À l’occasion du premier festival international de poésie organisé par Balisaille
en Martinique, auquel j’ai participé (comme poète)
avec Patricia (membre du jury des deux prix de poésie en créole et en français),
j’ai écrit ces quelques poèmes.
Ce festival se tenait du 26 au 28 mai 2022
au Saint-Esprit en Martinique.
Nous étions logés à Sainte Luce, près de la mer.
Une belle première pour ce festival de Balisaille
à qui nous ne pouvons que souhaiter longue vie.
Merci à Faubert, Yaïssa et leur équipe qui ont permis à ce festival d’exister.
Photographie : Patricia
Atterrissage
Toute l’histoire humaine
n’est-elle que l’histoire
d’un lent suicide ?
Avons-nous eu tort d’espérer ?
Avons-nous tort d’espérer encore ?
Ce que la main gauche fait la droite le défait
Nous pensions avoir progressé et être capables
de régler nos problèmes autrement que par la guerre
Nous pensions pouvoir éviter la troisième
et le suicide de l’humanité
N’avons-nous donc rien appris de l’histoire ?
Le vol dure depuis huit heures
et ma réflexion s’embrume dans une rêverie
sombrement nuageuse
qui fait du surplace
Nous survolons la Mer des Sargasses
ainsi baptisée par les navigateurs portugais
à cause de ses algues
La mer des Sargasses
autrefois nommée sur les cartes
région des algues flottantes
comme nos questions
Pas loin du triangle des Bermudes
un gouffre aussi profond
au moins que nos questions
Quand nous approchons de l’aéroport
les nuages qui passent sous le ventre de la carlingue
se déchirent
et font peu à peu place à la mer
et à la terre
qui se révèlent à nos yeux
Il est temps d’atterrir.
Sainte-Luce
Les barques se balancent
dans la nuit près du rivage,
des enseignes dans le noir, des publicités,
des cabanons et des restaurants de plage
Les barques doucement se bercent
dans le balan des vagues
et nous voici de l’autre côté de la Terre
de l’autre côté de la mer
où tout est changé
les arbres, les hommes, les femmes, les oiseaux,
qu’on entend dans le noir
(et qui ne sont peut-être pas des oiseaux)
Et nous aussi nous sommes bercés
dans la nuit comme des barques
attachées près du rivage
Nous mangeons de petites pieuvres nommées ici chatrous
en buvant du jus de goyave
(ou un peu de rhum)
Ici tout est changé
sauf la couleur des humains
(blancs ou noirs comme chez nous
plus souvent noirs que blancs)
Tout est changé
sauf leurs problèmes, leurs soucis
(les prix par exemple qui ne cessent de monter)
pendant que les barques se balancent, indifférentes
dans la nuit qui nous berce
Nous avons pris un bain de minuit
à six heures du soir
la mer en nage se lave de la sueur du jour
Tout est changé
sauf cette aptitude
ici comme ailleurs
qu’ont les hommes et les femmes
à s’aimer
Ici tout change et rien ne change
Tous les peuples sont doués pour le bonheur
Il suffirait de les laisser faire…
Le roi de la mangrove
Pour rejoindre la plage
il faut emprunter un ponton de bois
qui traverse la mangrove
Un panneau prévient : « Zone protégée -
Zone de reproduction des crabes – pêche interdite »
De part et d’autre, dans un fouillis végétal de branches mortes et de palmes cassées
poussent des palétuviers rouges
mangles rhizophores aux racines en arceaux qui jaillissent du tronc
et plongent pour s’alimenter dans l’eau saumâtre
Un lézard vert, un zandoli, traverse le ponton
Une tourterelle s’envole
Un cri s’éteint
La forêt qui paraît à l’arrêt avance lentement
en s’appuyant sur ses déambulateurs
Ainsi, appareillés d’échasses
ces arbres sempervirents ont des allures de vieillards
Il ne faut pas s’en faire pour eux
l’espèce n’est pas trop menacée
Nous protégeons la nature
mais c’est elle qui nous enterrera.
