Archive pour mars 2013

Le désir et la déraison

Vendredi 22 mars 2013

Le désir et la déraison dans Ma chronique dans Cerises dada

Mon papier dans le dernier Cerises.

 

Pablo Neruda : « le Printemps est inexorable »

Mercredi 20 mars 2013

Pablo Neruda : « le Printemps est inexorable » dans actualités pablo-neruda

Mercredi 20 mars, jour du printemps, le Printemps des Poètes organisait une soirée Pablo Neruda à la Maison d’Amérique Latine :
Portrait de Pablo Neruda
par Francis Combes illustré par des lectures en  français et espagnol par Charles Gonzalès (comédien) accompagné de poèmes mis en chanson et en musique par Luis Rigou.

Cette soirée était organisée en association avec les éditions Le temps des Cerises, qui publient en bilingue La Chanson de geste un long poème inédit de Pablo Neruda, en présence de Jean-Pierre Siméon, directeur artistique du Printemps des Poètes.

La salle prévue était trop petite pour accueillir tout le public qui se pressait à la maison d’Amérique Latine.

Vous trouverez ici le texte de mon intervention.

Que l’on me permette de commencer par une note personnelle. Je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer Pablo Neruda. En 1971, il était à Paris où il avait été nommé ambassadeur par le président Salvador Allende. Et moi, lycéen, jeune militant au lycée d’Aubervilliers, je suivais avec passion les événements du Chili. Avec la victoire de l’Unité populaire, ce pays de l’autre bout du monde avait fait irruption dans notre vie quotidienne, avec ses cordillères, son cuivre, ses chants révolutionnaires, ses verres de lait donnés aux enfants pauvres, et ses affiches qui proclamaient fièrement « Chile se pone pantalones largos », car  le peuple du Chili n’était plus en culottes courtes ; il portait désormais des pantalons longs… Pour nous, (et il faut faire sans doute la part de nos illusions du moment…) il naissait là-bas la possibilité jusque-là inédite d’une révolution sociale pacifique… A l’époque, je m’imaginais déjà poète, et je lisais Neruda, le Chant général. Mais mon activité de poète était quasi clandestine et je n’ai pas eu l’idée ou l’audace d’aller sonner à la porte de l’ambassade. Et quand bien même je l’aurais fait… Mais je ne l’ai pas fait et je n’ai pas été voir Neruda. Mais lui s’est installé pour toujours dans ma vie.  D’abord à travers la rencontre de deux  hommes : le poète Jean Marcenac et le musicien Sergio Ortega.

Jean Marcenac, qui a publié mon premier recueil de poèmes, était un poète issu de la Résistance, un ami d’Aragon et d’Elsa Triolet, mais aussi de Pablo Neruda. Celui-ci lui a d’ailleurs consacré un poème dans lequel il le décrit comme un « caballero » à la tête oiselière. Et il est l’un des traducteurs de Neruda en français. On lui doit notamment la superbe version française de la Centaine d’amour, en collaboration avec Jacques Bonhomme.

Quant à Sergio Ortega, quand je l’ai connu il était l’un de ces nombreux militants de la gauche chilienne réfugiés en France. Pendant des années, il a dirigé le conservatoire de musique de Pantin. C’était un artiste exceptionnel, à la fois  savant et populaire. Ensemble, nous avons écrit des chansons et des opéras. Au Chili, il a composé de nombreux chants révolutionnaires, comme « El pueblo unido »  ou « Venceremos ». Mais il a aussi travaillé avec Pablo Neruda. C’est lui qui a composé la musique de l’opéra « Splendeur et mort de Joaquim Murieta » et il m’a souvent parlé de cette collaboration.  Il a aussi mis en musique les poèmes d’amour des Vers du Capitaine.

Mais par-delà ces deux rencontres essentielles pour moi, je peux dire de Neruda qu’il s’est installé durablement dans ma vie, comme beaucoup d’entre vous sans doute, tout simplement parce qu’il fait partie des poètes qui me sont devenus nécessaires  et que je relis souvent.  Un grand poète est un poète que l’on relit. Et chaque fois qu’on le relit il nous semble y découvrir quelque chose qui nous avait échappé, une image, une idée, un reflet de la vie d’un homme en même temps que de la vie de tous.

