Le dernier voyage que je viens de faire m’a conduit dans un service cardiologie. J’en suis revenu avec un bout de ressort dans une artère, quelques bonnes résolutions et cinq poèmes…
Dernières
nouvelles du cœur
Un sénateur romain
Dans les couloirs, je croise un sénateur romain.
De son drap de lit blanc il s’est fait une toge
dont il a jeté un pan par dessus son épaule
et qu’il tient de sa main droite couverte d’ecchymoses
(sans doute la perfusion).
On dirait Cicéron ou Sénèque
Mais il ne siège pas sur une chaise curule.
Il attend son tour pour un doppler
assis sur un siège au coussin en élastomère vert d’eau.
Dans la vie extérieure, la vraie vie, dehors,
celle où on ne pense pas tous les jours à la mort,
il doit porter un costume ordinaire,
c’est un monsieur sérieux, un homme responsable
et plutôt estimé ;
quelqu’un que ses collaborateurs n’imaginent pas tout nu
assis sur la cuvette des W.C.
(ou alors, rarement).
C’est vrai que, ces dernières années,
il ne s’est pas beaucoup économisé…
Et puis, avec toutes ses obligations,
les repas offerts aux clients, les réceptions,
le cigare et le whisky le soir, de retour à la maison à pas d’heure,
il mène une vie de bâton de chaise…
(Pourtant, les bâtons des chaises à porteur
qui transportaient les maîtres, n’étaient pas toujours à la noce.)
Lui, il ne porte pas et ne se fait pas porter (on est en république)
mais il se déplace tout le temps en voiture.
et bouger avec la voiture, c’est une vie de sédentaire.
Le Sénateur romain est un petit chef d’entreprise
aux prises avec la crise.
(Au dernier trimestre, le carnet de commande a chuté ;
il y a le personnel à payer, les charges, les fournisseurs…
Si ça continue, il va déposer le bilan ou y laisser sa santé ;
si ce n’est déjà fait.)
Ici, anonyme et perdu, seul dans ce couloir
qui le mène peut-être vers la grande lumière de la mort
(celle qu’on voit dans les films)
il ne pense pas beaucoup aux stoïciens romains.
(Il a lu pourtant autrefois Marc Aurèle… Épictète, peut-être pas…)
Mais dans sa toge improvisée, il retrouve un peu de sa dignité.
(Ce qui détone, ce sont les surchaussures de plastique transparent
dans lesquelles ses pieds nus et blancs sont enfermés)
Coronarographie
Je suis allongé sur la table pour l’examen
dont le formulaire de la clinique précise qu’il est invasif
Sur moi est posé un grand champ chirurgical comme un champ de lin bleu
J’ai aimé la vie et celle-ci m’a bien aimé aussi
et c’est pourquoi je suis ici (ce qui montre que ces choses ne sont pas si bien faites que ça)
« La vie est bien faite » disent pourtant les gens
mais de temps en temps, il faut intervenir pour la corriger
La nature a besoin d’être réparée
et la médecine est la preuve que dieu n’existe pas
On m’a rasé la région génitale et mon sexe a une tête pitoyable de bagnard
Me voici entre les mains du chirurgien qui prépare une seringue d’anesthésiant
Allongé sur la table d’opération je pense à l’erreur de la téléologie
(Si la rose est odorante, c’est pour attirer l’abeille et cela répondrait à un obscur dessein…
Peut-être alors le cholestérol a-t-il été inventé
pour permettre le développement des services de cardiologie ?…)
Le cardiologue va introduire une sonde par une artère radiale du bras gauche,
au niveau du poignet
et il va remonter jusque dans les coronaires pour faire l’état des lieux
Le produit de contraste qu’on m’injecte dans les artères me glace et me brûle
(je ne pourrai pas dire que cela ne m’a fait ni chaud ni froid)
La sonde poursuit son chemin dans mon bras vers la planète du cœur
(Je suis moi-même, modestement, une galaxie)
Pendant toute la durée de l’opération,
la grosse tête pensive de l’appareil radio, (un capteur plan)
me tourne autour, avec son bras articulé qui lui fait un long coup de dinosaure
