Vol aller-retour Paris-Bhopal sur Garuda Airlines
(journal de voyage)
A Rati Saxena
1 – Salutations à Ganapati
Jamais encore je n’avais voyagé en Inde
mais il y a longtemps que l’Inde voyage en moi.
Nous invoquerons donc pour commencer Ganapati,
aussi nommé Ganesh, le petit dieu ventru à tête d’éléphant
Car c’est lui qu’il faut invoquer au commencement de toute entreprise.
Dieu des voyageurs, des poètes, des gourmands et des commerçants
Il est comme un cousin d’Hermès.
De toutes les figures du Panthéon indien
Sans doute le plus populaire.
Probablement plus ancien que la plupart des divinités hindoues,
Ganesh remonterait à l’âge où les hommes prenaient des animaux pour totems.
Quand il faut défricher la forêt, y a-t-il plus utile et plus fort qu’un éléphant pour charrier des troncs d’arbre?
Petit dieu du peuple,
encore lors des manifestations pour l’indépendance,
il fut brandi par les étudiants.
(Aujourd’hui, comme tous les dieux, il a été récupéré par les riches
et il poursuit une carrière dans le Tourisme et le Commerce).
Grand voyageur, on raconte qu’un jour ses parents, Brahma et Shiva,
lui ont demandé ainsi qu’à ses frères, de faire la course autour du monde.
Ganesh fut déclaré vainqueur pour s’être contenté de faire le tour de ses parents.
Quand nous étions jeunes, toi et moi, nous l’avons quand même fait voyager tout autour de l’Europe, peint sur la portière de notre vieille 2 CV.
Aujourd’hui, pour me rendre à un festival de poésie en Inde,
je n’ai pas choisi sa monture habituelle, une souris.
J’ai opté pour l’équivalent moderne de Garuda, le coursier ailé
de Vishnou, mi-homme mi-vautour,
mais en plus confortable et en plus efficace : Air India.
2 – les amoureux du vol AI 142
A l’aller, me voici assis à côté de deux jeunes amoureux.
Elle a de grands yeux noirs, tendres et espiègles, et une peau couleur de la chair des mangues.
Elle a ôté ses chaussures et a passé une jambe par-dessus celle de son copain
Elle n’arrête pas de le chahuter et de lui donner de petites tapes
Lui a l’air plutôt sérieux
Depuis le départ, tous deux se taquinent et se cajolent.
On dirait une scène du Ramayana : les amours de Râma et de Sîtâ.
On les imaginerait volontiers, dans un sous-bois, en train de s’éclabousser près d’une source
au milieu des fleurs de lotus
Il y a si longtemps que l’Inde cultive l’amour…
Ces deux-là sont ambassadeurs de Râma.
Moi, je n’irai pas contempler les 800 bas-reliefs érotiques des temples de Khajurâho.
(Trop loin…)
On y voit des hommes et des femmes faire l’amour dans toutes les postures possibles
dignes du Kama Sutra de Vâtsyâyâna.
en couples ou en groupes
(Presque pas d’amours homosexuelles mais des scènes de zoophilie.
Avec des chevaux ; ce qui est banal… Et aussi des éléphants).
Il y a un mystère de ces sculptures.
Ont-elles été placées là pour dire :
« Avant de pénétrer céans, laissez dehors vos désirs terrestres »
Ou bien, au contraire, « Entrez, rejoignez-vous et jouissons sans entraves » ?
La plupart des religions (la brahmanique ne fait pas exception)
tentent d’ordinaire de nous faire renoncer aux plaisirs du corps et de la vie.
(C’est pourquoi elles disent tant de mal des femmes).
Que soient bénies, celles qui ne le font pas.
3 – Le crime de l’Union Carbide
Nous avons survolé les montagnes, la nuit, quelque part au nord-ouest de l’Inde.
Maintenant l’aube s’ouvre à nous, rose et dorée…
Des estafettes de nuages flottent sur une mer de lait.
