Voici le poème par lequel s’ouvre
ce nouveau recueil.
Avec une pensée pour nos amis Algériens,
à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la fin de la Guerre et de la proclamation
d’indépendance de l’Algérie.
Un pêcheur dans les rues d’Alger
à Tahar Ouettar
1
Du balcon de ma chambre à l’hôtel Albert 1er
je regarde le port à cinq heures du matin
Tout est rose bleu pâle et gris
comme en lévitation
Sur la mer
C’est l’heure la plus calme
Les pigeons d’Alger
par grandes laisses
comme s’ils jaillissaient
du sac invisible d’une semeuse
aux mains de vent
viennent se poser à quelques mètres de moi
entre les coupoles
sur le toit de la Grand Poste
C’est l’heure des rêveries
la petite aube de la millième nuit
Sur le rebord de ma fenêtre
contre le volet de bois bleu
décoloré par le soleil
un djîn s’est perché
Accroupi au coin de la balustrade
il tire sur une cigarette très fine
(Il a des mains de paysan)
Personne ne le remarque
mais je vois distinctement
qu’il se moque
de l’étranger volant sur son tapis persan
C’est l’heure de la prière
Du haut de son minaret
le muezzin lance
– par haut parleur
son premier appel
et nul ne s’émeut
Passe un taxi
un homme défait un paquet
(tranquille comme un poseur de bombes)
puis dispose dans le kiosque
les journaux
avec leurs brassées de nouvelles fraîches
qu’il s’apprête à distribuer
2
En fin d’après-midi
j’ai remonté la rue Ben M’Hidi
(torturé et tué
par les hommes de Massu)
J’ai remonté la rue
vivier ensoleillé
où les femmes sont des amphores de soie
la rue où les hommes sont des parchemins oubliés
évadés d’une très ancienne bibliothèque
nobles et ridés
« Ici, m’as-tu dit
les Arabes
n’ont pas
des têtes d’immigrés »
Partout courent des enfants
écolières à tablier
aux sourires de fleurs
et garçons rieurs
à la tête rasée
Et quand ils nous croisent
dans leurs yeux je ne lis
aucun regard de haine
Alger, belle étrangère
femme de terre aux reins cambrés
paisible et fière
Ceux qui ont gagné
n’ont aucune rancune
3
Dans la nuit du Mouloud
de la terrasse au béton défoncé
sous la treille des amis
j’écoute le monôme des pétards
et contemple le ballet des étincelles
les feux de Bengale des enfants
qui font tournoyer
aux balcons des cités surpeuplées
des tampons Jex enflammés…
(Soleil tournant
l’avenir
leur brûle entre les mains)
Alger, tes habitants
entre deux temps,
entre deux portes vivent
et flottent les drapeaux
au vent qui les emporte.
4
(Puis nous avons marché dans la Casbah
dans les pas de notre ami
le poète arabe
un sage mécréant
connu ici comme le loup blanc
ou le renard des sables)
Mon ami l’Algérien qui fait l’aveugle dans la rue
et donne des coups de canne
dans l’air blanc du matin
Les jeunes gens assis contre les murs
surpris
s’écartent de nous
comme un banc de poissons
puis reviennent au soleil
(les poètes sont des fous
qui ont de l’éducation)
La rue est un vivier surchauffé
les hommes, des animaux marins
(la fatigue du Tiers monde
est une algue indolente et carnivore
Elle pousse au fond des yeux)
Les cafés sont pleins d’hommes
qui boivent de l’eau
Un cul-de-jatte
dans un caisse en bois
descend du trottoir
l’Histoire n’est qu’un vieux corps couvert de cicatrices
Un peu plus bas
vers la Place des Martyrs
les arbres paraissent à leur place
les bancs publics aussi
(Les arbres sont en paix avec le monde)
Ils mériteraient
d’être traités
au rang d’ambassadeurs
et d’être pensionnés
Ils donnent à Alger
un faux-air de Marseille
Marseille, la ville sœur
qui dort ou fait l’amour
qui trafique et qui saigne
de l’autre côté du miroir
convexe de la mer
