J’ai participé au festival de poésie d’Eskişehir au côté,
notamment du poète Ataol Behramoğlu.
J’en rapporte quelques poèmes.
Cantilène de la Corne d’or
À Ataol Behramoğlu
Sur le pont de Galata, « Interdiction de pêcher »
Précise un panneau rouge aux lettres blanches
Mais des dizaines de pêcheurs, appuyés au parapet
Jettent leurs lignes dans les eaux du Bosphore
Et leurs cannes dressent une forêt
Devant les minarets de la Corne d’or…
Pêcheurs du Pont de Galata
Vous rapportez au bout de votre ligne
De l’eau grise de la pauvreté
Quelques poissons de vif argent
Merci aux peuples qui désobéissent…
Si nous étions des dieux
Nous leur baiserions les pieds.
La Corne d’or s’éveille dans la brume
La ville est de nacre et le soleil la dore
L’eau qui passe sous le pont
Emporte les peaux mortes de la nostalgie
Le long des quais du marché aux poissons
Promis par les spéculateurs à la démolition
Le long des quais où n’accostent plus les bateaux
Les pneus des camions font un collier
Au cou de la ville grise, au cou de la ville bleue…
Istanbul sort de la brume, Istanbul se dévoile
Et la lumière du jour fait son entrée dans les ruelles
Il y a sur ces collines bien plus de mosquées
Qu’il n’est d’églises dans Paris
Mais autant de cafés, de restaurants et de terrasses
Que dans les rues et sur les places de Paris
Et dans les squares, au pied des mosquées
Autant de pigeons qu’à Paris…
Les pigeons ont des ailes
Mais ils n’ont pas de religion.
Les pigeons n’ont aucune aspiration
Mystique à l’élévation…
Peut-être justement
Parce qu’ils ont des ailes…
Avec ses mosquées, gâteaux plantés de bougies
Istanbul dans son rêve de pierre
N’en finit pas de célébrer son anniversaire…
Ces mille mosquées sont-elles
Des sphères célestes ?
Ou bien des bulles de mercure
Venues des profondeurs obscures
Où vivent les silures ?
Près du grand bazar, au-dessus de son échoppe
Le marchand de foulards a placé une publicité :
« Achète un foulard, pour exprimer ton âme ».
Mais pour exprimer son âme, faut-il cacher son corps ?
Dans le soleil qui se lève
Istanbul sort de la brume et se dévoile…
Mais toi, ma chérie qui a les jambes nues
Tu n’entreras pas dans la mosquée bleue…
Tant pis pour la mosquée !
Dans Istanbul les pachas sont passés
Mais les chats sont restés
Les chats qui valent bien les pachas.
Ces aristocrates ne sont pas à plaindre
Tout un peuple leur fait la charité.
Dans Istanbul on croise partout ces ambassadeurs
De la nation féline, masculine et féminine
Jusque dans le cimetière des pachas
à l’affût, sur la tombe de Cheikh Bedreddine.
Le vieux tramway rouge
Survivance nostalgique et choyée du passé
Reste accroché sur le ventre de la ville
A la peau d’éléphant.
Mais nous, nous nous envolerons
Comme font les mouettes
Et reviendrons peut-être.
Comme les mouettes jetées par poignées
Par un semeur invisible qui tournent dans le ciel
Au-dessus du marbre veiné de gris, de bleu
De la mer de Marmara.
Nous marcherons dans la rue
Avec les enfants et les pigeons
Nous mangerons des pains ronds
Et nous retournerons sur les îles.
Nous irons nous baigner dans la fraîcheur
Au large de la ville
Là où fleurissent les bougainvillées
Sur l’île du poète et des phaétons.
