1
La zone commerciale aux abords de la ville est déserte,
Tous les entrepôts sont clos, les boutiques sont fermées
Du ciel on aperçoit un regroupement d’humains autour du magasin Carrefour
Le silence s’est installé sur une grande partie de la Terre
Des gens déambulent en tenant leurs distances les uns envers les autres
Ils se méfient de ceux qu’ils croisent,
Quand on les approche de trop près, certains vous jettent un regard haineux
Mais pour la plupart, la mutation génétique n’est pas encore achevée et ils sont encore humains
Quand ils se connaissent, ils échangent deux trois mots en signe de politesse, petits cadeaux tendus au bout de longues perches, comme feraient des sauvages enfermés dans leurs cages
Les caissières ont le visage protégé par une visière de plexiglas
qui leur donne des allures de cosmonaute
La ville est à l’arrêt, toute vie suspendue
comme un plancton rare et fragile qui flotte dispersé à la surface du jour
On se croirait dans un film catastrophe américain,
le jour d’après…
(Mais peut-être en sommes-nous encore au jour d’avant)
2
Nous entrons en apnée dans un monde nouveau
où les individus flottent dans l’air comme des ectoplasmes
attentifs à ne pas se toucher, à garder une distance de sécurité avec leur prochain, maintenant lointain
Nous entrons dans les magasins avec sur le visage un masque improvisé de cambrioleur,
la tenue du parfait casseur
mais nous ne cassons rien
(Nous cousons nos propres masques artisanaux avec des tissus de fortune
Quelques-uns s’imaginent qu’ils réinventent ainsi l’économie en circuit court
frugale, autosuffisante et écologique et que cela suffit à changer le monde)
En fait, nous sommes là pour nos courses de première nécessité et pour faire marcher la grande distribution
Nous portons des gants chirurgicaux
mais nous n’opérons pas le monde à cœur ouvert
Nous déambulons dans les allées, le souffle court, en retenant notre respiration
Pendant que nous suivons sur le sol le parcours qui nous a été tracé, nous prenons soudain conscience du lien qui nous unit
au rat de laboratoire
Nous participons à notre insu à une expérience, in vitro, inédite
à l’échelle de la planète
Nous sommes des cobayes
qui ne savent pas très bien
ce que l’on va faire d’eux.
3.
Depuis que nous nous sommes retirés
les animaux se croient chez eux
On a vu des bouquetins s’aventurer en ville,
un puma escalader le mur d’un jardin,
des sangliers entrer dans la zone commerciale
et des renards s’en donner à cœur joie dans nos poubelles
Quant aux oiseaux,
dans le silence de la ville, ils se font à nouveau entendre
et ils continuent de siffler comme avant
avec leur insolence coutumière,
Avant que le jour se lève, j’ai entendu le merle chanter près du lilas
Un chat glisse entre les herbes au pied des cerisiers en fleur
Les animaux se croient chez eux et ils le sont
Ils n’ont visiblement aucun sentiment de culpabilité
Le modeste pangolin
qui ne sait, menacé,
que se replier sur lui
pour se mettre en boule
le pangolin, auquel personne ne prêtait attention,
en a profité pour se faire une publicité planétaire
Qu’il soit peut-être pour quelque chose
dans la transmission du virus à l’homme ne l’affecte pas
Les animaux se croient chez eux
Et notre zoonose ne les rend pas moroses
4.
Soudain, de derrière mon Mac, surgit un rat blanc
Il passe son nez derrière une rizière, un iceberg, une cascade en forêt et un lac de montagne qui défilent sur l’écran
Puis, il hésite, se rétracte et retourne derrière
C’est la chaleur qui doit lui plaire,
le ronronnement peut-être
(L’ordinateur est un chat
et le rat, notre semblable, inconscient comme le sont les hommes,
cherche refuge, sécurité et protection auprès de ce robot-félin)
Va-t-il tenter de vivre à l’air libre,
sortir du carton à chaussures dans lequel on l’a transporté
et fureter librement parmi les herbes du jardin,
au risque de se faire dévorer par un félin de chair, d’os, de poils et de griffes ?
