Si j’oubliais les mots…
Si j’oubliais les mots secrets de mon pays
ils viendraient dans la nuit me parler à l’oreille
tels des vers qu’on a cru à tout jamais perdus,
un poème oublié ou bien jamais écrit
dont on cherche la trace un matin au réveil
dans un carnet ancien qu’on peine déchiffrer…
Si j’oubliais les mots secrets de mon pays
ils prendraient le visage de la femme entrevue
aux portes du sommeil dont s’effacent les traits
et que désespéré on cherche à retrouver
dans le halo solaire de ses cheveux défaits
ils seraient cette main qui a frôlé la vôtre…
Ainsi le mot « charmille »… (ça tient à peu de choses
je ne peux y penser sans qu’aussitôt se lève
un rire de jeune fille, et la vision très brève
d’une table au soleil, près d’une haie de roses
des nappes de vichy en terrasse, un cours d’eau
trop étroit pour qu’y passe jamais un seul bateau
si ce n’est le jouet qu’une main d’enfant pose
la lumière dans un verre un papillon qui bouge,
un hôtel restaurant avec des briques rouges ;
on pourrait l’appeler « A la Belle Payse »…
Il se tiendrait paisible au bord de la Baïse
dont le nom à lui seul est invite au plaisir
et dans ce charme qu’a pour moi le mot « charmille »
je ne sais ce qu’il faut de raison retenir
de l’arbre ou bien du chant, de leur air de famille
des liaisons amoureuses que les sons et les signes
nouent entre eux comme le font par leur col les cygnes
sur la moire du langage et les eaux noires des songes
comme des lacs emmêlés dans ce lac où je plonge…
Si demain j’oubliais (et cela se pourrait
car nous oublions tout, les mots, les expressions,
leur sens et leur couleur et vivons dans un temps
et un monde un peu fou où un chiendent si vite
envahit le jardin familier de nos vies,
mots du grand négoce qui nous rongent jusqu’à l’os,
mots du commerce hostiles au commerce des mots…
Est-ce possible ? Peut-être l’est-ce… Mais laisse, laisse…
Peu importe le plantain des mots que l’on importe
pour l’économie, les besoins de toute sorte,
la mode, la politique et autres servitudes
qui prolifèrent dans le jardin à notre porte…
Peu importe, en effet, les mots que l’on importe
et que ce pays qui fut colonisateur
à son tour se fasse coloniser ; (beaucoup moins
par les anciens esclaves que par les nouveaux maîtres)
lesquels savent au moins – c’est leur supériorité
sur les pauvres, noirs, jaunes ou arabes – dans la rue
jamais du badaud ne se faire trop remarquer…
Après tout nous pourrions faire confiance au jardin…
La langue qui plus d’une fois a tourné dans sa bouche,
la langue des amours, des ruses, des passions,
la langue va-nu-pieds, la langue rouge des cœurs
la langue rebelle du peuple à la bouche d’or
qui repousse au pied des gibets, la mandragore,
peut tout avaler, et peut tout ressusciter
et peut de toute chose faire son miel et ses fleurs.
Car est vraiment de France ce qui est mélangé ;
est vrai qui est divers et pur qui est mêlé.
Français, sommes de tout temps un peuple métissé…
Si demain j’oubliais les mots de mon pays ;
(moi qui n’ai jamais eu la religion des mots
et ne suis pratiquant de leur culte absolu,
moi qui ne crois pas que la poésie tînt d’eux ;
bien que je connaisse et leur vin et leur ivresse ;
moi qui dans leur foule ai plutôt grande tendresse
pour les plus communs, les plus simples, les plus pauvres,
tout en ayant parfois du goût pour les plus rares)
qu’ils viennent me chercher parmi les amnésiques
comme un enfant perdu au milieu de la foule
qu’une amie en passant par hasard reconnaît
qu’ils viennent et me retrouvent, me prennent par la main
et qu’il me reconduisent vers le pain partagé,
vers la table commune et le jour ordinaire
où l’on parle non pas pour s’écouter parler
mais pour s’entendre… et pour peut-être se comprendre…