(Le lait clarifié de la soupe originelle
avant le grand barattage auxquels se sont livrés les dieux
et d’où sont sortis le ciel et la terre, les mers et les continents.)
Bientôt, nous atterrirons à Bhopal.
Bhopal n’est pas encore connu dans le monde pour son festival de poésie
mais pour sa catastrophe
la plus grande de l’aire industrielle.
L’explosion de l’usine du groupe chimique américain Union Carbide
(spécialisée dans les pesticides)
dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984
a libéré 40 tonnes d’isocyanate de méthyle
et fait 3 828 morts.
200 000 personnes ont été touchées
et dans les semaines qui ont suivi – d’après les associations de victimes – 20 000 en sont mortes.
(Pour réduire les dépenses, la direction avait pris des libertés avec les mesures de sécurité.)
Il n’y a jamais eu de procès.
Le groupe a versé 470 millions de dollars à l’État indien.
Et Union Carbide se porte toujours bien.
4 – Atterrissage sur le sol d’aujourd’hui
Chassé-croisé des voitures et des deux roues,
Des autobus et des touk-touks
Des taxis et des motos chevauchées à deux ou trois
Le garçon devant, la fille derrière
Parfois même à quatre
Tout le monde roule à gauche dans un monôme permanent de klaxons
un chaos indescriptible
On dirait le remue-ménage des neutrons dans un accélérateur de particules.
On se demande comment il est possible qu’il y ait si peu d’accidents.
Comme si l’anarchie s’autogérait.
(Si l’hypothèse se vérifiait, il faudrait en tirer de grandes leçons pour notre vie en société).
Au milieu de la circulation un homme avance en tendant la main
Sans peur de se faire écraser
Des femmes en sari marchent sur le bas-côté
Le long d’une muraille de tôle ondulée
Sur une absence de trottoir
(Le métro est en cours de construction)
Étudiantes, caissières ou ingénieures en informatique
Elles passent plus de temps devant les écrans
Que dans les bras de leurs amants
La ville est aussi habitée par des chiens bicolores au pelage clair
des chiens philosophes
qui remuent à peine de la queue
des chiens que l’on n’entend jamais aboyer
(Ils ne veulent pas se risquer à rivaliser avec les klaxons)
Ils dorment par terre à côté des échoppes
Ou traversent la rue au mépris du danger
Les chiens croient-ils aussi à la métempsychose ?
Pour les Indiens, renaître perpétuellement est une malédiction
(Bienheureux celui dont s’achève le cycle des vies terrestres)
Pour un occidental, ce serait un rêve…
Moi je ne rêve pas de renaître en chien
(efflanqué ni gras),
en vache sacrée ou en libellule
Non, je ne rêve pas de renaître en vendeur de quatre saisons,
en pousseur de rickshaw, en courtisane
ni même en milliardaire
Et même si la proposition est tentante, je ne rêve pas
de renaître dans le corps
de cette jolie fille en sari vert.
Renaître dans ma propre peau
Plus jeune et plus expérimenté ?…
Je sais que c’est beaucoup demander.
(Une vie accomplie devrait suffire)
En ville, le grand bal de la poussière recouvre tout
« Souviens-toi que tu es né poussière
et que tu redeviendras poussière »
Vu le règne de la poussière sur une bonne partie du globe
Cela nous promet, si l’on en croit la parole biblique,
un bel avenir,
une grande carrière…
5 – Au pays des vaches sacrées
Dans la pénombre du feuillage près de la boutique de plein air
Dans la nuit balafrée par la lumière des enseignes
Publicitaires pour des compagnies d’assurance
Des hôtels, des restaurants ou des magasins de meubles qui restent éclairés
Dans le petit jour qui vêle
Dans le grand soleil de l’après-midi
Dans la douceur mauve du soir
Surgissant de n’importe où, à l’improviste
Couchées sur le sol ou marchant paisiblement
Parfois décorées d’une couronne rituelle
Les vaches sont partout chez elles dans la ville.
