Le 31 mars 1889, était fêté la fin du chantier
de la Tour Eiffel pour l’exposition universelle
du 5 mai au 31 octobre 1889 et le centenaire
de la Révolution française.
Plus de 400 ouvriers y ont travaillé pendant deux ans.
Pour le centenaire de la Dame de Paris,
j’avais écrit ce poème,
accompagné d’une sérigraphie de François Féret.
À François Féret
Pour l’avoir peinte et baptisée
Je sais ; ça n’est pas normal
ça pourrait même devenir inquiétant
mais je suis amoureux d’une demoiselle
plus âgée que moi
qui fête cette année
sa centième année
Elle est belle et s’appelle
« La Dame
de la Tour Eiffel »
Vous me direz :
C ‘est banal
Aujourd’hui tout le monde
– plus ou moins mais quand même –
aime
le cunéiforme fanal
C’est ainsi que les jours de brume
quand le ciel bougon avale
tout le deuxième étage
nous sommes quelques milliers
de veufs à travers la ville
qui errons l’âme en peine
le cœur en berne
inutiles
comme des mutilés
à scruter le front de Seine
en quête d’une apparition
De temps en temps, nous levons la tête
Nous guettons sa silhouette
d’échassier farouche et maniéré
d’élégante nubile
de grande capricieuse
qui nous laisse en carafe
Nous l’aimons, la précieuse, la fragile
debout, les pattes écartées
Elle se penche, comme une girafe
pour boire
le soir
l’eau grise sous les ponts…
Depuis ce temps qu’elle veille sur nous et sur nos ponts
« Bergère Ô Tour Eiffel »
la crainte nous prendrait de la voir s’en aller
car les bergères à ce qu’on dit s’envolent
elles jouent les filles de l’air
et partent vers les villes
pour y vivre leur vie
Des fois, elles se marient
et finissent très tard
le soir au fond d’un bar
ou derrière un guichet
Et dans les froids alpages
plus personne jamais
n’entend parler
de celles
qui n’ont pas été sages
C’est qu’il ne faudrait pas
qu’elle se fasse la belle
Notre Dame
de la Tour Eiffel
Très Sainte Mère
et très vierge
et catin
Car – de vous à moi –
nous en avons besoin
Aux premiers jours, c’est vrai
on a poussé des cris
des hauts et des petits
Mais à force
on s’est habitué
à cette grande gigue
à cette vieille fille
effrontée qui nous fait
du gringue sur les quais
avec des mines
de ne pas y toucher
Oui, on s’est habitué
à ses grands airs
à son port de princesse
où ne s’attachent que les nuages
à son élégance
sa gorge immense
ses amygdales
son galbe, ses hanches
ses anses de métal
la douceur de ses courbes
et son corset d’acier
le porte-jarretelle
de ses jolies poutrelles
ses croisillons
ses hauts talons
sa dentelle de fer
et sa chair féminine
Ah ! mais qui sait vraiment
le sexe
de la Tour Eiffel
ses désirs, ses émois
et sa joie
Et les choses terribles
qu’elle murmure
à l’oreille de la ville
quand elle lui fait l’amour ?
Notre idole
est un être androgyne
Elle ouvre grand les cuisses
et pointe vers le ciel
elle le fore
et l’affole
et l’air
qui passe par ses trous
en est tout retourné
Mais elle s’offre
au moindre signe du soleil
à la moindre caresse
à l’amour d’un passant
à la tendresse
et prend dans ses filets
toute existence ailée passant à sa portée
Le malheur
le bonheur
se retrouvent captifs
dans la nasse verticale
de son beau regard
inverse qui se reflète
(miracle de la chambre noire)
dans les yeux de ceux
qui jettent
leur vie par-dessus bord
Les suicidés
qui en perdant le nord
ont perdu
leur étoile polaire
et tombent en poussière
quelque part dans la Voie lactée
entre la constellation consternée
de l’Ours mal léché
et celle, calculatrice,
du banquier glacé
qui inlassablement
compte et recompte
ses banquises
(La femme du métro
assise en face de moi
porte le masque blanc
de l’Inconnue de la Seine)
mais elle
quand tout vacille
quand tout bascule et se défile
elle se tient
debout
plantée sur la ville
Elle est l’axe
qui passe
par la tangente de nos centres
le carré de l’hypoténuse
le milieu céleste de la circonférence terrestre
l’oblique de nos amours
la perpendiculaire
se nos corps allongés
entre nos draps, entre nos suaires
et qui dérivent à ses pieds
dans les flots pâles des jours à l’eau
Sous le pont des âmes
sous le front de l’alme
sous les monts des dames
sous le mont d’une dame
qu’on appelait Vénus
ou bien peut-être Diane…
Oh ! là, un peu de calme…
Jeune ami qui renâcles
résistons à l’ivresse
des mots en liesse !