Rencontre avec un jardinier
Pour Jean-Pierre
L’homme est sous le cocotier
armé d’une hachette
Il s’en prend à une noix de coco
innocente
Puis nous en offre un morceau
Professeur de mathématiques à la retraite
il entretient le jardin de l’hôtel
pour arrondir ses fins de mois
C’est un passionné de botanique et de philosophie
Comme nous parlons du festival de poésie
Il nous récite quelques vers
Puis nous passons à Kant
et son Projet de paix perpétuelle
Il serait temps que l’humanité fasse preuve de raison
« Mais il n’y a que quelques milliers d’années –
fait remarquer le jardinier –
que la raison fréquente le cerveau des hommes… »
Pas de raison, donc, de désespérer
si j’en crois la leçon du jardinier
que nous laissons à son jardin
qui est aussi un peu le nôtre.
Diagnostic
Le soleil a posé son chapeau de paille
au sommet de la colline
près de la maison créole
au milieu des cocotiers,
des orangers amers
des avocatiers
La table est mise et le jour nous accueille
avec le sourire
Un coq
visiblement perturbé
(est-ce qu’il sait où il habite ?)
passe sa journée à chanter
en surveillant ses poules
au cou pelé
La France est là
avec ses fonctionnaires
ses services publics et sa police
Elle veille au grain
de ses intérêts
L’économie est toujours
entre les mains des békés
Et la presse
(comme en métropole)
largement sous contrôle
Marigot
de sombre pâleur
Les peuples sont tenus
au bord de la mangeoire
Mais les peuples ont aussi
des ailes pour voler
Est-ce important si ici
le merle endémique ne chante pas ?
(Il y doit y avoir d’autres oiseaux chanteurs)
Les crabes
Ce matin j’ai vu les crabes
noirs et rouges
à l’armature délicate
remonter de la plage
pour rejoindre la mangrove
les crabes craintifs
qui se cachent
dès que j’approche
(Les crabes n’aiment pas
qu’on leur tire le portrait)
Entre eux et nous
le dialogue
n’est pas pour demain.
Contradiction
(d’une féministe universitaire)
Elle proclame fièrement que la poésie
est la parole du corps
mais elle critique le fait
que la littérature
soit genrée.
Lettre au colibri
pour Nicole Cage
Cher ami Colibri,
Vous qui êtes
l’image même de la légèreté
c’est avec beaucoup de légèreté
qu’on vous accuserait d’inconstance
Vous passez le plus clair de votre temps
à butiner le bougainvillier
ou à venir boire le suc
dans la bouche grande ouverte
des fleurs jaunes de l’alamanda
Vous vous penchez
jusqu’au fond de leur gosier
comme un stomatologue
mais ne leur faites pas de mal
Vous n’arrachez rien, vous ne redressez rien
vous vous contentez de prélever
votre toute petite part
Avec vos ailes
qui peuvent battre jusqu’à 200 fois par seconde
vous pouvez faire du surplace
tomber en piqué
foncer à cent à l’heure
et même voler à reculons
Poussé par la nécessité
vous visitez en moyenne
mille fleurs par jour
Vous avez tout le temps besoin de manger
car vous vous dépensez beaucoup
Vous n’arrêtez pas
Et à chaque fleur
se dépose sur votre tête
un peu de pollen
que vous portez ailleurs
Je ne sais pas si votre existence sur la Terre
est plus contingente ou nécessaire que la nôtre
mais vous avez votre utilité
En fait
en dépit de votre élégance
de votre raffinement
et de votre air
de ne pas y toucher
vous seriez plutôt de la race des travailleurs
comme les abeilles ouvrières de nos contrées
Oiseau-mouche pollinisateur
vous contribuez à la préservation
de la biodiversité
Non, Colibri
vous n’êtes en rien responsable
du doudouisme,
cette image de carte postale
que les médias et la publicité pour agences de voyage
donnent des Caraïbes
Vous échappez d’ailleurs le plus souvent
à l’objectif subjectif du touriste
car vous êtes trop petit
et trop rapide
pour eux
Mais vous nous émerveillez
Vous faites partie du paysage
et de sa beauté
Et la délicate signature
que vous apposez dans n’importe quel massif
au bas de n’importe quel buisson
confère à cette île
ses aériennes
lettres de noblesse.
