Je participais du 16 au 18 juillet 2010 au festival de poésie de Naples organisé par La Casa della poesia de Salerno.
Quelques-unes de mes lectures en vidéo et des poèmes inspirés par ce court séjour. Vous pouvez également écouter le poète des Etats-Unis, Jack Hirschman ainsi que Maram al-Masri, poète syrienne.
Vidéo de Sélénites et Terriens
Vidéo de L’Image de la femme occidentale
Ecoutez aussi :
Dix cartes postales
de Naples
1 – Postkarten (en hommage à Edoardo Sanguinetti)
Voici les cartes postales (in linguis Europae Postkarten – postcards –
cartoline) que j’aurais dû vous envoyer de Naples
mais je ne les ai pas achetées et assis à la terrasse du café par trente cinq degrés à l’ombresous les arbres de la petite place
je ne les ai pas écrites.
J’ai préféré boire une bière fraîche
en compagnie de Patricia et de Maram,
regarder les jeunes qui ont laissé leur vespa et se sont installés là,
sur le muret, pour un bon moment,
à boire, parler et fumer,
le triporteur qui tourne au coin de la rue
en lançant des annonces pour ses fruits et légumes
dans son haut-parleur,
ou le type du « Bar oriental », la cinquantaine enveloppée,
avec son T-shirt à l’effigie du Che.
2 – Hôtel de charme Decumani Via San Giovanni Maggiore Pignatelli
Les monuments et le linge aux balcons
les grands pavés noirs tavelés de petite vérole
Les hauts miroirs et les peintures dorées du salon de réception
(Ancien hôtel particulier de l’archevêque Sforza).
- Les gens d’Église ne s’embêtaient pas…
- Why do you say « didn’t » ? fait remarquer Jack.
(mais aujourd’hui nous avons l’air conditionné).
Contraste entre l’intérieur luxueux et les façades lépreuses
(et l’extérieur commence au chambranle de la fenêtre qui donne sur le balcon.)
Est-ce un signe de la dégradation dell’ spazzio publico ?
La marque du Sud ? La pauvreté de la troisième ville d’Italie qui n’a pas les moyens de ravaler ?
(Il y a d’autres endroits sur la Terre où les façades sont parfaites et l’intérieur décrépit).
« In questo casino (dans ce grand bordel)
ci sta, in segreto, un ordine (che non e) divino”
(fine della citazione of the Novissimum Testamentum)
3 – Via San Geronimo
« Nos haines sont en fleurs »
écrit en français sur le mur
comme le début d’une ballade pour les temps actuels
On dit des Italiens qu’ils parlent avec les mains
Ici ce sont les murs qui parlent
« L’acqua no si vende ! »
ou bien « Conquistiamo la normalita »
(l’eurocommunisme s’est peut-être justement perdu d’avoir conquis la normalité)
Où sont les mandolines ?
La lune est un limoncello canari enfermé dans une bouteille fantaisie.
Partout d’affreux grafs représentants d’improbables personnages
que le peintre n’hésite pas à signer
(Dans le monde globalisé ne reste aux artistes qu’à faire commerce de la laideur)
Manifestations d’individualisme graphomane ? Peintures rupestres de notre nouvelle préhistoire ? L’Occident s’oublie et tombe dans le vide du monologue, le soliloque du solipsisme.
N’hésitant pas à contredire Spinoza, tu dis que
« La liberté, c’est l’inconscience de la nécessité »
Près de l’université, L’Oréal avec une tête de mort à la place du O
et une main rouge qui arrête une main noire
sur une affiche du parti des comités de soutien à la résistance
Un peu partout dans les catacombes à ciel ouvert des ruelles aux botteghe obscures
des marteaux et des faucilles, comme des graffitis obscènes
mais dont la réapparition inopinée sur les murs prouve que l’idée n’est pas morte
(et des cazzi aussi, soigneusement dessinés.
Il y en a un qui a des ailerons comme une roquette)
L’espoir aux pissotières
4 – Santa Chiara e San Severino
Dans le transept de Santa Chiara, je comprends soudain l’une des raisons du succès millénaire de l’église dans les pays du sud :
une obscurité propice à la fraîcheur.