Peut-être trouvera-t-il refuge dans un bout de tuyau,
disposé-là à son intention par un humain
(Car, contrairement à la réputation qu’on leur fait
les humains peuvent se montrer
très humains avec les bêtes)
5.
Quand il est entré dans la famille
ce rat était si craintif qu’il a été baptisé
« Trauma »
Comme tous les rats, il est omnivore
mais on le nourrit surtout à base de graines
(Les végétariens, c’est connu, sont moins dangereux).
6.
Pendant ce temps,
nous, nous passons notre vie devant les écrans
Mais y-a-t-il une vie derrière les écrans ?
Dans la nuit nous avons débarqué sur une autre planète
Un monde où les robots nous demandent régulièrement de faire la preuve que nous sommes bien des humains
(car, a priori, ils ne nous croient pas)
Au temps de Marx, l’ouvrier était déjà l’appendice de la machine
Aujourd’hui, même en dehors du travail, au bureau, dans nos transports et jusque dans nos nuits d’insomnie, comme pendant nos longs loisirs
nous sommes tous les appendices de nos écrans
Peut-être dormons-nous…
Peut-être avons-nous déjà été plongés dans un coma artificiel ?
Devant nos yeux s’écoule un flot continu de pastilles colorées
Le Lethé est un fleuve de lait allégé dans lequel nous baignons
Notre nouveau liquide amniotique
Dans cet univers virtuel
la tête vit, séparée de la main
Elle peut bien s’imaginer changer les choses, mais la tête séparée du corps,
la tête individuelle, coupée des masses,
n’attrape rien
Elle peut promettre, rêver, menacer…
Mais la tête enfermée à l’intérieur de son écran bleuté ne fait pas la révolution
Allons-nous nous réveiller ?
7.
J’ai fait un rêve…
Le gros rat blanc qui avait passé sa tête par la lucarne de mon ordinateur portable
portait maintenant des lunettes rondes
Il s’était changé en rat savant de laboratoire
vêtu d’une blouse blanche
et le voilà qui m’expliquait le monde
dans lequel je venais juste de débarquer,
à peine franchis la zone d’exclusion et le sas de décontamination,
avec ma charlotte transparente sur la tête et mes sur-chaussures en plastique bleues
« Vous voici maintenant en sécurité, me dit-il
Vous n’avez plus rien à craindre
nous nous occupons de tout
Chaque matin, nous vous fournirons votre dose de graines lyophilisées
(céréales – maïs et blé – 40% minimum – oméga 3 – additifs nutritionnels – protéines brutes – vitamines A et D – graisse – cendres et cellulose…)
Pas de viande, pas de sexe, pas de politique, pas d’alcool ni de poésie
Les conditions de votre reproduction étant strictement réglementées
tout se fera en éprouvette
Et, les contacts physiques entre humains étant désormais interdits
pour éviter toute contagion,
la masturbation est fortement recommandée et même
obligatoire
Mais, comme nous ne sommes pas des monstres
et comme vous appartenez à un espèce imaginative qui ne peut pas se passer de rêves et de fantasmes,
on vous implantera directement dans le cerveau
de petites antennes 5G pour réceptionner en continu tous les programmes des chaînes Internet
avec séries policières, jeux télévisés, films d’action et pornos assermentés
garantis conformes aux normes européennes de respect de la biodiversité
Ainsi, vous pourrez passer le plus clair de vos journées à somnoler
plié en deux sur votre canapé ou dans un tuyau de chantier
Pour sortir
il vous faudra un laisser-passer
et comme nous ne faisons confiance ni à votre sens
des responsabilités ni à votre intelligence
nous vous suivrons à la trace
grâce aux puces que nous avons installées sous votre peau
La nuit, par contre, vous pourrez vous agiter,
tout déplacer dans votre litière,
réorganiser votre chantier
et faire tourner jusqu’à l’aube la petite roue
à aube de votre cage
pour assurer la production,
faire fonctionner l’économie
et garder la forme.
De temps en temps, c’est inévitable,
ici ou là, éclatera une émeute de la faim,
des scènes de pillage
que notre police réprimera sans pitié
Mais comme vous n’aurez pas d’armes,
vous ne pourrez pas riposter. »
C’est à cet instant précis
comprenant soudain que je n’avais pas rêvé
que je me suis réveillé.
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