Les oranges amères d’Athènes
Les rues d’Athènes sont plantées d’orangers sauvages
(pommes d’or du jardin des Hespérides).
Je marche dans les rues en compagnie de leur odeur.
Les oranges sont de petites planètes familières,
lampions qui se cachent très mal au milieu des feuilles
et qui éclairent le jour.
Les gens passent dans la rue sans y prendre garde.
Ils ne les cueillent pas car elles sont immangeables.
(Elles n’ont presque pas de jus, sont très amères
et souvent chargées en plomb et en particules fines).
Les gens du peuple n’ont plus d’argent,
beaucoup d’entre eux sont au chômage
dans ces parages du paradis,
mais ils ne sont pas désœuvrés.
Au carrefour un homme se tient debout, sa raclette à la main.
Il s’appelle Jillian ; venu du Bengale,
il a traversé la moitié du monde
pour faire fortune en Europe.
Peut-être rêve-t-il de devenir capitaliste
et d’avoir un jour sa propre maison, avec sa piscine…
Mais pour l’instant il nettoie les pare-brise
en espérant que la voiture va s’arrêter.
Beaucoup en sont réduits à vivre en ermites…
Quelques sdf se sont réfugiés sur le mont Hymette
où poussent la myrte et l’asphodèle,
le serpolet, la marjolaine, l’olivier
près de la source que chanta Ovide…
Mais la plupart se sont retirés en ville,
solitaires au milieu de la foule.
Ils ont renoncé aux biens terrestres
qui leur sont refusés
et dorment par terre, dans l’embrasure d’une porte.
Le pays est partagé entre la dépression et la rébellion.
Sur la place de la Constitution, les manifestants de février
jetaient sur la police des morceaux de marbre
arrachés au mobilier urbain ou à la façade d’une banque.
(Un pays où le marbre sert de projectiles
est un pays de culture et de grande tradition artistique).
Les murs sont couverts de slogans, de marteaux et de faucilles.
Près de l’université, un anarchiste a écrit à la peinture noire :
« La vraie violence, ce sont les lundis matins ».
Mais pour beaucoup les lundis sont des dimanches comme les autres…
Un homme passe en égrainant son chapelet.
(On vend toujours des komboloïs dans les boutiques pour touristes du quartier de la Plaka,
mais je vois peu de doigts jouer avec leur patience).
Au cours de l’été 44, Titos Patrikios avait rendez-vous ici
avec une jeune Résistante qui devait lui remettre du matériel clandestin.
Arrêté par les Allemands, il fut collé contre ce mur blanc pour être fusillé.
Il prétendit qu’il attendait simplement une amie
avec qui il devait se promener…
Et il me raconte comment il échappa de justesse à l’exécution
car la jeune fille, arrivée sur le lieu du rendez-vous,
portant sur elle les tracts clandestins,
au lieu de s’enfuir se jeta dans ses bras et l’embrassa.
Manolis Glezos, qui planta le drapeau grec sur l’Acropole,
lui aussi est toujours là.
(Les fascistes aussi…)
Et le peuple grec est toujours debout.
Sur une place, un jet d’eau continue sa conversation heureuse
pendant qu’un poète boit son café
sur la terrasse à l’ombre d’une treille.
Dans un café modeste de Kisseriani, des hommes sont assis
et prennent l’ouzo devant des assiettes garnies de tomates,
de poivrons, de feuilles de vignes et de poulpes.
Les financiers de la planète et les hommes politiques à leur service
n’ont pas encore pu enlever à la Grèce son ciel, sa mer et ses orangers.
(Et ceux-là qui reprochent aux Grecs leur mode de vie
les envient en rêvant de leur prochaines vacances).
Demain, j’irai me tremper dans une crique
sur l’île de Sallamines, en face du Pirée,
la cité populaire où les grues et les entrepôts
des armateurs ne dorment que d’un œil…
J’irai me tremper dans l’eau printanière,
fraîche et transparente, mouvante
comme les morceaux de verre des kaléidoscopes de l’enfance.
Je ne croiserai au milieu des vagues ni les sirènes d’Ulysse
ni les requins qui viennent de la Mer rouge
en suivant l’étrave des navires marchands…
Avant de repartir, j’irai cueillir des oranges sauvages
le long d’une rue tranquille.
(« Voilà à quoi en sont réduits les gens »,
pensera une petite vieille qui me regardera faire, intriguée).
J’en remplirai ma valise et te les rapporterai
pour que par la transformation
(le miracle ou la révolution ?)
du sucre et de la cuisson
tu en fasses une marmelade d’oranges amères.
Le 8 mai 2012
Merci pour un poème reportage, celui d’un écrivain, d’un journaliste chevronné. Nous étions tous, discrètement à suivre, comme son ombre, l’auteur. Quand la tragédie d’un tout un peuple se confond avec l’exotisme, le tourisme, la révolte pour dire non à la soumission.
Encore merci.
Salut! Muchos saludos y todo lo mejor para tí y Patricia
Au Québec, les étudiants commencent leur 13e semaine de grève contre la hausse des frais de scolarité. Ils marchent tous les jours dans les principales villes de ce non encore pays. Toutes les nuits, ils quittent les places publiques en disant aux flics à demain. Ils ont une parole claire, une pensée structurée et une volonté forte. Ils disent les mots désobéissance civile. La semaine dernière, à Montréal, ils se sont mis nus sous la première nuit chaude. Comment ont-ils appris et par qui les méfaits du néo-capaitalisme?
Mercu Francis pour les oranges. Je les distribue.
On parle de progrès dans une revue un peu perdue dans les affaires du monde. On se demande, comme ça, si la littérature peut être évaluée à l’aune de ça, le progrès. Oui si l’on entend La Bruyère qui écrit : « Le poème tragique vous serre le cœur dès son commencement, vous laisse à peine dans tout son progrès la liberté de respirer, et le temps de vous remettre ». C’est bien ça, les oranges amères d’Athènes, non?
merci Francis
feras-tu un autre poème qui dise la résistance du peuple grec à travers la dernière élection?
L’Europe populaire va-t-elle se révolter?
amitié à vous deux
Sylvie
Bien senti, bien dit
et on « espère »
car les Grecs possèdent depuis 3000 ans le secret d’une formule magique que l’on appelle « le miracle grec » :
se souvenir :
- contre les Perses, de la bataille de Salamine, du Marathon
de leurs libérations :
- des Ottomans après 400 ans d’occupation,
- de celles des Italiens et de celle des nazzis – sans aide extérieure
- de la préparation des Jeux Olympiques de 2004
etc …
merci Francis
Hi hi
le miracle ou la révolution
tu as bien tout compris
et puis on ne peut pas faire chanter les poètes,
(la crique, Salamine),
ils chantent tout seuls
(ou ils se taisent)
comme les grillons
- en attendant l’été …
PS si tu n’y vois pas d’inconvénient, je traduis pour les amis ?
Merci. Tu peux bien sûr traduire. Bises.
Quand reprendrons nous tout ce qui a été pris au peuple? sauf les oranges amères.
Bises Ginette