Thierry, je t’écris, assis au fond du compartiment de la voiture 6
du TGV 6908 qui me ramène vers Paris
pour prolonger notre discussion entamée à l’Heure bleue
sur la nature du merveilleux.
A côté de moi, la plupart des gens semblent studieux et concentrés,
absorbés par leurs écrans, (et je fais comme eux)
Il y en a un qui écrit sans débander,
(Moi, J’en serais incapable… je veux dire : taper comme ça sur mon clavier
car, je peux l’avouer, je n’aime pas tellement ça, écrire.
Je le fais moins par plaisir que pour me forcer à penser.
Peut-être écrit-on moins pour s’exprimer
que pour satisfaire au besoin impérieux d’avoir quelque chose à dire).
Ce type aux cheveux frisés, les lunettes sur le front
est peut-être un auteur de roman policier ou érotique,
comme on en trouve aux Relay H, dans les rayons spécialisés
(En attendant, il fronce le sourcil et n’a pas l’air de rigoler).
Un autre observe des courbes, des diagrammes, des images noires
(Probablement pas un commercial examinant ses statistiques
plutôt un interne qui étudie un cas clinique).
Un peu plus loin, il y en un qui regarde un film américain
et un autre qui joue à Candy Crush sur son I-Phone
et quand même deux ou trois, un bouquin à la main…
Nous voyageons tous ensemble, mais séparément,
Chacun d’entre nous a le cul posé sur son siège
à la place qui lui a été assignée
mais sa tête est ailleurs… Être ici et ailleurs,
c’est la condition de l’homme moderne (et de la femme aussi ;
ne soyons pas sexiste). Nous sommes, pour notre malheur
ou peut-être pour notre plus grand bonheur,
doués du don d’ubiquité dont les humains ont si longtemps rêvé.
Je jette un coup d’œil par la fenêtre
Depuis le départ, le paysage est plongé dans le brouillard
Une vraie purée de pois, plutôt de la soupe de tapioca,
blanche, opaque et translucide pourtant
mais qui estompe tout. Sous sa fine couche de poussière grise,
(comme celle qu’avait laissée la neige carbonique des pompiers
dans notre voiture incendiée par des flics le Premier mai)
elle a éteint les feux de l’automne.
La France, engoncée dans la grisaille semble endormie
(Il n’y a pas que le brouillard qui nous isole,
comme une camisole de force, une chambre capitonnée
où tu peux toujours gueuler… ça ne sert à rien…
Même si certains étaient prêts à t’écouter
ils ne peuvent pas t’entendre).
Ton visage qui se reflète dans la vitre
transparent comme un ectoplasme
passe sur le paysage sans laisser de trace.
Nous sommes tous des hologrammes
des fantômes, des spectres,
nous qui rêvions du communisme
et qui aux yeux de mon voisin peut-être
et de tant d’autres appartenons au passé
alors que nous sommes bien là, assis à côté d’eux.
Mais fantômes aussi, ceux qui croient encore au capitalisme
lequel fonce dans le brouillard vers la fin du monde…
Nous sommes tous emportés dans le même train
incapables de tirer la sonnette d’alarme pour l’arrêter…
Et d’ailleurs qui en aurait envie
dans ce TGV qui traverse la brume à vive allure
enfermés dans les deux mains blanches d’une parenthèse ?
Je voudrais en profiter pour reprendre avec toi notre discussion
sur la question aujourd’hui du merveilleux.
Dans son poème la « Maison du Berger » Vigny s’inquiétait
du règne prochain des monstres mécaniques
prédisant qu’il n’y a aurait bientôt plus de muses
pour les voir passer. A quoi ont répondu Cendrars
ou Apollinaire qui connaissait le goût mauve de la nostalgie.
« Tout passe, tout casse, tout lasse… je me retournerai souvent… »
Mais aussi le temps de la raison ardente et les feux d’artifice de la modernité ;
« Allons plus vite, Nom de Dieu, allons plus vite… »
Et « crains qu’un jour un train ne t’émeuve plus »…
A chaque époque son merveilleux.
