*
Ton page qui te suit porte dans un panier
De fraîches victuailles, fruits, salade, jambons
Et du vin en carafe ; car qui boit doit manger ;
Pour le corps et l’esprit, voilà ce qui est bon !
*
Une troupe d’amis t’accompagne en riant
Bons poëtes françois, cherchant un nouveau chant.
Toi, tu ouvres la voie, et tu bois à la gloire
De leur constellation dans le ciel de l’Histoire.
*
Baudelaire
Vin des amants, vin des assassins…
Mon vieux frère, esthète et égoïste,
Tu avais, je le crains, le vin triste ;
Mais le préférais au chanvre indien.
*
Tu as beau à mes yeux, Baudelaire,
Etre un peu surcoté, et j’ai l’air
De ne guère t’aimer, mais je conviens
Qu’au moins tu n’as pas médit du vin.
*
Verlaine et Rimbaud
Saturne en a un coup dans l’aile
Son âme est au septième ciel
Mais son corps, ivre et lamentable
Malheur, a glissé sous la table…
*
Un coup dans l’aile ou dans la lune…
Les voies du ciel sont pénétrables.
On fait des vers… c’est pour des prunes ;
Satan est un ange adorable…
*
Un œil pâle, langoureux et vert
Te regarde au fond de ton verre…
Est-ce l’absinthe ou bien l’absente
Qui t’entraîne au fond et te hante ?
*
Apollinaire
Les artilleurs d’azur partent en campagne
Marchant sous le ciel, dans les feux d’artifice
Sans tirer de coups ; Ô le vain champagne !
Et Guy va rêvant, tendres amours et vices…
*
Bertolt Brecht
Tu enseignas entre autres l’art des compromis
(Nécessaires, mes amis, souvent, dans la vie)…
Mais jamais ne mélanges, disais-tu, eau et vin ;
Dans deux verres différents, verse l’eau et le vin.
*
Avec des amis je partage le projet de dire tout un soir la poésie liée au vin, lors d’une soirée publique, dans la salle du lavoir de notre village près d’Avignon. Nous serons entourés de tableaux, de musique et de projection d’images que nous aurons réalisés dans cette intention. Votre poème En pensant à Omar Khayyam m’a touché, j’aimerai l’illustrer d’un court film qui accompagnerait sa lecture par l’un de nous. Acceptez vous que je fasse dire votre texte dans ces conditions, étant entendu que je citerai ma source? Le thème du temps qui passe, de la coupe qui se vide , qui se remplit à nouveau je le vois bien illustré par le vin dont la couleur court coule et emplit le papier. Bien cordialement, Jicé.