Et dans la lumière du soir
Quand le soleil se couche derrière les îles
Et qu’une voile passe devant en rêvant
Nous redirons les vers de Yaya Kemal :
« Ne t’effraye pas du vide qui te semble abîme redoutable
Éprouve un peu, toi aussi, que tu es un dieu dans la nature. »
La nuit d’Istanbul
La ville tombe dans la nuit du Bosphore
Avec des tombereaux de lumière
Du côté du Pont de Galata
Une charrette pleine d’étoiles
Ou plutôt un camion de la voirie municipale
A déversé sur la ville
Tout son chargement, les ordures
Accumulées dans la journée,
La fatigue de la semaine
Et la sueur
Avec les lumières artificielles
Des enseignes, des vitrines, des fenêtres, des immeubles,
Des écrans publicitaires,
Des feux rouges, des feux clignotants,
Des feux de signalisation
Des autoradios, des portables
Des veilleuses
Aujourd’hui
Les hommes et les femmes
Sortent dans la nuit
Et la rue est envahie
Par la foule ; c’est soir de fête…
Venus de Galatasaray ou de Kadiköy
Des faubourgs proches
Ou de l’étranger lointain
De l’Orient ou de l’Occident
Portefaix du port
Chauffeurs de taxis
Marchands du grand bazar
Fonctionnaires de l’État
Paysans d’Anatolie
Étudiants du Kurdistan
Ou réfugiés de Syrie
Quand la machinerie du jour fait relâche
Dans la rue de l’indépendance
Au milieu des marchands de marrons
Et des vendeurs de sifflets
Ici se croisent et se mélangent
Par milliers des vies
Vies ordinaires jamais ordinaires
Des mots, des paroles, des histoires
Qui font une langue, un peuple et une histoire
Et dans la nuit d’Istanbul
Où ne volent pas de lucioles
Ce sont les millions d’hommes et de femmes
Qui vivent là qui sont
Les lucioles de la ville.
Au petit matin
Près de la terrasse aux tables basses
Où tu bois ton premier café turc
Dans la rue presque déserte
Avec sa pelle à poussières
Un homme ramasse
Les souvenirs de la veille.
Asensör
L’ascenseur que nous prenons
Ici, ma chérie,
Dans cet hôtel
Ou dans la vie,
Monte et descend.
Tout le temps
Il me semble.
Il monte et il descend
En même temps.
Et c’est ensemble,
Ma chérie, que nous le prenons.
Près du passage des fleurs
Sur l´étal du poissonnier
Qui est assis à côté de ses poissons
À attendre le client,
Les bonites, lingots argentés
Disposés en demi lune dans leur panier,
Relèvent fièrement
La queue.
Pendant que sous la table un chat
Se régale d’une tête de poisson
Visite nocturne
Dans la nuit, la ville est entrée par la fenêtre
Avec sa rumeur, ses klaxons,
Ses éclats de voix,
Ses sirènes de police,
Sa musique,
Ses paroles pour nous étrangères,
La ville est entrée par la fenêtre
Avec sa rumeur
Plus forte que la rumeur de la mer
Ici qu’on ne voit pas,
Qu’on ne devine pas.
La ville est entrée dans notre chambre
Sans se gêner
Comme si elle était chez elle…
Puis, vers deux heures du matin,
Tu as refermé la fenêtre
Et l’as envoyée se coucher.
Un meeting réussi
De la fenêtre du restaurant qui donne sur la mer
(Au milieu du quai où sont alignés les restaurants
Près de l’embarcadère principal de l’île)
Patricia jette dans l’eau des boulettes de pain.
L’eau est transparente. On peut voir le fond
Les rochers, les algues, une jante de voiture…
Et soudain, comme surgis de nulle part,
Se forme un meeting de poissons
Noirs et fuselés qui ressemblent a des mulets
Et qui montent vers la surface
Pour téter délicatement le pain mouillé et l’engloutir.
« C’est un succès facile. Les dictateurs et les démagogues
Ne s’y prennent pas autrement… », me dis-je,
Un peu jaloux ; moi qui ai plus de mal
À réunir les foules.
Soir d’octobre à Istanbul
Il fait si doux… On ne se croirait pas en octobre
Le marchand de roses descend la rue en pressant le pas
Sans proposer ses roses à personne.
(Nous étions justement en train de nous demander
« Dans Istanbul, où sont passées les roses ? »)
Tu bois ton raki, nuage blanc accompagné d’un peu
De fromage et de melon, blancs aussi
Et tendres comme le sourire d’une journée heureuse.
Les mains de Fatma, l’œil de la chance, les lampions dorés
Et les assiettes décorées de motifs à fleurs
Brillent sur l’étal du marchand de souvenirs.
Un groupe de jeunes gens dévale la rue
En criant des slogans contre le gouvernement
Qui laisse massacrer leurs frères kurdes
De l’autre côté de la frontière.
Une femme passe, un foulard sur le visage
(Ce n’est pas pour se cacher du regard des hommes).
Voilà que tes yeux se mettent à te piquer
Non, ce n’est pas ma faute…
(Il y a déjà bien assez de raisons de pleurer dans ce monde)
C’est qu’une légère odeur de gaz lacrymogène
Flotte maintenant à la terrasse des restaurants.
La vie simple
Posés sur une assiette blanche
Des fruits découpés,
Des quartiers de pommes,
De poires, d’oranges,
Des tranches de melon,
De gros raisins noirs…
La vie pourrait être simple comme ça.
Et si ce n’est pas le cas
Nous savons pourquoi.
Octobre 2014