Archive pour mai 2012

Extrait de la Barque du pêcheur

Dimanche 27 mai 2012

Voici le poème par lequel s’ouvre

ce nouveau recueil.

Avec une pensée pour nos amis Algériens,

à l’occasion du cinquantième anniversaire

de la fin de la Guerre et de la proclamation

d’indépendance de l’Algérie.

 

Extrait de la Barque du pêcheur baie-d-alger-255933

Un pêcheur dans les rues d’Alger

          à Tahar Ouettar

1

Du balcon de ma chambre à l’hôtel Albert 1er
je regarde le port à cinq heures du matin
Tout est rose bleu pâle et gris
comme en lévitation
Sur la mer
C’est l’heure la plus calme
Les pigeons d’Alger
par grandes laisses
comme s’ils jaillissaient
du sac invisible d’une semeuse
aux mains de vent
viennent se poser à quelques mètres de moi
entre les coupoles
sur le toit de la Grand Poste
C’est l’heure des rêveries
la petite aube de la millième nuit
Sur le rebord de ma fenêtre
contre le volet de bois bleu
décoloré par le soleil
un djîn s’est perché
Accroupi au coin de la balustrade
il tire sur une cigarette très fine
(Il a des mains de paysan)
Personne ne le remarque
mais je vois distinctement
qu’il se moque
de l’étranger volant sur son tapis persan
C’est l’heure de la prière
Du haut de son minaret
le muezzin lance
– par haut parleur
son premier appel
et nul ne s’émeut
Passe un taxi
un homme défait un paquet
(tranquille comme un poseur de bombes)
puis dispose dans le kiosque
les journaux
avec leurs brassées de nouvelles fraîches
qu’il s’apprête à distribuer

2

En fin d’après-midi
j’ai remonté la rue Ben M’Hidi
(torturé et tué
par les hommes de Massu)
J’ai remonté la rue
vivier ensoleillé
où les femmes sont des amphores de soie
la rue où les hommes sont des parchemins oubliés
évadés d’une très ancienne bibliothèque
nobles et ridés
« Ici, m’as-tu dit
les Arabes
n’ont pas
des têtes d’immigrés »
Partout courent des enfants
écolières à tablier
aux sourires de fleurs
et garçons rieurs
à la tête rasée
Et quand ils nous croisent
dans leurs yeux je ne lis
aucun regard de haine

Alger, belle étrangère
femme de terre aux reins cambrés
paisible et fière
Ceux qui ont gagné
n’ont aucune rancune

Mosqu%C3%A9e-Alger

3

Dans la nuit du Mouloud
de la terrasse au béton défoncé
sous la treille des amis
j’écoute le monôme des pétards
et contemple le ballet des étincelles
les feux de Bengale des enfants
qui font tournoyer
aux balcons des cités surpeuplées
des tampons Jex enflammés…
(Soleil tournant
l’avenir
leur brûle entre les mains)

Alger, tes habitants
entre deux temps,
entre deux portes vivent
et flottent les drapeaux
au vent qui les emporte.

4

(Puis nous avons marché dans la Casbah
dans les pas de notre ami
le poète arabe
un sage mécréant
connu ici comme le loup blanc
ou le renard des sables)

Mon ami l’Algérien qui fait l’aveugle dans la rue
et donne des coups de canne
dans l’air blanc du matin
Les jeunes gens assis contre les murs
surpris
s’écartent de nous
comme un banc de poissons
puis reviennent au soleil

(les poètes sont des fous
qui ont de l’éducation)

La rue est un vivier surchauffé
les hommes, des animaux marins

(la fatigue du Tiers monde
est une algue indolente et carnivore
Elle pousse au fond des yeux)

Les cafés sont pleins d’hommes
qui boivent de l’eau

Un cul-de-jatte
dans un caisse en bois
descend du trottoir

l’Histoire n’est qu’un vieux corps couvert de cicatrices

Un peu plus bas
vers la Place des Martyrs
les arbres paraissent à leur place
les bancs publics aussi
(Les arbres sont en paix avec le monde)
Ils mériteraient
d’être traités
au rang d’ambassadeurs
et d’être pensionnés
Ils donnent à Alger
un faux-air de Marseille
Marseille, la ville sœur
qui dort ou fait l’amour
qui trafique et qui saigne
de l’autre côté du miroir
convexe de la mer
chauffé à blanc
et posé sur un trépied de fer