chauffé à blanc
et posé sur un trépied de fer
Ensemble
au moins une fois
Mon ami l’Algérien
nous redescendrons
des hauteurs de Hydra
jusqu’à la Pêcherie
Nous retournerons
vers le bas-ventre de la ville
nous pénétrerons
dans les tavernes accotées à la mosquée
sous le sourcil ombrageux des arcades
dans l’odeur de la crevette
l’urine et la chaleur
le Royaume de la Daurade
le sexe de la ville
5
Pris dans un embouteillage
rue Didouche Mourad
je tape sur la portière de la vieille 4L
comme font les pêcheurs
sur les flancs de leurs barques
pour débusquer les poissons
qui se cachent sous le bitume
Alger, mon étrangère
ma belle hôtesse, ma familière
Ton voile traîne dans la poussière
Et moi pauvre pêcheur de mots
dans tes rues je suis
comme un poisson dans l’eau
Quant à toi
ma femme qui me nargues
(sans le savoir peut-être)
marchant à mes côtés
avec ce poisson d’or
qui danse sur ton cou
et dont je suis jaloux
Prends garde à mes filets
Pour toi
ma Pécheresse
je me ferai pêcheur.
Merci pour ce poème reportage ou reportage poème. J’ai fermé les yeux, pourtant je lisais, je découvrais, je dégustais et le le film se déroulait. J’ai retrouvé, senti, admiré le jour naissant et le soleil offrant un spectacle d’une beauté rare, féerique gratuit pour tous. J’ai accompagné du regard les écoliers rieurs. j’ai dégringolé ruelles, boulevards et avenues avec vous. J’étais là, je faisais partie du voyage, de la balade même si vous vous évertussiez à ne pas me voir. Encore merci.
Merci Francis pour ce beau poème. J’ai eu l’impression de me balader dans les rues d’Alger et de me remémorer tous les bons moments que j’ai passé dans ce pays et avec mes amis Algérien/nes.
Encore Merci
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Ce poème me fait un bien immense. Je retrouve les sensations perdues de cette ville envoutante et si maltraitée. Pour l’avoir connue, comme un amour de passage, elle m’est entrée dans l’âme, et y treste cachée … Grâce à ton poème, elle ressurgit, telle uine fugitive retrouvée, dense et vive … Merci cher Francis.
Mario U.
C’est un poème sensible.
De cette sensibilité propre à l’humain, que nous semblons oublier, à trop « rentrer dans l’histoire » de l’illusion et du superficiel.
De l’individualisme et du matérialisme.
Je reprendrai quelques passages:
« J’ai remonté la rue /vivier ensoleillé
où les femmes sont des amphores de soie
la rue où les hommes sont des parchemins oubliés
évadés d’une très ancienne bibliothèque
nobles et ridés »
« l’Histoire n’est qu’un vieux corps couvert de cicatrices »
« (Les arbres sont en paix avec le monde)
Ils mériteraient
d’être traités
au rang d’ambassadeurs »
Juste avec un bémol pour le premier passage: tant que nous ne saurons pas que les femmes sont aussi (si ce n’est plus!) des parchemins oubliés, et pas seulement des « contenants », politiques aveugles et poètes égocentrés, sans le savoir…ou pas…reproduiront le même désordre humain.
La poésie de Francis est belle et simple comme une fleur rose. C’est la poésie du quotidien, du mouvement et du visuel. Elle embarque le lecteur à travers rue, place publique, mer et petits rêves ! Les vers courts côtoient les vers longs. Le rythme est lent ; c’est le rythme de la promenade à pied. Toutefois, les vers sont un peu prosaïques et ils leur manque le mystère qui donne aux vers une profondeur insoupçonnable !
merci pour l’ambiance je sentais ma ville alger et une odeur pénétrante de vague de fleurs d’oranger et de jasmin ma ville mon amour mon pays ma passion là où tout n’était que beauté et volupté merci