Faire le portrait de Neruda n’est pas chose aisée.  On sait qu’il est né le 12 juillet 1904 à Parral et qu’il est mort le 23 septembre 1973, à Santiago, douze jours après le putsch de Pinochet et l’assassinat d’Allende. Mais si ces dates ont leur importance, Neruda ne se laisse pas facilement enfermer dans la parenthèse de deux dates. Hugo disait qu’un poète est un monde enfermé dans un homme. De Neruda on pourrait dire que c’est un poète-continent. Poète du Chili, il a été le chantre de toute l’Amérique latine, de sa terre, de ses volcans, de ses montagnes, de ses fleuves, de ses peuples surtout, de leur histoire de sang et d’espérance, jalonnée de dictateurs et de libérateurs. Et ce poète-continent aura vécu en une vie plusieurs vies.

 

Il a passé son enfance à Temuco, une ville de province du sud chilien, près de la région que les Chiliens nomment la Frontière,  en bordure du pays araucan.  Son père était cheminot. Sa mère étant morte peu après sa naissance, il a été élevé dans la tendresse par sa belle mère. A Temuco, il a croisé un autre grand poète chilien : Gabriela Mistral, qui fut couronnée par le prix Nobel, comme lui et avant lui, et qui était professeur dans une école de filles. C’est elle qui lui a fait découvrir la littérature russe… Neruda semble avoir été un enfant volontiers mélancolique et rêveur, parfois incompris de ses petits camarades, et sa sensibilité fut marquée pour toujours par le contact avec la nature australe, les pluies énormes du sud, la forêt aux arbres et aux fougères  géantes, la mer, une mer puissante et profonde, en la personne de l’Océan pacifique auprès duquel il fera le choix d’aller vivre plus tard, dans sa maison de l’Ile noire.

Son dernier livre paru en français, Les Cahiers de Temuco, date de cette période de l’enfance.

A l’époque,  Neruda ne s’appelait pas encore Neruda, (pseudonyme qu’il a emprunté à un écrivain tchèque), mais Neftali Ricardo Reyes Basoalto. Adolescent, il écrivait presque chaque jour des poèmes dans des cahiers qu’il confiait à sa sœur. Nous y découvrons l’influence parfois surprenante des symbolistes français, d’Albert Samain et de Mallarmé, le spleen propre à l’adolescence, mais aussi une fécondité du verbe déjà exceptionnelle et, alors qu’il n’a pas encore une conscience sociale et politique formée, une sorte de préscience. Mon œuvre est fichue, écrit-il ainsi en substance à seize ans,  car je n’ai pas su parler des simples gens que je croise tous les jours dans la rue…

 

Ensuite, il y a eu la vie d’étudiant pauvre à Santiago, au milieu d’une escouade de poètes faméliques et hauts en couleur dont il trace le portrait dans ses Mémoires, J’avoue que j’ai vécu. C’est l’époque de la pension de la rue Maruri, des études de français, des premières amours et des premiers livres, au titres évocateurs : « Crépusculaire », « Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée ». A cette époque de sa vie, Neruda était maigre et s’habillait paraît-il toujours en noir à la mode des poètes du siècle passé. Et il rêvait de voyager, car pour un écrivain d’Amérique latine, il fallait aller en Europe où tout se passait encore.

Son début de gloire et l’intervention de ses amis le firent bientôt entrer dans la carrière diplomatique.

Neruda a ainsi, à la fin des années vingt, été consul du Chili successivement à Rangoon, à Colombo, Batavia, Singapour…  La découverte de l’Orient, de ses multitudes, de sa misère, de ses croyances fut pour lui la plongée dans un monde étrange et étranger. Sans doute aussi cet éloignement a-t-il fait grandir en lui la nostalgie du Chili et lui a-t-elle conféré des allures fantasmatiques qui ont nourri sa poésie… C’est en tout cas l’époque où il écrit les poèmes surprenants de Résidence sur la terre, qui ont bouleversé de nombreux jeunes intellectuels latino américains comme en témoigne Julio Cortazar. On a parlé de surréalisme à propos de la profusion des images de ce livre. Bien sûr le surréalisme était dans l’air du temps. Mais il ne faudrait pas négliger que Neruda s’inscrit d’abord dans l’histoire de la poésie de langue castillane, et dans la suite de Gongora ou de Ruben Dario… Comme il le dit lui-même : « Les révolutions de la culture française ont bouleversé mon époque. Elles m’ont toujours attiré, mais n’étaient pas un vêtement fait pour mon corps. »

 

En 1933, il est nommé consul à Buenos Aires. C’est là qu’il fait la connaissance de Federico Garcia Lorca  avec qui il se lie d’amitié et dont il admirait la « puissance métaphorique ».