Il y eut celui des fées, des chevaliers et des licornes
auquel nous n’avons pas totalement renoncé
(et que tente de ressusciter à des fins commerciales l’Heroic Fantasy
pour qui le futur est un éternel passé).
Il y eut le merveilleux de l’utopie, les soleils électriques de Maïakovski,
Prométhée capable de rivaliser avec le feu des dieux
pour inventer le monde humain des poètes « aveniriens »,
boudietlanyie, comme ils se nommaient en russe entre eux,
qui rêvaient soviets, électricité et la Terre mise en Commune.
Ce futur qui paraissait à portée de main semble déjà lointain
car nous vivons entourés de miracles de la science
et de la technique qui ne nous font guère rêver.
« Le progrès n’est plus ce qu’il était », répètent les gazettes…
Nous vivons au milieu de charmes qui n’ont plus pour nous de charme.
On vient de découvrir la possibilité d’implanter dans le cerveau
des molécules de rêves… Ce que fait déjà tous les soirs la télé.
Les réseaux et les robots nous servent en même temps qu’ils nous surveillent.
Est-ce qu’ils nous obéissent ou est-ce nous qui leur obéissons ?
Hier, pour Marx, l’ouvrier était l’appendice de la machine
et nous nous sommes enchaînés à nos ordinateurs.
Les outils de notre liberté sont ceux qui nous emprisonnent ;
les téléphones portables, les tablettes
qui nous donnent le sentiment de l’omniscience instantanée
sont ceux qui nous font vivre un présent accéléré
qui paraît tout ignorer du futur comme du passé.
Le vrai miracle aujourd’hui, le merveilleux moderne
serait de reprendre la main sur nos outils.
(Pour cadeau de Noël dit le pull rouge d’un militant anglais
I want the means of production – je veux les moyens de production !)
Que nos I-phones par exemple nous servent
à traverser comme Perséphone la nuit hivernale des Enfers
pour revenir au Printemps sur la Terre
et reprendre pied dans le monde réel.
Car à l’âge du tout virtuel
le vrai merveilleux c’est peut-être le réel.
Il nous faut traverser l’écran de ces miroirs magiques
à qui nous demandons toujours « Qui est la plus belle ? »
pour passer dans l’envers du décor et descendre dans la rue
où peuvent se mêler les gilets jaunes, orangés et rouges du monde entier.
Que ces outils qui nous divisent, enfin nous réunissent
car nous pourrions tenir entre nos mains la tête frêle de la planète
enfant mal nourri et traumatisé par la misère et par la guerre.
(« Pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classes »
proclame un slogan bombé sur l’Arc de Triomphe
napoléonien qui n’est pas vraiment un monument républicain).
Déjà dans la brume s’allument les torches des arbres incendiés
du côté des Champs-Élysées. Annoncent-ils l’Apocalypse
de la République ? Où le retour du Printemps des peuples ?
Il est temps de sortir du tunnel, de descendre à quai et de se retrouver.
(commencé le 26/XI/ 2018, abandonné à l’arrivée du train,
puis rattrapé et achevé
Evidemment cela mérite beaucoup, beaucoup de réflexions et plus encore. Oui, le capitalisme va dans le mur, mais nous fantômes, ouvriers dociles du virtuel (brr) ou révoltés, comment briser le plafond de glace? Jeanine
Admirable, très admirable poème, cher Francis, politique au sens le plus puissant du terme, un modèle de dialectique vivante, de pensée qui se cherche et se trouve en avançant. Et débouche exemplairement sur ces vers d’une justesse parfaite :
« Car à l’âge du tout virtuel
le vrai merveilleux c’est peut-être le réel. »
Le réel en tant qu’il est à reconquérir sur tous les leurres, les opiums, les merveilleux de pacotille, les écrans de fumée, les aboiements des chiens de garde.
Je suis frappé comme toi par la force et poétique et politique de certains slogans des gilets jaunes.
Ìl y a là, en dépit de parasitages dont certains sont odieux et dangereux, une vraie révolte de fond. Saura-t-elle accoucher d’une révolution ?
Le slogan corrigé « Pas de Pays (pais / paix) entre les classes est aussi excellent!