(à la terrasse de la pizzeria, une belle invention :
la pizza senza fogacca, avec quelques feuilles de roquette)
Via San Severino – Il Christo velato
gisant recouvert d’un linceul de pierre qui paraît transparent
art baroque de Giuseppe San Martino les veines des orteils apparentes sous le drapé
– la vie dans la mort
(7 € la visite ; photos interdites ; 2 € la carte postale – le Christ est toujours une bonne affaire)
Les communistes auraient été bien inspirés d’investir eux aussi dans la pierre
(Ils auraient eu pour cela assez de martyrs et d’artistes)
5 – Via San Gregorio Armeno
Au-dessus de nos têtes la guirlande des enseignes de métal découpé
La rue spécialisée dans la production en série des santons pour les crèches des Noëls chrétiens.
Tout un petit peuple s’agite dans l’ombre de la grande histoire
et tente de survivre en faisant comme il peut ses affaires (25% de chômeurs, les doubles journées de travail de l’économie grise et la main de la Camora dans le sac-à-main ou le sac-à-dos du Lumpenproletariat)
et Santo Maradona sur un ex-voto en plein soleil
Des grandes figures du communisme italien et du compromis historique,
que reste-t-il ? Dans l’agitation politique électorale,
sur la scène du castelet de l’écran de télévision
une marionnette folle qui n’est que la caricature d’elle-même occupe tout l’espace
Comment deux peuples intelligents et cultivés comme l’italien et le français
ont-ils pu élire Sarkozy et Berlusconi ?
C’est aussi la question que se pose la poétesse américano-franco-libanaise Etel Adnam.
Via San Gregorio Armeno, écrit à la peinture noire sur le mur : « Berlusconi, in galere »
(Faux amis des langues cousines : la galère ici n’est pas la vie que mènent les jeunes précaires
c’est la prison que Berlusconi a peu de chances de connaître.)
6 – Camera 235 (Cartolina biancha)
Dans la chaleur climatisée de l’après-midi, à l’heure de la méridienne
Allongée sur le ventre, les jambes écartées pour t’aérer, est-ce ma faute s’il me vient des idées ?
En bons catholiques que nous ne sommes pas nous allons nous adonner au mystère de la chair
Sa crucifixion joyeuse et sa résurrection
(Carré blanc)( Cartolina biancha) Au-delà de cette limite, aucun visiteur ou aucun lecteur ne sera admis
L’Après-midi d’un faune et d’une dryade.
Il y a plus d’un rapport entre l’écriture poétique et l’acte sexuel. On pourrait même parler d’homologie formelle…
Dans un cas comme dans l’autre, on utilise un instrument qui ne sert en temps ordinaire qu’à satisfaire des nécessités fonctionnelles (vivre ou communiquer) pour une fin autre qui est le plaisir
(et dans un cas comme dans l’autre, ce qui est un moyen – le corps ou les mots – peut s’imaginer être à lui-même sa propre fin.)
– La pensée a une forte propension à se croire seule
(Un oiseau qui s’imaginerait capable de voler sans le secours de ses ailes) ;
7 – Des nouvelles de Mallarmé
Jack a trouvé dans une boutique du quartier une vieille édition italienne du Monologue d’un faune de Mallarmé, première version de L’Après-midi
Moi, je lis Mikrokosmos d’Edoardo Sanguinetti en italien et comprends un mot sur deux. Bon exercice qui oblige le lecteur à imaginer
Dans la poésie documentaire, l’effet de surprise peut provenir des images de la vie réelle
car la réalité est toujours plus surprenante et plus imprévisible que n’importe quelle allégorie ou n’importe quelle métaphore
Le réel est inventif. Humilité de la poésie réaliste ; l’universel reportage
(qui n’est pas tourisme littéraire mais tentative de senti-comprendre le monde)
modestie du poète in the big report of the world
Un coup de dès jamais n’abolira le hasard (frère de la nécessité)
Il y a tant de poètes que possèdent les mots et qui ne possèdent que des miroirs ;
« vaisseaux d’inanité sonore »
(Casimiro, le poète portugais, dit qu’il a sept femmes
« Elles font un arc-en-ciel »
et lui doit être le soleil au milieu des gouttes de pluie en suspension dans l’air)
un caffe napolitano, dans une tasse ronde et basse comme une terre décalottée et renversée ou un dé à coudre en porcelaine bleue bu en terrasse
c’est ainsi que devrait être toute poésie : forte, concentrée ; en même temps que légère. Boisson énergisante.
8 – Escapade à Capri
Il a fallu que je vienne ici pour découvrir qu’il existait une sainte Patricia (ou Patrizia) et qu’elle était la patronne de Naples
de « Naples aux baisers de feu »
(Avec la brume de chaleur qui recouvre la baie, le Vésuve est invisible, mais il est là.