Civilisation automobile
Ici les routes ne cessent de tourner
de dévaler les collines
de descendre les mornes
de contourner les ravines
Voies rapides
Bretelles d’autoroute
Stations services
Garages et locations
La voiture est partout
jusque dans ce virage du Lamentin
carcasses désossées
que nul ne va réparer
envahies par la verte exubérance
du cannibalisme végétal des Tropiques
Civilisation automobile :
nous laisserons des ruines
que nul ne viendra visiter.
Le concert des poètes
Que chacun sonne comme il l’entend
Avec sa caisse claire, son tam-tam
Avec sa flûte ou sa mandore
Que chacun danse comme il le sent
Le zouk, la samba, le menuet
Que chacun chante comme il lui plaît
Avec les mots de son pays
Pays de rêve ou emporté
Pays pécheur ou empêché
Son port d’attache et sa dérade
Sa déraison, sa désirade
Mots de français ou de créole
Bois de campêche, jus de bagasse
Ou mots de pêche et de pommier
Mots de goyave ou de coco
Mots vivaneaux ou bien d’ageasse
Mots de cyclone ou d’alizés
Mots de tendresse ou de colère
L’important est de pousser droit
Sur son empan de sol
Et sous la paume du soleil
Pareil à ce palmier royal
L’important est de s’ouvrir
Palmes au vent
Comme l’arbre du voyageur
Souverain et fraternel
La mer est assez grande
Pour embrasser toute la Terre
Et Yemanja sortie des eaux
Prend par la main Poséidon
Pour le tirer sur le sable
Un peu épuisé mais content
Car si la mer est très profonde
Notre soleil peut en renaître.
Dans la maison de Césaire
Pour Faubert Bolivar
Où les palmes se bercent au sommet du morne
dans la maison de Césaire où les palmes s’endorment
Dans la maison paisible du poète volcanique
qui a laissé là quelques photos, des meubles modestes
et parmi les papiers, la lettre de Thorez
(une lettre bien sèche)
Dans la maison de Césaire bâtie sur la colline au-dessus de la ville
(« Il pouvait voir la mer avant ces constructions… »)
Rendant hommage à Jacques Stephen Alexis
nous évoquons le siècle des poètes communistes
Maïakovski, Brecht, Aragon, Eluard, Neruda
César Vallejo, Nazim Hikmet, Yannis Ritsos,
Aï Qing, Roque Dalton, Mahmoud Darwich,
et tant d’autres, tant d’autres… dont Césaire
Ceux qui furent portés par cet espoir
Ceux qui y sont allés ceux qui en sont revenus
« On sourira de nous d’avoir aimé la flamme
Au point d’en devenir nous-mêmes l’aliment »
(C’est Aragon qui parle dans « La Nuit de Moscou »)
Et tous – loin de là – n’étaient pas papillons attirés par le feu
(encore moins par ce qui brille)
la plupart eurent de bonnes raisons :
l’idéal fraternel et puis les trahisons
Jacques Stephen ne fut pas un papillon brûlé par la flamme
Débarqué en Haïti, il fut pris, torturé et tué
Dans la maison de Césaire le poète aimé
où la nuit s’invite sur la véranda
nous parlons de lui et de nous
Ce soir on ne voit pas d’étoiles
mais ce n’est pas raison de croire
que les étoiles n’existent pas.
(25 – 30 mai 2022)