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Archive pour novembre 2014

Pour Pier Paolo Pasolini

Samedi 22 novembre 2014

Une lettre perdue, pour Pier Paolo Pasolini

Pasolini foot

Communiste de l’âge des premiers chrétiens
tu marches les pieds nus sur un chemin de terre
le long d’un terrain vague dans les faubourgs de Rome.

Un engin de travaux publics, une excavatrice, rouille
sur le chantier qui semble abandonné
au milieu de la glaise des fondrières.

Tu as connu la lumière de la Résistance
mais aussi l’aveuglement des feux de camp
et le jour blanc qui n’en finit pas.

Les buissons portent des couronnes de baies
noires à l’endroit où ton frère a perdu son sang
;d’elles, on dit qu’elles sont un poison violent.

C’est dans la brume d’une fin d’été que s’évapore l’Italie
des jeunes paysans en habits de velours
qui se promènent, un rossignol entre les mains.

Et toi marchant vers eux tu cherches en vain
une religion de l’amour pour relier les hommes
et unifier la Terre.

Tu as déserté l’église où nul dieu ne loge
et ramassé les cendres de Gramsci pour les faire danser
dans la lumière d’un cinéma de plein air.

Sur la décharge à flanc de colline flambe l’âcre feu
des années soixante où brûlent les ordures
de la société de consommation.

Frère terrestre, frère impur hanté par l’idée
de la pureté, misérablement humain
qui se déchire aux épines du chemin.

Non pas Homme nouveau, ni peut-être total,
mais l’homme antique, le toujours changeant
qui se sent au printemps comme neuf.

Sempiternelle question de la nature humaine…
« L’homme est un processus, disait Gramsci,
le processus de ses actes. »

Ton destin était d’être un passager inquiet
en ce monde déraisonnable et beau
où sont menacés le sens et la beauté.

Ce fut à l’apogée du communisme italien
que tu le vis de l’intérieur dévoré
par la sociale démocratie, la conquête de l’Etat,

Le charme discret de la bourgeoisie et les séductions
du pouvoir. Une Alfa Roméo le doublant sur la route
fait déraper le triporteur dans le fossé…

Le temps de la révolution est-il donc passé ?
« Notre histoire est finie », disais-tu.
Pourtant, la moitié du monde va toujours nu-pieds.

Nous n’avons pas su inventer encore
une vie nouvelle frugale et matinale
où tous auraient leur place.

L’aura d’une aube dédorée auréole tes traits.
Les révolutionnaires ont (mais pas toujours)
le sens du sacré, de la vie, de l’amour.

Dans la passion désespérée d’être au monde
« Ce n’est qu’aimer et que connaître,
disais-tu, qui compte ».

Près des panneaux publicitaires, sur le trottoir
qu’envahissent les herbes folles, les jeunes en Vespa
portent en eux un dieu qu’ils ne connaissent pas.

On t’a retrouvé, toi que blessaient les stigmates
de tous ; ton corps martyrisé sur la plage d’Ostie,
massacré par des voyous, des fascistes.

Tu es dans la bouche du peuple comme une hostie
que certains recrachent sur la route
mais tes poèmes valent mieux que le vin de messe.

Les prolétaires qui sont les plus nombreux
sont toujours seuls sur la Terre.
Déshérités ils contemplent le petit jour

qui se lève sur la vallée… Tandis que dans leurs villas
quelques privilégiés négocient un contrat
de cryogénisation pour l’au-delà.

Ils ont comploté de coloniser l’univers
mais nous, nous ne comptons pas sur les extra-terrestres.
Nous ne rêvons pas de partir… la vraie vie est ici.

Quand nous aurons détruit la Terre, pourra-t-on
exfiltrer toute l’humanité ? Si la seule vie
est ici-bas, le salut commun est dans le partage.

21 novembre 2014

 Ce poème est paru dans le numéro 235 de Cerises

Peire Vidal – Le Loup amoureux

Samedi 8 novembre 2014

Les éditions Federop viennent de publier, dans leur collection dédiée aux troubadours, un choix des poésies de Peire Vidal que j’ai traduites de l’occitan.