Les Indiens leur vouent le respect d’un peuple de paysans plutôt végétariens
Sur un des stands de l’exposition d’artisanat traditionnel
(Tribal art)
une femme propose à la vente des galettes
élégamment rehaussées de motifs blancs
Objets décoratifs ou utilitaires ils semblent faits de pain d’épice
Mais, renseignement pris,
ils sont constitués de pure bouse de vache déshydratée.
(Ici, on fait de l’art – ou plutôt de l’artisanat – avec de la merde.
Mieux, somme toute, que faire de la merde au nom de l’art.
Comme dans tant de galeries branchées… )
Peut-être, après tout, vivons-nous tous
sur une immense bouse de vache
plus ou moins déshydratée
qu’il faudrait être capables de rendre plus belle.
6 – Une histoire de miel
Dans les Védas, il est écrit :
« Ce monde que voici est du miel pour les êtres vivants.
Et les êtres vivants sont du miel
Pour ce monde que voici. »
Mais le miel est inégalement réparti.
Du septième étage de l’Hôtel Radisson
Je regarde la ville par la baie vitrée
L’hôtel domine les quartiers aux maisons basses
Masures, ateliers, échoppes et chantiers
La ville laborieuse
n’est pas la ville de la classe laborieuse.
Elle ne lui appartient pas.
Et les poètes dans les chambres luxueuses de l’hôtel Radisson
peuvent dormir et rêver
la tête dans les nuages.
Ici, en voyage, ils sont des invités
traités comme des princes
ils peuvent se prendre un instant pour des princes
De retour chez eux
quelques-uns pourront rester dans les nuées
d’autres recommenceront à bouffer de la vache enragée.
7 – Un sage
Dans les allées du parc, autour du palais colonial
de l’ancien Hôtel de Ville
j’ai croisé un sage
comme on en fait aujourd’hui
sous toutes les latitudes.
Un bienfaiteur de l’humanité.
Il a fait fortune dans le business de l’enseignement privé
Et possède six universités.
Ce qui lui permet d’inviter des poètes du monde entier
Car il est une fontaine généreuse qui ruisselle.
C’est un sage
Il en porte l’habit.
Et il défend avec les moyens qui sont les siens
le retour aux valeurs traditionnelles
de la famille et de la patrie.
Pendant ce temps
dans les allées du festival
vont et viennent les étudiants comme des abeilles.
Lui, qui passe dans son dothi blanc,
pense-t-il que le miel
sur la terre que voici
est trop mal réparti ?
8 – En pensant à ceux que j’ai laissés
Celui qui s’en va
Est toujours coupable
Et celui qui voyage
Se sent coupable
Pour tous ceux qu’il a laissés
Ceux qui ne pourront pas voyager.
Toi, c’est différent, je ne t’ai pas laissée,
ou seulement quelques jours.
Mais par le miracle de WhatsApp
je peux tous les jours te parler.
Nous qui ne sommes jamais séparés
Nous faisons chambre à part pour quelques jours.
Il a fallu pour cela mettre entre nous
quelques 7 000 kilomètres…
Tu dors quand je m’éveille
Je dors quand tu veilles…
Mais je sais que tu penses à moi
Et tu sais que je pense à toi.
9 – Un mot sur la question du nationalisme
A l’origine du monde
selon les anciens textes
les dieux et les démons se sont livrés à une furieuse compétition
pour baratter la mer de lait et en faire surgir notre monde.
Aujourd’hui, c’est la concurrence effrénée
du marché capitaliste mondialisé
qui baratte violemment la mer
du lait plus ou moins clair du monde
et bouscule tous les peuples de la terre
Et le lait tourne à l’aigre
Il tourne même au vinaigre
Chaque peuple dans son coin pour se défendre se raidit
Et il se forme partout des grumeaux de lait caillé acidifié à la surface de l’humanité.
