Je pense à toi dans la rade de Cherbourg
et à tes hanches pleines comme des flancs de sous-marin .
(Toutes les femmes ont des hanches, comme les violoncelles et les vaisseaux
et toutes les femmes sont des vaisseaux de haute mer).
Mais où sont passés les parapluies ?
Où sont les robes à fleurs ?
Où sont les demoiselles ?
Et la ronde des desserts,
fraises des bois, guirlande des pompons de la marine
pour jeunes filles romantiques et solitaires que l’uniforme émeut ?
« Ah ! que la guerre était jolie »
quand la chantait Apollinaire …
Mais l’attrait du beau militaire n’est plus ce qu’il était;
même la moustache réglementaire a perdu de son attrait.
Dard noir dissimulé à l’extrémité de la presqu’île du Cotentin,
en cale sèche, dans un bassin de radoub de la rade de Cherbourg,
sommeille Le Redoutable.
Après une longue carrière de voyageur paresseux sillonnant les mers à petite vitesse
sans autre but que la promenade,
après avoir, en onze ans de bons et loyaux services pour la France, la dissuasion nucléaire et la gloire du général De Gaulle,
fait plus de trois fois sous les flots la distance de la Terre à la lune,
il coule maintenant une retraite heureuse
à la Cité de la mer, énorme et noir
comme un gros cigare.
On dirait un requin de 128 mètres de long qui n’aurait ni bouche ni œil.
Avec la puissance de son réacteur, on pourrait fournir en électricité une ville de 100 000 habitants.
(à l’intérieur, un étroit boyau pour circuler et un enchevêtrement intestinal de tuyaux, de manettes de turbines et de manomètres).
Dehors dans le ciel bleu glacial au-dessus de la Cité
de la mer, les mouettes poussent leur cri de sorcières…
Je pense à toi, dans la rade de Cherbourg,
toi que l’acier glacé des armes n’a jamais fait jouir et à tes hanches nocturnes et pacifiques de collines, tes hanches blanches incomparablement plus accueillantes que les hanches du Redoutable,
tes hanches qui ont donné le jour.
Il est un peu passé l’attrait du beau militaire
mais qui sait s’il ne reviendra pas, le sabre et le goupillon…
(Déjà le soir à la télévision vous pouvez vous payer Sainte Thérèse de Lisieux
pour 2, 50 euros, le ministre en visite aux armées le soir du réveillon et le pape en toute saison.)
Dans les aquariums de la Cité de la mer évoluent
lentement les étoiles de mer,
des méduses ombellifères, des hippocampes,
et des poissons des tropiques, des demoiselles saphir, des licornes, des poissons papillons, des chirurgiens voiliers,
des cochers solitaires, des nettoyeurs, des poissons soldats rouges, des marignans tachetés, des pois-sons coffres cornus, des poissons oiseaux
des bathyscaphes, des rémoras et des enfants…
Si l’amour était au poste de commande
nous pourrions apprendre à devenir utiles …
Finie la carrière du Redoutable
et celle de ses frères : le Terrible, le Foudroyant, l’Indomptable, le Tonnant, l’Implacable…
Avec les trésors de la technique nous pourrions inventer des sous-marins puissants
capables d’explorer le fond des océans
et d’aller à la rencontre des 10 millions d’espèces inconnues qui vivent encore sous les eaux,
Nous pourrions créer des pouponnières au fond des mers pour nourrir toute l’humanité,
Nous pourrions dessaler l’océan et porter à boire au désert
ou, tout simplement, pour plaire aux petits et aux grands
sans autre but que la parade,
comme pour les sous-marins nucléaires qui dorment dans les rades,
nous inventerions des bateaux géants en forme
de sirène
avec des ventres de verre
pour visiter les mers…
Voilà ce que nous pourrions faire
si nous en finissions avec les guerres…
Mais sans la fierté de son épée dressée, que reste-t-il à l’Homme ?
L’homme peut-il encore être homme
s’il n’est plus guerrier ?
L’homme n’a d’avenir que dans la femme…
mais il n’est pas la femme.
L’homme des âges nucléaires apprendra à dominer sa puissance.
Mais nous garderons le souvenir de notre passé de chasseurs,
notre enfance de guerriers, notre adolescence de chevaliers.
Nous garderons le goût du jeu, de la violence,
le goût viril du combat,
nous civiliserons notre antique passion de la joyeuse destruction
et la rendrons profitable.
Chevaliers de nos Dames,
nous garderons le goût de l’acte noble et inutile, de la parade, du dévouement et du tournoi d’Amour.