Puis, c’est l’Espagne.

Avec l’Espagne, tout change dans la vie et la poésie de Neruda. Consul à Barcelone puis à Madrid, il fréquente les poètes de cette génération qui fut un nouveau siècle d’or de la poésie espagnole : Garcia Lorca, Rafael Alberti, Miguel Hernandez, Leon Felipe, Manuel Altolaguire… Il fonde même une revue : « Cheval vert pour la poésie ».

Il fait aussi la connaissance de celle qui sera sa femme pendant plusieurs années, Celia Carril.

En juillet 36, Franco et les généraux factieux déclenchent la guerre civile contre la République. En août, Lorca est assassiné. Neruda va jouer un rôle actif pour défendre la démocratie espagnole. Il fonde avec Nancy Cunard la revue : « Les poètes du monde défendent le peuple espagnol ». Et, avec le grand poète péruvien César Vallejo, le groupe hispano américain d’Aide à l’Espagne.

De cette confrontation à la violence de la guerre et au fascisme, mais aussi de cette rencontre avec l’héroïsme populaire datent les poèmes d’Espagne au cœur qui figureront dans la Troisième résidence et dont le style et la matière introduisent une rupture ou à tout le moins une forte évolution par rapport aux deux Résidences précédentes.

Au lendemain de la défaite des républicains, le gouvernement de Front populaire qui s’est mis en place au Chili le charge d’organiser l’exil des réfugiés espagnols vers le Chili, à bord du bateau le Winnipeg.

En Espagne, pour reprendre la formule d’Eluard, Neruda est passé de l’horizon d’un homme à l’horizon de tous.

Et cet horizon va n’avoir de cesse de  s’élargir.

« Quand les premières balles traversèrent les guitares d’Espagne, écrit-il dans ses mémoires, et qu’au lieu de sons il en surgit des flots de sang, ma poésie s’arrêta comme un fantôme au milieu des rues de l’angoisse humaine et un courant de racines et de sang monta en elle. Dès lors, mon chemin se confondit avec celui de tous. Je m’aperçois brusquement que du sud de la solitude, je suis allé vers ce nord  qu’est le peuple. »

En mars 1945, il est élu sénateur par les mineurs du salpêtre, du nord justement du Chili. Il reçoit le prix national de littérature. Et en juillet, il adhère au parti communiste, qu’il ne quittera jamais.

Le président Videla, qui avait été élu avec les voix de la gauche, une fois au pouvoir, s’étant rallié, selon une histoire malheureusement banale, à l’oligarchie et aux intérêts nord-américains Neruda est bientôt mis hors-la-loi et pourchassé. Il doit passer dans la clandestinité.

Grâce aux militants de son parti, il se cache et passe d’une maison à une autre. Bientôt, en février 1949, il quitte le Chili pour l’exil et franchit les Andes à cheval, avec, dans ses sacoches, le manuscrit du Chant général sur lequel il travaille depuis plusieurs années.

Le Chant général est l’épopée d’un continent, l’un des plus grands poèmes du XXème siècle.

Alors que beaucoup d’œuvres poétiques du siècle expriment d’une manière ou de l’autre un sentiment de dépossession, d’aliénation, le Chant général est le poème de la reconquête, de la réappropriation du monde, de la nature, de l’histoire, et du sens même de l’évolution humaine.

C’est  un livre qui prend place ainsi aux côtés de la Légende des siècles de Hugo, ou des Feuilles d’herbes de Whitman.

