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Le texte entier :
La prosopopée des chaises
Vous ne dites rien, vous restez là, toute la journée,
coi et buté dans votre coin.
Vous êtes une chaise.
Vous avez la tête… dure, on dirait du bois, vous êtes émotif…
sentimental comme un moulage plastique, sensible à la beauté comme un tube d’acier
ce qui est normal
puisque vous êtes une chaise.
Vous êtes d’une patience à toute épreuve, vous ne faites pas de politique, vous n’avez d’ailleurs aucune opinion personnelle sur aucun sujet particulier,
car vous êtes une chaise.
Vous tournez obstinément le dos à l’étranger qui entre dans la maison, vous regardez la table de la salle à manger, comme si vous aviez peur qu’on vous la vole,
vous êtes étroit et raciste.
Vous êtes une chaise.
Vous passez votre temps à quatre pattes, prostré là où on vous a posé, dans la cuisine ou le salon,
vous n’avez pas de revendication,
vous faites votre boulot sans l’ouvrir, jusqu’au jour où malencontreusement vous vous
cassez une patte,
alors on vous jette ;
car vous n’êtes qu’une chaise.
Si vous aviez fait des études, si la fortune vous avez souri, vous auriez pu prétendre au rang de siège.
Mais vous n’êtes qu’une chaise.
Vous prenez des airs distingués, vous vous tenez toujours droit, vous êtes particulièrement guindé et collé monté,
mais n’importe quel cul peut se poser sur votre nez,
vous ne protestez jamais.
Je crois que vous êtes une chaise.
En fait,
vous êtes sourd et idiot.
(Peut-être bien que vous êtes une chaise.)
On vous a vu dans une taverne
chevauché par des soudards dansant une ronde endiablée autour de la pièce,
vous ne vous souvenez bien sûr de rien.
Vous ne connaissez pas l’Histoire.
Vous êtes une chaise.
Vous avez oublié le bruissement des forêts, les confidences de l’humus, le cri du geai,
vous ne connaissez rien de la nature.
Vraiment, vous êtes une chaise.
Pour vous le monde est rond ou carré,
quelle que soit votre taille, votre couleur ou votre forme, vous répondez
au concept de chaise,
comme un chien répond à l’appel de son maître.
Pourtant, vous ignorez tout de la philosophie,
vous ne possédez pas le moindre rudiment de dialectique,
vous ne soupconnez rien de votre double
nature
de valeur d’usage et de valeur d’échange
et ce qu’on fait de vous, malheureux, ne vous fait ni chaud, ni froid.
Vous êtes une chaise…
Et maintenant,
vous me dites que ce n’est pas vrai,
que vous en avez assez de ce poème,
et que, d’ailleurs, vous n’êtes pas une chaise…
D’accord…
Alors,
prouvez-le.
(in Si les symptômes persistent, consultez un poète, Le Merle moqueur / Le Temps des Cerises)