Le Temps des Cerises vient de faire une nouvelle édition de la Romance de Marc et Leïla, roman-poème édité pour la première fois en septembre 2000. Ce récit, où alternent prose et vers, est le roman des amours contrariées de Marc et Leïla, dans un univers qui ressemble au nôtre, une ville qui ressemble à Paris, dans un futur proche… ou une sorte de futur antérieur, où hommes et femmes sont aux prises avec leurs rêves. Régulièrement, le récit est interrompu par des interventions de l’auteur sur la question du merveilleux moderne, du réel et de l’imaginaire, et de la nécessité, en art comme dans la vie, de libérer les rêves.
Quelques extraits
Marc et la mouche
Marc est allongé sur le dos. Une mouche se promène au milieu des poils de sa poitrine. Elle va de droite et de gauche, à petits pas précipités et hésitants, elle progresse en ligne droite, l’air décidé, puis soudain oblique sans raison apparente ; elle semble suivre avec un soin scrupuleux le tracé d’un dessin complexe fait de lignes brisées qui s’entrecroisent en pointillé comme les graphiques superposés des patrons à décalquer dans les magazines de couture.
Ignorant les véritables intentions de sa visiteuse, Marc prend garde à ne pas bouger, ne pas respirer trop fort, de crainte de l’effaroucher. Et elle, elle continue, sans lui manifester la moindre marque d’attention, à vagabonder, à fureter au milieu des poils de sa forêt ; affairée comme une petite vieille qui chercherait du bois mort pour en faire un fagot. Marc, qui a du respect pour les petites vieilles, longtemps la laisse faire. Puis, soudain, jugeant sans doute que l’observation a assez duré, il la chasse d’un revers de la main. Les petites vieilles, se dit-il pour se justifier, n’ont pas à venir se promener sur mon ventre.
De toute façon, il n’y a pas de quoi faire un fagot avec les brindilles et les branches mortes tombées sur le sol de sa forêt. Marc est encore trop jeune pour ça.
Marc et Leïla font l’amour
(compte-rendu détaillé)
Elle lui fait ce que font les femmes aux hommes.
Elle prend dans sa bouche son oiseau et elle le fait chanter.
Elle le transforme en flûte à charmer les serpents,
à convoquer l’orage que porte en elle la nue.
Lui, il lui fait ce que font les hommes aux femmes
Il lape l’eau de sa fontaine
Il lui sculpte un monument de lèvres
Il la papillonne, la brasse et la nage
Il la remonte vers la source
Il la braise et la poudroie
L’ondoie, la semoule, la pétrit et la prend
Et tous les deux
se libellulent
se cavalcadent d’écume,
se moussonnent, se vannent, se pourfendent
et s’unissent,
s’illuminent et se sombrent dans la douceur
Car chacun porte en lui la colombe
au versant de sa nuit
un jour phosphorescent.
L’argent papillon
Dans ce pays, les billets mis en circulation étaient étonnamment fragiles. Dès qu’on les prenait en main (et particulièrement quand la main qui les prenait était une main de pauvre, un peu trop rugueuse, un peu trop empressée) il se produisait un phénomène remarquable et navrant. Les couleurs se volatilisaient. Comme sur une aile de papillon qu’on aurait touchée du doigt. Et le billet, terne, décoloré, froissé perdait du coup toute valeur. C’est une mésaventure qui arrivait tous les jours à des gens très nombreux et très divers et pourtant ceux-ci étaient invariablement pris au dépourvu et tout déconfits.
À ce défaut dont ils étaient affligés et qui devait tenir de la qualité du papier ou de l’encre (ou de certaines caractéristiques de l’épiderme des autochtones) il n’y avait guère de remèdes ; surtout pour ceux qui souffraient d’un manque d’argent chronique.
Des pauvres de ce pays, (par allusion sans doute à cette particularité), les gens riches avaient d’ailleurs coutume de dire qu’ils faisaient preuve d’inconstance et de légèreté, qu’ils manquaient de sérieux et de compétence dans la gestion de leur budget, qu’ils avaient une fâcheuse tendance à papillonner…
Eux palliaient l’extrême volatilité de l’argent par sa quantité ainsi que par la multiplication d’autres moyens de paiement que les billets : cartes bancaires, lettres de change, lignes de crédit, titres de propriété et quelques autres moyens encore qui vous dispensaient d’avoir à vous salir les mains avec la poudre des billets-papillons morts-nés.
Le lavabo
(Marc parle…)
Au moment où j’ai commencé à me raser devant la glace
au-dessus du lavabo
tu t’es mise à me sourire dans l’eau
et ton visage tremblotait en faisant des cercles concentriques
quand un peu de mousse mêlée de poils coupés tombait dans l’évier
mais tu paraissais ne pas en être affectée.
Bien que nageant dans l’eau, je me suis aperçu que tes yeux étaient inondés de larmes incolores.
Troublé par ce regard qui s’obstinait à me regarder en tremblant dans le fond du lavabo, je me suis coupé, par mégarde.
Une goutte de sang est tombée et s’est mélangée au tourbillon paisible de tes yeux
et tu me regardais toujours, mais tu ne souriais plus.