Ensemble
au moins une fois
Mon ami l’Algérien
nous redescendrons
des hauteurs de Hydra
jusqu’à la Pêcherie
Nous retournerons
vers le bas-ventre de la ville
nous pénétrerons
dans les tavernes accotées à la mosquée
sous le sourcil ombrageux des arcades
dans l’odeur de la crevette
l’urine et la chaleur
le Royaume de la Daurade
le sexe de la ville

casbah-alger-photo

5

Pris dans un embouteillage
rue Didouche Mourad
je tape sur la portière de la vieille 4L
comme font les pêcheurs
sur les flancs de leurs barques
pour débusquer les poissons
qui se cachent sous le bitume

Alger, mon étrangère
ma belle hôtesse, ma familière
Ton voile traîne dans la poussière
Et moi pauvre pêcheur de mots
dans tes rues je suis
comme un poisson dans l’eau

Quant à toi
ma femme qui me nargues
(sans le savoir peut-être)
marchant à mes côtés
avec ce poisson d’or
qui danse sur ton cou
et dont je suis jaloux
Prends garde à mes filets
Pour toi
ma Pécheresse
je me ferai pêcheur.

 

La barque du pêcheur aux éditions Al Manar – Sortie pour le Marché de la poésie

Dimanche 27 mai 2012

La barque du pêcheur aux éditions Al Manar - Sortie pour le Marché de la poésie couv-La-barque_couv-La-barque-1

 

Mon nouveau livre de poèmes vient de paraître aux éditions Al Manar.

Ce volume, intitulé La Barque du pêcheur, réunit les poèmes-reportages écrits lors de différents voyages dans le monde arabe :
– L’Algérie (c’est la suite poétique qui donne son
titre à l’ensemble)
– l’Irak, (quelques mois avant la dernière guerre, il participait à l’initiative d’un groupe d’intellectuels
français qui ont violé l’embargo aérien)
– La Palestine, (écrit à l’occasion d’une tournée de lectures avec les poètes palestiniens dans les territoires occupés)
– L’Égypte (lors d’un voyage sur le Nil)
– le Liban (l’occasion d’une réflexion sur les troubadours et les rapports Orient-Occident)
– la Syrie (avant le drame actuel et depuis)…

Dans ces poèmes, je ne partage pas l’opinion de Mallarmé qui nommait avec un certain dédain «l’universel reportage » . Pour moi, la poésie est provoquée par les rencontres inattendues du monde réel ; la réalité est multiple, infinie et passionnante.

Je reprendrais volontiers à mon compte la formule de Goethe qui disait que tous ses poèmes étaient des poèmes de circonstance. mais si le poème est provoqué par les événements de la vie, il permet de réorganiser les impressions, les idées, les émotions pour produire un sentiment du monde. et par l’alchimie simple d’un regard sensible et aussi lucide que possible, par la vertu de l’image, il dit le malheur et produit de la joie.

Ces poèmes ne sont en effet pas simplement reportages ; ce sont des chants amoureux du monde qui
disent à la fois l’altérité et la communauté, le lien profond des peuples de la méditerranée et singulièrement
celui qui relie la culture française au monde arabe et à sa poésie.

Le livre est accompagné de trois dessins originaux d’Edmond Baudoin.

Post scriptum au voyage grec : un poème lu à l’institut français d’Athènes

Lundi 21 mai 2012

Procuste

Sur la route près d’Athènes
Il offrait l’hospitalité aux voyageurs
Puis les attachait sur un lit de fer.
S’ils étaient trop grands
Il coupait tout ce qui dépassait.
S’ils étaient trop petits
Il étirait leurs membres
Jusqu’à briser os et ligaments.

Qui prétend que l’antique culture grecque
Est oubliée et méprisée ?
Aujourd’hui Procuste serait
Commissaire européen ou bien banquier.

Post scriptum au voyage grec : un poème lu à l'institut français d'Athènes Th%C3%A9see-et-Procuste

Retour de grèce – Avril 2012

Mardi 8 mai 2012

Les oranges amères d’Athènes


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Les rues d’Athènes sont plantées d’orangers sauvages
(pommes d’or du jardin des Hespérides).
Je marche dans les rues en compagnie de leur odeur.
Les oranges sont de petites planètes familières,
lampions qui se cachent très mal au milieu des feuilles
et qui éclairent le jour.
Les gens passent dans la rue sans y prendre garde.
Ils ne les cueillent pas car elles sont immangeables.
(Elles n’ont presque pas de jus, sont très amères
et souvent chargées en plomb et en particules fines).
Les gens du peuple n’ont plus d’argent,
beaucoup d’entre eux sont au chômage
dans ces parages du paradis,
mais ils ne sont pas désœuvrés.