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Peire Vidal est un de nos grands troubadours. Sa vie (qui va de la fin du XIIème siècle au début du XIIIème) semble avoir été passablement agitée. Fils d’un « pelissier », un fourreur de Toulouse, il fréquenta plutôt les cours, les chevaliers, et surtout leurs dames. Homme du Sud-Ouest, il a beaucoup voyagé. On le trouve à Marseille, en Italie, en Espagne, à Chypre, et même en Hongrie…  Mais c’est la Provence qui fut sa terre d’élection. Sa trace se perd après son passage à Malte, à la cour du corsaire Enrico Pescatore.
Peire Vidal se distingue à la fois par son art poétique raffiné (le « trobar ric »), et par sa vigueur, sa sincérité, sa fantaisie. Poète de l’amour, il a aussi écrit nombre de poèmes politiques. Chez lui le lyrisme se mêle au sens de la satire et la « chanso » au « sirventès ».
D’après son biographe, Peire Vidal « s’éprenait de toutes les belles dames qu’il voyait et toutes les priait d’amour » .
L’une de ses aventures les plus marquantes est celle qui l’unit à la Louve de Pennautier.  Pour attirer son attention, Peire Vidal se serait mis un beau jour à gambader dans les fourrés entourant le château, couvert d’une peau de loup ; si bien que les bergers l’auraient pourchassé, rossé et laissé pour mort. Après quoi la dame et son mari l’auraient recueilli et soigné.
À travers cette mésaventure, qui fait penser au Roman de Renard ou aux fabliaux du Moyen-Âge, on voit comment survit dans la poésie d’un troubadour (et dans sa « geste » amoureuse) toute une tradition païenne qui a bien peu à voir avec l’idée chrétienne de l’amour que l’Église tentera d’imposer.
« Il chantait mieux que nul homme au monde, et fut bon « trouveur », dit son biographe ; et faisait plus beaux airs, et grandes folies d’amours et d’armes. »
Peire Vidal, c’est la vitalité du désir jointe à l’extravagance du comportement. Et il nous touche toujours, comme un frère vantard et fantasque, ayant toujours en tête la quête et la conquête du bonheur.


Peire Vidal

En respirant je hume l’air

En respirant je hume l’air
Que je sens venir de Provence
Tout ce qui vient de là me plaît
Si j’en entends dire du bien
Alors j’écoute en souriant
Et j’en demande pour un mot cent
Tant j’aime entendre en bien parler

Il n’est de plus douce contrée
Que celle entre le Rhône et Vence
Enclose entre mer et Durance
Ni où s’éclaire si pure joie
Aussi parmi ces nobles gens
Ai-je laissé mon cœur joyeux
Auprès de celle qui fait rire les tristes.

On ne peut mal aimer le jour
Où d’elle on a la souvenance
En elle la joie naît et commence.
Celui qui en ferait l’éloge
Disant du bien ne mentirait
Elle est la meilleure, sans conteste,
La plus noble qui se voit au monde.

Et si je sais rien dire ou faire
C’est bien à elle que je le dois
M’a donné science et connaissance
Par elle je suis gai et chanteur
Et tout ce que fais d’avenant
Me vient de son beau corps plaisant
Même quand de bon cœur je songe.

 Ab l’alen tir vas me l’aire

Ab l’alen tir vas me l’aire
Qu’eu sen venir de Proensa :
Tot quant es de lai m’agensa,
Si que, quan n’aug ben retraire,
Eu m’o escout en rizen
E·n deman per un mot cen :
Tan m’es bel quan n’aug ben dire.

Qu’om no sap tan dous repaire
Cum de Rozer tro qu’a Vensa
Si com clau mars e Durensa,
Ni on tant fis jois s’esclaire
Per qu’entre la franca gen
Ai laissat mon cor jauzen
Ab leis que fa·ls iratz rire.

Qu’om no pot lo jorn mal traire
Qu’aja de lieis sovinensa
Qu’en liei nais jois e comensa
E qui qu’en sia lauzaire
De ben qu’en diga no·i men ;
Que·l melher es ses conten
E·l genser qu’el mon se mire.

E s’eu sai ren dir ni faire,
Ilh n’aja·l grat, que sciensa
M’a donat e conoissensa,
Per qu’eu sui gais et chantaire
Et tot quan fauc d’avinen
Ai del seu bel cors plazen
Neis quan de bon cor consire.