Elle s’approche très près, m’observe sous toutes les coutures,
me regarde dans les yeux comme un brontosaure herbivore
qui examinerait une pâquerette avant de la brouter
(Par chance, je ne suis pas une pâquerette)
Le dinosaure vient me renifler
mais il ne veut pas me cueillir
il veut simplement me sonder le cœur et les reins
Il voit tout ce que je cache à l’intérieur
(ce dont bien peu peuvent se vanter ;
pas même moi qui me livre rarement à cet exercice d’introspection)
« Au décours de l’examen vous devez rester sans bouger »
le bras bloqué dans une position inconfortable
Je sens la sonde monter, puis ressortir
Le cardiologue vient placer un ressort dans la diagonale de l’artère médiane
Il se sert de guides, comme un pêcheur qui tire sur sa ligne
ou comme sur des rails, il cherche l’aiguillage en suivant sur l’écran
(industrie ferroviaire miniaturisée)
Technologie de pointe, l’œil et la main
Le cardiologue est un ouvrier hautement qualifié qui suit un protocole précis
mais il y faut de la concentration et du métier
et moi je sens que je suis une machine réparable
(ce qui est finalement plutôt réjouissant)
Pendant toute la durée de l’opération je suis éveillé et nous parlons
« Moi j’utilise du 6… c’est un peu plus gros, mais c’est plus efficace… »)
Voilà une chose dont les magnétiseurs de tout poil, les chamans emplumés,
les guérisseurs qui pratiquent l’imposition des mains
et qui prétendent contrôler le flux de notre énergie ne seraient pas capables
Je suis allongé sur la table d’opération et il faut que je me détende
car cela dure plus longtemps que prévu
(Depuis que je suis entré ici, j’ai compris que le mot « patient »
voulait simplement dire : « qui doit patienter »)
… Après viendra le temps d’essayer d’en tirer des métaphores
Je pourrai penser plus librement à la circulation du sang dans les vaisseaux du monde,
aux embouteillages, à la pollution,
à l’hypertension du marché,
à la sténose des artères de la société qu’il faudrait aussi être capables de déboucher
(Pour cela, il faudrait que les peuples acquièrent une nouvelle formation théorique de praticiens)
La connaissance poétique (qui établit des rapports de formes entre les choses)
n’a pas de vertu pratique si ce n’est nous faire mieux ressentir l’unité du monde… rendre la vie plus vive…
Mais pour nous maintenir en vie, il faut une autre science…
Pour exercer un pouvoir pratique sur le monde,
il faut le diviser, le découper en lamelles,
comme le font le savoir scientifique et la technologie.
Maintenant que c’est fini, je peux donc dire :
Vive la médecine !
Vive la science et la technique !
Vive les travailleurs médicaux, infirmiers et chirurgiens !
De toute mon âme de vivant et de poète, je salue le corps médical !
*
Un brancardier
Ibrahim est brancardier. Un grand noir en blouse verte.
Il descend les malades de leur chambre et les remonte du bloc opératoire.
Cela fait 14 ans qu’il travaille ici.
C’est pas cette petite blondasse ici depuis trois jours qui va lui apprendre son métier !…
Parfois Ibrahim a l’impression qu’on le prend pour un balais brosse.
Il sait que le balais brosse est utile…
Mais en général, il ne bénéficie d’aucune considération
(quand on a fini de s’en servir on l’enferme dans son placard et on l’oublie).
« Ils me prennent pour leur boniche… y a du foutage de gueule…
mais ils savent pas à qui ils ont affaire… moi, je m’en bats les couilles… »
Énervé, il cogne sans le faire exprès le brancard dans les virages et contre les parois du monte-charge.
Et comme s’il avait lui-même ressenti le coup infligé au brancard, le voici qui se calme :
« Attention à vos mains », dit-il, et il repart en douceur
(Car il sait bien que les patients n’y sont pour rien).