Alors, j’ai pensé aux propriétés de ce phénomène optique que l’on baptise mirage.
Il ne me restait plus qu’à déterminer l’origine de l’image pour savoir où te trouver.
Mais t’observant plus attentivement je dus écarter cette hypothèse ;
le reflet n’était pas inversé.
C’est alors que par distraction, ayant fini de me raser,
j’appuyai sur la bonde de l’évier.
L’eau sale, dans un irrésistible chuintement, s’engouffra par le trou du siphon.
Je vis ton visage se défaire et s’enrouler dans le vide
fuyant par le trou avec l’eau
sans pour autant se décomposer.
Peut-être même avais-tu retrouvé ton sourire.
Je compris que tu cherchais obstinément l’oubli.
Je compris que tu fuyais
que tu t’oubliais
que tu voulais te faire oublier
que tu me narguais
que tu voulais disparaître…
J’ai tenté de te rattraper par les cheveux
car bientôt seule une poignée de longs cheveux bruns flottait encore
dans un mince filet d’eau au fond du lavabo
mais l’image s’est effacée
et je n’ai jamais su si j’avais réussi.
La poursuite
Leïla, tu cours au devant de la lumière dans un couloir en pente
Tu cherches le sourire vaste du safran
un jour plus lumineux, un cœur de bouton d’or
Mais coule dans tes veines une substance bleue
Tu poursuis une libellule qui vole à un mètre au-dessus du trottoir roulant
Station du Châtelet
La nacre de ses ailes s’effrite dans son vol
Leïla, Leïla, la coupe est pleine de l’aurore
aux doigts de couperose,
l’Horror
aux ongles de rasoir.
Les iguanes bâillant gobent des œufs de lune
et le lait sur le feu déborde les volcans.
(J’ai mangé le cœur de la lampe-tempête)
Leïla,
il coule dans tes veines une substance bleue
Toi qui cherchais la solution de la fenêtre
tu vas te briser sur le sol comme une coupe de cristal d’un trait vidée.
Leïla, mon équilibriste
tu n’as jamais appris à marcher sur un fil.
Leïla, tu disais t’éclater et ces mots dans ta bouche signifiaient le plaisir
et signifiaient la vie…
Leïla, mon acrobate
tu disais t’éclater
et les artificiers qui sans bruit s’approchaient
t’ont inoculé un liquide explosif
Ils t’ont hissée sur la roue
et dans le feu de Bengale de ton plaisir et de ta joie
ils t’ont rouée.
Tu disais t’éclater
comme un fruit ébruité qui s’ébroue dans l’azur.
Le téléphone est en dérangement
À l’heure des agonies la ville est en veilleuse
(Paris se cache le visage, se couvre la tête de cendre et la face d’une barbe d’algues)
L’eau le long des quais a débordé
La mousse envahit tout
Je descends les degrés du rivage enchanté et me perds dans les remous que laissent derrière eux tes pas.
Y a-t-il au moins quelque part une cabine où je puisse t’appeler ?
pourquoi n’as-tu pas laissé un numéro pour moi ?
Ton portable ne répond plus…
Je t’en prie, donne-moi de tes nouvelles…
As-tu pris froid ? Es-tu assez couverte ?
Où couches-tu ce soir ?
Sous quels ponts passent les eaux de ton chagrin ?
Es-tu déjà rendue sur l’autre rive ?
Aurais-tu rencontré sur les berges du Styx le type nommé Charron ?
A-t-on pensé à te glisser entre les dents une pièce pour te servir de passeport ?
Te reste-t-il de quoi amadouer Cerbère ?
Et l’eau qui coule là-dessous est-elle aussi noire qu’on le raconte ?
Allons,
ne coupe pas.
nous avons encore tant de choses à nous dire…
On peut maintenant communiquer à travers les continents,
les océans et les planètes,
et moi,
qui suis à deux pas de toi,
je ne peux pas te parler ?
Vite qu’on me donne un TÉLÉPHONE
pour appeler ma bien-aimée
en appel urgent
avant de sombrer à mon tour dans les eaux du Léthé.
Qu’on me donne un TÉLÉPHONE pour ici ou l’au-delà
Où qu’elle soit,
Mon dieu
faites que je puisse encore
au moins,
ne serait-ce qu’une fois,
lui parler.
Ah ! Qu’on me donne un TÉLÉPHONE
un LÉTHÉ
un
LÉTHÉ
-PHONE !
Valse des amants
Comme l’eau a besoin de la terre
Comme le ciel a besoin des oiseaux
Comme le miroir a besoin du regard
Les amants ont besoin l’un de l’autre
Pour se connaître à leur reflet inverse
Comme la glace a besoin du soleil
Comme le feu a besoin de la neige
Comme la pluie a besoin des forêts
Les amants ont besoin l’un de l’autre
Pour scintiller avant de disparaître
Comme la nuit a besoin du jour
Comme l’arbre a besoin de ses fruits
Comme l’adulte a besoin de l’enfant
Les amants ont besoin l’un de l’autre
Pour grandir et pour se prolonger.