Nous nous promenons insouciants à l’épicentre d’une zone sismique sensible)
Un triporteur passe qui ramasse des bouteilles plastiques (« racolta » ; le même mot sert pour la collecte des ordures ménagères et le recueil de poèmes)
Dès que nous avons passé la grille du môle Beverello, la mer qui jusqu’ici paraissait absente nous saute à la figure, avec son odeur de fille franche
Nous traversons la baie dans une navette fermée comme un autocuiseur. Nous ne pouvons pas sortir à l’air libre. La sécurité et le confort contre le simple bonheur de vivre et de sentir l’’air du large
(extraterrestres en week-end ne pouvant pas respirer l’atmosphère terrestre)
le scintillement du soleil sur les vagues, comme un jeu savant et aléatoire de lumières qui s’allument et s’éteignent
la mer et nous ne jouons pas dans la même catégorie
(la mer sous le soleil qui nous berce comme une mort maternelle)
Tire sur le filet des métaphores, une sirène peut toujours se prendre dans ses mailles claires…
Capri ne viendrait pas du capricant caprice, bien que ça grimpe rudement, mais du grec « kupros », sanglier. Présence humaine depuis le néolithique. Douze villas romaines à l’époque impériale.
Avant nous, Gorki a séjourné ici. Et Roger Vailland, maigre en maillot de bain sur la terrasse de la maison de Malaparte qui domine la mer de son jeu de construction rouge. Et Neruda, à côté, dans l’île d’Ischia…
Aujourd’hui, sur l’île aux touristes, tout se paye « Même l’air que l’on respire », dit Raffaella.
Telle Eéa, le patelin de Circé…
Nous allons nous baigner dans la beauté du jour, au milieu de la crème solaire et flotter parmi les filtres de cigarettes blondes
Amarré au large de l’île le grand yacht blanc et noir d’un milliardaire anglais avec hélicoptère privé et deux scooters des mers posés sur les vagues
(Pour les riches, la mer est une turquoise à porter en chevalière
Mais c’est la mer qui les porte sur le bout de ses doigts ;
la mer qui ne leur appartient pas)
9 – La Citta del Sole
» Senza frontiere, senza padroni »
« Nous ne sommes pas prêts pour la Cinquième Internationale », me dis-tu, compagno Sergio,dans ton bureau de la Citta del Sole
« mais il faut s’y préparer »
En notre compagnie Campanella veille du haut de son campanile en Campani
Le long du mur de petites flammes dans des coupelles éclairent notre nuit
Maïakovski avec sa grosse tête de voyou en mal d’amour passe par la fenêtre de l’écran et vient s’asseoir parmi nous
Les gabbiani (mouettes en français, en provençal gabians) se mêlent de la conversation
Poesia resistente. Nous lisons dans le monde
un feu d’artifice ou un avion couvrent nos voix
mais nous ne nous taisons pas
polyphonie polyglotte
Grec, arabe, turc, anglais, portugais, italien, espagnol, français… nos langues se mêlent
leggo per il grande poeta italiano
à tête d’intellectuel polyèdre
“Risolvere ogni Erlebnis in Erfahrung”
(finita the quotation)
A défaut de faire l’Internationale, être chacun – à soi tout seul – une Internationale ?
10 – Dans la cour, avant le départ
Debout, au milieu du passage, les bras ouverts, à essayer de capter un souffle d’air
La caresse aérienne d’un peu de fraîcheur sur le visage, voici le luxe véritable en ce moment…
« Stronzzo, lavami ! » Écrit avec le doigt sur le pare-brise de la voiture noire couverte de poussière garée dans la cour :
« Espèce de con, lave-moi » (en anglais « asshole » ; ce qui n’est pas tout à fait la même chose)
« Avec ta langue » précise Urbs, la grande prostituée
Ce que fait le poète.
« Il attrape les images, mais ne les forme pas », remarque Cengiz à propos d’un jeune poète turc.
Écrire, c’est remettre de l’ordre. Réorganiser le monde selon les lois du désir.
La poésie est une activité de femme ou d’homme de ménage.
(Pour cela que tant de poètes sont des communistes imaginaires. Des révolutionnaires qui ne font pas de révolution)
Le garçon qui nous conduit à l’aéroport casse son pot d’échappement
(la faute à sa cargaison de poètes légers trop lourde pour sa voiture)
Nous allons quitter Naples et
le cenere di Gramsci s’envolent sous nos pas comme un voile de poussière