Les peupliers
J’ai devant la fenêtre de ma chambre d’hôpital trois grands peupliers
qui bougent dans la brise lentement leurs têtes
Ils oscillent dans le vent et se rapprochent les uns des autres à se toucher
ils conversent entre eux et murmurent sans arrêt
Régulièrement passe un avion dans le ciel qui file droit et silencieux
comme une injection dans une seringue
toujours à la même hauteur
comme s’ils suivaient des lignes imprimées dans le grand cahier invisible du ciel
J’ai devant ma fenêtre trois grands peupliers
qui bougent dans la brise lentement leurs têtes
Les trois peupliers sont toujours agités par le même souffle
mais leur mouvement n’est jamais identique
car chacun à sa taille et sa hauteur
et chacun réagit différemment sous la paume du vent
Des mèches de nuages blanchâtres traînent dans le bleu des hauteurs
Quand s’agitent et se mêlent les branches fines des peupliers
on dirait qu’ils font bouger leurs doigts
et que ce sont de grandes mains effilées et vertes qui démêlent les cheveux du ciel
Le spectacle des peupliers frémissant est un spectacle fascinant
toujours semblable, jamais lassé, jamais lassant, toujours changeant
comme le mouvement des vagues ou celui de la flamme
Qu’est-ce qui fait que nous trouvons à quelque chose de la beauté ?
Pour le chien à sa fenêtre peut-être ces peupliers n’ont ils aucune beauté
(Et pour certains passants habitués à leur présence, ce doit être pareil)
La beauté est une idée humaine, toujours en mouvement
mais elle ne naît pas de rien,
elle est en nous l’écho de l’effort permanent que fait la nature pour tendre à la perfection
La beauté est ce qui en nous fait vibrer la corde d’une correspondance,
une homologie intime entre le monde et nous, non seulement la perfection de ce qui est
mais aussi l’imperfection de ce qui tend à être,
l’imagination de ce qui vit, la symétrie et la dissymétrie aussi,
l’harmonie et le mouvement…
La beauté a un sens.
De temps en temps les peupliers à ma fenêtre
paraissent tendre leurs bras, comme un ballet de suppliantes
dans un geste de prière ou de compassion
De temps en temps, ils font « non » de la tête
comme s’ils désapprouvaient ce que nous faisons là
ou alors, ils se tiennent silencieux et droits
ils montent la garde, ils veillent à notre chevet
J’ai devant ma fenêtre trois grands peupliers
qui bougent dans la brise lentement leurs têtes
Ils oscillent dans le vent et se rapprochent les uns des autres à se toucher
ils conversent entre eux et murmurent sans arrêt
Leurs feuilles sont comme autant de petites langues qui s’agitent sans cesse
qui ne disent rien et qui pourtant me parlent
A-t-on encore le droit dans un poème de pratiquer l’anthropomorphisme ?
De prêter à la nature les sentiments et les idées qui sont les nôtres ?
Régressant ainsi délibérément au stade de la pensée primitive ?
Nous savons bien que les peupliers n’ont pas de pensée,
les peupliers ne font pas de sentiments
Mais comment s’empêcher de voir en eux des frères ?
Nous qui essayons de nous tenir droit et qui aimerions avoir leur souplesse, leur force et leur élégance…
Pour le postmodernisme le monde n’a plus de sens
Il nous faut pourtant réapprendre à lire dans les lignes de vie des arbres,
des pierres, du ciel et des mains de toute l’humanité
Notre nouveau rapport à la nature ressuscite les enchantements
J’ai devant ma fenêtre trois grands peupliers
qui bougent dans la brise lentement leurs têtes
A leur cime, ils tanguent comme le font les tours très hautes
que les hommes bâtissent sur la Terre et dans le ciel
et plus elles sont hautes et plus l’amplitude est grande
J’ai devant ma fenêtre trois grands peupliers
qui bougent dans la brise lentement leurs têtes
Je les regarde, ces peupliers qui sont en vie
et moi, je m’accroche aux branches,
au sommet du grand arbre vert
La brise me secoue,
et si je tourne le regard vers le sol
ou le ciel
j’ai le vertige
Alors,
je me serre fort
contre le tronc
de mon frère le peuplier
*
La grappe de raisins noirs
Tu
m’
as
apporté dans ma chambre d’hôpital
une grappe de raisins noirs. Ils sont gros et ronds,
leur peau est résistante et leur jus est sucré
Ce sont des voyageurs venus de l’autre bord
Ils me disent que dehors la vie continue
Les raisins noirs ont leur clarté
Les raisins ont raison
Un à un, j’égrène les raisins
les mange à la dérobée
Plaisir clandestin
qu’on ne peut
me voler.
(dimanche 23/05/2010)