Oui, je l’avoue, je dois être un âne.
Pourquoi ? Parce que je suis rouge
Et que c’est, comme chacun le sait,
La couleur des ânes.
Oui, je dois être un âne,
Car je rue dans les brancards
Et je tire sur ma corde.
Nos maîtres étant par trop insupportables,
Ils me font souvent braire
Et j’ouvre grand ma gueule.
Qui me connaît le confirmera :
Je suis pourtant d’un naturel
Doux et confiant.
Mais il ne faut pas trop me chercher
Car je sais mordre.
Je suis du genre endurant
Et patient (« Patience » est même le nom
Qu’un grand poète m’a donné).
Et je peux faire montre de fidélité.
Mais, je le reconnais,
Je n’en fais qu’à ma tête.
Je ne prétends pas être libre
J’ai porté mon faix
Parfois sur des chemins escarpés
Et je continue
Mais ce n’est pas une raison
Pour me traiter d’âne bâté.
J’ai souvent l’air hésitant
Et pensif… (Je le suis).
Mais en fait je suis têtu,
C’est connu.
Et déterminé.
Quand j’ai décidé où je voulais aller
Pas facile de m’en détourner.
Je dois être un âne
Car j’ai beau avoir beaucoup marché
De moi, on ne pourra jamais dire :
« Il est arrivé ».
(Probable que je ne suis
Pas doué pour les honneurs
Ni les affaires.
Mais a-t-on jamais vu
âne s’enrichir ?)
Je n’ai pas non plus le sens
Suraigu de la propriété.
D’ailleurs, ce n’est pas moi
Qui ai planté ces piquets
Tout autour du pré.
On dit « bête à manger du foin »
C’est un propos de paysan
Qui n’en a jamais mangé.
Mais ne lui en faisons pas reproche.
(Tout le monde
N’est pas herbivore).
« Pourquoi rouge ? », me demandera-t-on.
Est-ce une aberration de la nature ?
Une rareté
Comme rouquin chez les humains ?
Une exception,
Un problème de pigmentation,
Comparable au cas des albinos?
Nenni, plutôt,
« Entraînement de milieu »
Aurait dit Aragon.
(Cela vient de mes parents
Et de mon propre cheminement
Sur les sentiers de la vie
Bordés de ronces et d’églantine).
On pense que je suis triste.
(Peut-être pas autant
Qu’il n’y paraît.
Mais à voir ce que les humains font
De la nature,
De la culture,
De leur science,
De leur société,
Et de leurs propres enfants,
Il y aurait de quoi…
Si beaucoup de mes camarades
Se contentent d’en être tristes
(Ce qui leur donne le poil gris),
Moi et les miens, nous voyons rouge.
D’où cette couleur
Somme toute naturelle.
« Doctus cum libro
Asinus, sine »
Disait mon bon maître,
Qui se moquait volontiers
De sa propre espèce.
Mais voilà que pour les petits comme pour les grands
On a remplacé les livres par les écrans…
Qu’allons-nous devenir ?
(Il faut dire que les livres eux-mêmes
Censés nous rendre plus savants
Le plus souvent
Ne servent qu’à divertir…)
Bien sûr, il est rare
Qu’on me tende un micro.
Je ne fais pas partie
Des experts patentés
Que la télé invite
Quelque soit le sujet.
Etant toujours d’accord
Avec l’autorité
Ils peuvent avec autorité
Parler de tout à tout propos.
Même de ce qu’ils ignorent.
Et leur avis
Est des plus avisés.
Moi, je dois être un âne
Car, comme le dit le philosophe,
« Je sais que je ne sais rien ».
En tout cas très peu…
Et le peu que je sais
Je préfère le partager
Avec mes congénères.
Déjà en son temps
Hugo sur ces sujets
Et sur mon propre compte
Avait dit des choses décisives.
N’étant pas très bavard
Et encore moins vantard
Je n’ajouterai rien
Et m’arrête donc là.