Je voudrais découper,
comme une part de gâteau pour le quatre heures des enfants
à déposer sur la table commune
de l’humanité
un grand morceau de ville
avec en son centre
un jardin public.
Les hautes grilles
y sont plantées comme une rangée de dents.
Sourire panoramique
du Jardin public,
ogre maternel
bien intentionné
qui ouvre grand sa gueule
et ne dit rien,
le Parc
où passent, invisibles à nos côtés,
les Parques,
le Grand jardin public
qui se tait
entre l’ombre et la lumière
dans la paix
de ce jour d’été…
Derrière les grilles qui enferment et protègent
la profusion du feuillage en prison,
liberté végétale en résidence surveillée,
image
de notre humaine condition,
de ses limites
et de sa relative extension
possible,
derrière les grilles
hérissées de piques
(pacifique rappel
de la Révolution)
qui montent la garde
autour de ce territoire libéré,
de cet espace réel et rêvé,
à l’écart
de l’agitation de la ville,
de la circulation automobile,
de la course et des contraintes
du travail et des courses,
je regarde
les enfants qui jouent,
et se courent après,
les enfants qui crient, qui tombent, se relèvent,
qui tournent sur leur vélo
glissent sur le toboggan
ou tapent dans un ballon.
Je regarde les mères assises sur le parapet de béton
qui court tout autour de la pelouse de gazon,
côté à côte les mères
qui portent le foulard
et celles qui ne le portent pas.
Je vois quelques vieux
Arabes, Français, Chinois,
assis sur des bancs
qui ne font rien, apparemment,
mais qui tuent le temps.
(Ici, se mêlent les générations
les hommes et les femmes,
les moineaux et les pigeons).
Dans un coin, deux Algériens
– faute de Dames, peut-être –
jouent aux échecs
autour d’une petite table.
Un groupe d’Antillais
au pied d’un arbre
danse au son
d’un autoradio.
Des jeunes et des moins jeunes
qui ont l’air d’être là
ont la tête ailleurs
concentrés sur leur téléphone portable…
Et là-bas,
deux amoureux
debout contre la grille
s’embrassent tendrement.
Ici, nul patron,
nul employé,
nul banquier
nul commerçant et nul client…
Que des êtres vivants.
Ici,
dans ce jardin public
chacun réapprend
pendant un moment
l’art si important
de ne rien faire.
– Pratique
que j’aimerais vivement recommander,
même si
en pratique
je ne sais guère
(mauvais exemple)
m’y adonner. –
Il y a même
quelques individus qui se livrent
à une activité aujourd’hui largement réprouvée
quasiment interdite : lire un livre…
2.
Le Jardin public est l’endroit
où la ville et la campagne
se retrouvent pour échanger aux yeux
de tous sans en faire aucun mystère des vœux
de fiançailles.
Ici la Nature, taillée, entretenue, éduquée
apprend les rudiments
de la mathématique, de la géométrie
et les lettres rondes de l’alphabet.
Ici, la Nature s’est assise sur un banc
de l’Ecole publique
et fait ses gammes
pour s’humaniser.
Quant à nous, à marcher dans ses allées
nous apprenons à lire
notre présent
et notre futur aussi…
Le Jardin public
est l’endroit
de la magique
étude
du bonheur que nul n’élude.
3.
Au centre du Jardin public, un jet d’eau
(une batterie de jets d’eau
qui par intermittence
lancent leur salut étincelant
et giclent insolents
dans l’œil mi-clos du soleil)
Au grand dam des mamans
les enfants s’y précipitent en riant
et se trempent jusqu’aux os.
(Sur le tableau de Cranach
les vieilles qui arrivent, en charrette
en brancard ou en brouette,
les seins tombants, les reins perclus, la jambe torve
se défont de leurs vêtements
entrent dans le bassin
et en ressortent
pimpantes, nues,
jeunettes et propres.)
– En vérité,
dans le jardin que je connais
il est rare de rencontrer
des femmes nues
en train de se baigner…
Mais rester un instant sur le bord
à regarder les enfants jouer
c’est déjà se tremper
dans la Fontaine de Jouvence.
4.
Bien sûr,
le jardin public
n’est pas le Paradis.
Dans les allées que nous empruntons sont passées
hier des gueules cassées
et aujourd’hui traînent des éclopés,
les invalides
de la guerre économique
qui ravage la société.
Notre jardin public n’est pas le Paradis.
Il arrive qu’on y entende un cri
qu’on y croise une seringue
un malheureux, un dingue…
On peut y rencontrer un laideron
près des rhododendrons
Un couple désaccordé
d’amants qui se haïssent.
Plus souvent quelques pigeons
qui se disputent un trognon
de pomme ou de maïs.
Mais personne ici ne spécule
sur la dette
personne ne joue à la roulette
avec nos têtes
personne ne fait sauter la banque
Et dans les allées
il n’y a pas de tank
pour semer la panique
parmi les joueurs de pétanque…
Mais parfois,
traîne par terre
une canette abandonnée
à moitié vidée…
(Le sens de la propriété
collective
dans cette société
n’est pas encore assez développé
et l’on n’a pas guère de respect,
dans notre commune,
pour les parties communes).
5.
Notre Jardin public est un lieu rêvé
car nul n’y travaille
si ce n’est le jardinier
qui taille
avec amour ses rosiers.
« Amour », peut-être est-ce trop dire ?
Mais « Amour » n’est pas un trop grand mot…
Amour est un mot pratique
un mot multi-lames
pour les messieurs et pour les dames,
un mot passe-partout, un mot de passe
comme un trousseau de clefs
pour ouvrir les grilles,
un mot utile comme les gants du jardinier
pour se protéger des épines,
un mot efficace
comme un sécateur
pour tailler les ronces
élaguer le rosier,
le faire prospérer,
grandir
à la taille du jardin public
et devenir soi-même rosier.
Dans les allées de notre Jardin public
nul policier,
nul garde-champêtre,
pour faire respecter la loi.
(La liberté est la meilleure école.)
Chacun veille sur ses enfants
et les enfants des autres.
Le Jardin public n’est pas une serre
où poussent sous verre
clones, calibrés
des enfants copies conformes,
à lancer sur le marché…
Dans les allées de notre jardin public
où le futur est un paquet-surprise à déballer,
il nous faut dessiner une marelle
nouvelle pour refaire le chemin
du Ciel vers la Terre
et inventer la morale
du bonheur commun.
le 16 Juillet 2020