 

Mais, par-delà le Chant général, chaque nouveau livre de Neruda compose un portrait toujours plus complet et plus complexe du poète. Poète de l’amour, pour Mathilde Urrutia notamment, dans Les Vers du Capitaine ou  La Centaine d’amour… Poète matérialiste de la présence au monde, dans les Odes élémentaires, poète qui aime la vie, le vin, les chats, les oignons, la cuisine ou  les objets inventés par la main de l’homme tels ceux que l’on trouve dans les quincailleries… Poète satirique et extravagant qui fait une plus grande place à l’humour, quand vient l’âge, tout en manifestant toujours profondeur et sagesse, notamment dans Vaguedivague,…

Dans ses mémoires, il nous livre un trait de caractère qui pourrait le définir :

« Je suis un omnivore avide de sentiments, d’êtres vivants, d’événements et de batailles. Je mangerais toute la terre. Je boirais la mer entière. »

Neruda, c’est un appétit d’ogre poétique.

Il ne se laisse guère enfermer dans une image figée. Il est le mélancolique inguérissable qui se révèle un combattant joyeux, l’homme sensuel en même temps que le poète automnal. Il est le poète obscur et tellurique qui cherche la clarté, l’auteur des Résidences crépusculaires en même temps que celui des Odes élémentaires, le solitaire qui devient solidaire, l’orfèvre de la langue dont la poésie prend parti pour les luttes du peuple, l’homme abondant et généreux qui peut aussi souvent se révéler ombrageux…

Dans son « Testament d’automne », dernier poème du recueil Vaguedivague, il commence par affirmer  :

« Entre mourir et ne pas mourir
j’ai pris parti pour la guitare ».

Et il conclut :

« J’ai  laissé ici mon témoignage
ma voguante vaguedivague
afin qu’en la lisant beaucoup
personne ne puisse rien apprendre,
si ce n’est le mouvement perpétuel d’un homme clair et confondu,
d’un homme pluvieux et joyeux,
énergique et automnal. »

Il y a beaucoup à apprendre pour un poète, à fréquenter Neruda. Car même s’il se défiait des excès de théorie, il avait une vue pénétrante de la chose poétique.

La leçon que nous laisse Neruda c’est d’abord celle de sa conviction de la puissance de la poésie.

« Un privilège de notre époque, dit-il, aura été d’étendre, au milieu des guerres, des révolutions et des grands mouvements sociaux, la fertilité de la poésie jusqu’à des limites insoupçonnées. »

Mais il dit aussi, critiquant certains penchants contemporains :

« La poésie, ajoute-t-il, a perdu son lien avec le lecteur lointain… il faut le renouer ».

La deuxième leçon de Neruda pourrait être que la plus haute poésie peut aller avec le plus grand engagement, et qu’ils peuvent même se nourrir l’un l’autre, si le talent est au rendez-vous, ou, pour reprendre la formule du poète grec Yannis Ritsos, si la beauté n’est jamais trahie.

Neruda qui fut un marxiste et un poète militant n’aurait pour rien au monde sacrifié la part de rêve, de fantaisie et même de folie du poème.

« Le poète, s’il n’est pas réaliste, écrit-il, est un écrivain mort. Mais le poète qui ne serait que réaliste serait lui aussi un écrivain mort. »

(Il va même jusqu’à écrire, à un autre moment, qu’en poésie, il abomine le réalisme.)

Neruda aimait la vie dans sa diversité, dans son étrangeté baroque, dans les infinis visages de sa beauté. Il collectionnait par exemple les coquillages et des proues de bateau qu’il avait disposées dans sa maison.

Il avait aussi dans ce goût pour les objets de l’univers marin un intérêt particulier pour les rostres de narval.

Si je devais d’ailleurs résumer d’une image le portrait de Neruda,  je serais tenté de lui attribuer comme blason, ou comme totem, le narval, cet étrange animal, qui a un corps rond et lourd mais agile de cétacé et que prolonge l’épée aiguisée de son rostre, (dont on a découvert récemment qu’il n’était peut-être pas qu’une arme mais d’abord un organe sensoriel), un rostre qui a longtemps été pris pour celui de la licorne, animal fabuleux s’il en est et symbole possible de la poésie, quand celle-ci est définie à la fois comme émerveillement et  comme combat.

Francis Combes