Ce n’est pas un si grand miracle
que d’en pincer pour cette Dame
qui à son arc a tant de cordes
qu’à tous vents elle sème ses flèches
(Dans le café
deux femmes, à la table à côté
débattent des mérites comparés
de la Marie-Brizard et de la Suze-Cassis)
C’est vrai qu’en sa jeunesse,
poursuit mon contradicteur,
elle fut fort décriée
Mais ce temps est passé
Inutile d’en rajouter
Paris et elle se sont accommodés
et quand ils sortent dans la rue
bras dessous, bras dessus,
les gens peuvent penser
qu’ils sont ensemble
depuis une éternité…
La Tour Eiffel
ne porte pas d’ombrelle
Elle marche dans la rue
d’un bon pas, tête nue
Salière géante
si on la renverse
il en tombe
une pluie d’étincelles
En vérité, je vous le dis
elle a tout connu
l’Exposition universelle
les présidents du Conseil
les Affaires, les Colonies
Elle a bien connu
la Mata Hari
la belle espionne de Vittel
de son vrai nom Gertrude Zelle
qu’on a fusillée sans merci
Et d’autres dont les noms passent
le fantôme de Fantômas
les amateurs d’émotions fortes
les bricoleurs de parachute
et leurs chutes
mortelles
(l’un s’appelait Reichelt
il fut tailleur et Autrichien)
Elle a exercé
pas mal de métiers
a tourné pour le cinéma
et la publicité
Un certain Citroën
pour deux millions cinq cent mille francs
un jour s’est payé sur son ventre
son nom, en lettres de lumière
Elle a servi sous les deux guerres
Elle a été mobilisée
comme agent de liaison
(et des liaisons, elle en a eues
de plus ou moins fréquentables)
à la Libération
elle a servi de night-club
privé pour les soldats
de la US Army
Aujourd’hui son restaurant
où les huîtres pleurent dans un verre
de champagne
est fréquenté par d ‘autres étrangers
des touristes japonais
des hommes d’affaires américains
des femmes d’argent saoudiennes
et de petits soldats de plomb…
Quant à vous
les Espagnols d’Aubervilliers
les Africains d’Issy
les Parisiens d’ailleurs
les Chinois de Bercy
les Arabes d’à côté
les vrais enfants d’ici
qui jamais
là-haut
n’êtes montés
n jour
je vous inviterai.
Car pour l’instant, c’est vrai
ma Gente dame
la plus populaire des sept merveilles de la Cité
fréquente assez peu les banlieues
elle traîne plutôt dans la haute
mais elle est sortie du ruisseau
et reste proche du pavé
on dit qu’elle a fait le trottoir
elle porte une lanterne rouge
elle est la reine
du plus vaste des lupanars
la marraine esseulé
des filous et des anars
à l’heure mauve où Lupin s’enfuit
sur les quais de la Seine
elle fait le tapin
Elle a bon cœur
Les jours de semaine et de fête
elle accepte
de faire la courte échelle
aux petits et aux grands
qui la grimpent
pour monter au ciel
Quand les nuages se dissipent
au-dessus de Paris
(et les nuages aux rondeurs amoureuses
au-dessus de Paris
sont souvent dissipés)
certains prétendent avoir vu
à son sommet
deux grandes lèvres
outrageusement fardées
qui s’étalent sur le ciel
deux lèvres
ballon rouge dirigeable
pièce détachée
d’une poupée gonflable
de dimension atmosphérique
amarrée à la terre
par un filin d’acier
Des histoires ?
Elle en a eues sur son trottoir
On a voulu la démonter
On a voulu la faire sauter
On l’a vendue à la ferraille
mais elle s’en est toujours tirée
Elle a enjambé son époque toujours en avant du progrès
Les premiers mots qu’a balbutiés
la TSF, c’était elle
et la télé aussi
Aujourd’hui quand elle y songe
elle a lancé au monde
toutes ces années
tant de messages importants
et tant de banalités
que la tête lui résonne
que le crâne lui bourdonne
(Elle aurait bien besoin
de s’aérer
le troisième étage…
Elle aimerait parfois
s’en aller en voyage
Visiter ses copines
les chutes d’Igaçu
ou la Muraille de Chine)
Mais à part ce regret
tout va bien
À cent ans, elle a toujours
bon pied, bon œil
toutes ses dents
une santé de fer
(les radiologues n’en reviennent pas)
et des nerfs d’acier
Ces dernières années
pour ne pas s’empâter
elle a suivi un régime
Et a perdu ainsi
plusieurs tonnes de métal
(Elle tient beaucoup à sa réputation
de chef d’œuvre de légèreté)
elle reste jeune
et s’est offerte
il y a peu une beauté :
désormais, de la tête aux pieds
chaque nuit, elle est illuminée…
Pour demain
elle ne s’en fait pas
Elle sait
qu’elle sera dépassée
non qu’elle soit trop petite
Au contraire
parce que sa taille est un défi
mais elle s’en fiche
C’est ainsi que va la vie
elle reste belle
et folle
comme au premier jour
Elle reste le symbole
de la modernité
ce désir toujours
de jeter une jambe
plus en avant que l’autre
qui nous fit lancer
hier des cathédrales de métal
aujourd’hui des sondes spatiales
À chaque époque son avant-garde
Il y a toujours des idées
à gifler
des idées et des goûts
aux joues
trop grasses d’évidence
À chaque temps sa tache
Hier
la Tour éclatée de Delaunay
disait, dans tous ses états
le monde en mouvement
Aujourd’hui
à nous de rassembler
les pièces détachées
de la fusée humaine
La dame
de la Tour Eiffel
quant à elle
sur sa rampe de lancement
droite et fine
veille
Comme on dit
« Elle se pose là »
et s’y trouve bien
Et si elle a
une morale
C’est :
Être
et se dresser.
Commencé dans le métro,
poursuivi dans un café parisien,
rattrapé et achevé à la terrasse d’un Hôtel des Deux-Alpes
Le 23 févier 1989
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