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Au carrefour un homme se tient debout, sa raclette à la main.
Il s’appelle Jillian ; venu du Bengale,
il a traversé la moitié du monde
pour faire fortune en Europe.
Peut-être rêve-t-il de devenir capitaliste
et d’avoir un jour sa propre maison, avec sa piscine…
Mais pour l’instant il nettoie les pare-brise
en espérant que la voiture va s’arrêter.
Beaucoup en sont réduits à vivre en ermites…
Quelques sdf se sont réfugiés sur le mont Hymette
où poussent la myrte et l’asphodèle,
le serpolet, la marjolaine, l’olivier
près de la source que chanta Ovide…

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Mais la plupart se sont retirés en ville,
solitaires au milieu de la foule.
Ils ont renoncé aux biens terrestres
qui leur sont refusés
et dorment par terre, dans l’embrasure d’une porte.
Le pays est partagé entre la dépression et la rébellion.
Sur la place de la Constitution, les manifestants de février
jetaient sur la police des morceaux de marbre
arrachés au mobilier urbain ou à la façade d’une banque.
(Un pays où le marbre sert de projectiles
est un pays de culture et de grande tradition artistique).
Les murs sont couverts de slogans, de marteaux et de faucilles.
Près de l’université, un anarchiste a écrit à la peinture noire :
« La vraie violence, ce sont les lundis matins ».
Mais pour beaucoup les lundis sont des dimanches comme les autres…
Un homme passe en égrainant son chapelet.
(On vend toujours des komboloïs dans les boutiques pour touristes du quartier de la Plaka,
mais je vois peu de doigts jouer avec leur patience).

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Au cours de l’été 44, Titos Patrikios avait rendez-vous ici
avec une jeune Résistante qui devait lui remettre du matériel clandestin.
Arrêté par les Allemands, il fut collé contre ce mur blanc pour être fusillé.
Il prétendit qu’il attendait simplement une amie
avec qui il devait se promener…
Et il me raconte comment il échappa de justesse à l’exécution
car la jeune fille, arrivée sur le lieu du rendez-vous,
portant sur elle les tracts clandestins,
au lieu de s’enfuir se jeta dans ses bras et l’embrassa.
Manolis Glezos, qui planta le drapeau grec sur l’Acropole,
lui aussi est toujours là.
(Les fascistes aussi…)
Et le peuple grec est toujours debout.
Sur une place, un jet d’eau continue sa conversation heureuse
pendant qu’un poète boit son café
sur la terrasse à l’ombre d’une treille.
Dans un café modeste de Kisseriani, des hommes sont assis
et prennent l’ouzo devant des assiettes garnies de tomates,
de poivrons, de feuilles de vignes et de poulpes.

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Les financiers de la planète et les hommes politiques à leur service
n’ont pas encore pu enlever à la Grèce son ciel, sa mer et ses orangers.
(Et ceux-là qui reprochent aux Grecs leur mode de vie
les envient en rêvant de leur prochaines vacances).
Demain, j’irai me tremper dans une crique
sur l’île de Sallamines, en face du Pirée,
la cité populaire où les grues et les entrepôts
des armateurs ne dorment que d’un œil…
J’irai me tremper dans l’eau printanière,
fraîche et transparente, mouvante
comme les morceaux de verre des kaléidoscopes de l’enfance.
Je ne croiserai au milieu des vagues ni les sirènes d’Ulysse
ni les requins qui viennent de la Mer rouge
en suivant l’étrave des navires marchands…
Avant de repartir, j’irai cueillir des oranges sauvages
le long d’une rue tranquille.
(« Voilà à quoi en sont réduits les gens »,
pensera une petite vieille qui me regardera faire, intriguée).
J’en remplirai ma valise et te les rapporterai
pour que par la transformation
(le miracle ou la révolution ?)
du sucre et de la cuisson
tu en fasses une marmelade d’oranges amères.

Le 8 mai 2012