D’après les Indiens nous vivons aujourd’hui l’âge sombre,
l’âge de Kali Yuga
qui a commencé en – 3102, le jour où Krishna fut tué par un chasseur.
Cet âge doit durer 432 000 ans,
et finir dans un grand embrasement.
(À nous de faire mentir les Écritures).
10 – Le retour
De l’Inde, je n’aurai pas vu grand chose
Je n’aurai pas plongé dans le Gange à Bénarès
Je n’aurai pas sillonné les rues de Bombay
Je ne me serai pas trempé dans les eaux bleues du Kérala
Je n’aurai même pas tâté de l’eau de la piscine sur le toit de l’hôtel
(Chaque fois que j’ai voulu m’y rendre, elle était fermée
et mon maillot est resté au sec).
J’aurai tout juste plongé un orteil dans l’océan du peuple indien…
Juste le temps d’en entrevoir l’immensité,
les épices innombrables
d’en goûter la gentillesse et la curiosité
d’en savourer les couleurs vives
soyeuses et bigarrées.
À qui vient de France l’Inde paraît en effet bariolée
Mais peut-être est-ce l’humanité qui l’est
Les Indiens seulement l’assument.
À l’heure du départ
je lève les yeux
vers la frondaison blanche de métal
de l’aéroport de Bhopal
pour apercevoir un mainate qui chante.
Me dit-il :
Adieu
Ou bien :
Au-revoir?
(Le 21/11/2022,
pendant le vol de retour du festival Vishwarang de Bhopal)
Bravo pour ce témoignage sensible. J ai vécu presque 5 ans en Inde du Nord. J ai écrit 120 pages qui pourraient t intéresser.
Voyage en Inde 1976 1985 edité par « mon petit éditeur »(disponible à la Fnac, Cultura.)
Amicalement
Bravo et merci, cher Francis, pour ce carnet de voyage attentif, clairvoyant et coloré, qui ne perd jamais de vue ce qui fait que ce monde mériterait qu’on le remît sur ses pieds, des pieds qui iraient droit au cul de ceux qui le détruisent, comme Union Carbide à Bhopal. J’admire toujours cette façon que tu as, et qui n’est qu’à toi, de partir, comme humblement, d’un menu détail de ce qui peut s’observer, dans la rue, à l’hôtel ou ailleurs, pour, tirant doucement mais fermement sur le fil, y déceler un symptôme, un exemple, de ce qui lie essentiellement l’homme au monde et à ses semblables.
Merci Laurent pour ta lecture toujours attentive et attentionnée… Ce fut un voyage bref mais évidemment marquant. Demain, nous partons avec Patricia pour Grenoble. Saint-martin d’Hères, plus précisément. Au festival « Gratte-monde » organisé par les amis de la Maison de la poésie Rhône-Alpes. Cette année, ils l’ont placé sous le signe de la « désobéissance »…
C’est beau & ça nous transporte en des lieux que nous ne découvrirons peut-être jamais. La nature se marie plus avec un peuple très éveillé mais encore eseerré d’une poésie clémente & enrichissante. Merci pour le voyage Francis, Merci beaucoup
Merci Francis, c’est vif, drôle, sage, savoureux, tendre, un curieux mélange, il n’y a plus qu’à mettre son turban et relire Tintin ou Tagore.
Merci Francis pour ce journal de voyage. Tu me connaît, je suis toujours un peu en retard. Je retrouve des couleurs, des parfums et un temps qui m’ont été familiers il y a plus de quarante ans. Le mélange du passé, du présent et du futur dans la vie quotidienne des peuples formants l’Inde d’aujourd’hui. Je ne sais quelles furent tes escales pour arriver à Bhopal martyrisée par le capitalisme. Pour atterrir à Bombay( Mumbai aujourd’hui) j’ai fais escale à Bagdad. Repartant de New Delhi vers Paris je me suis arrêté à Téhéran après avoir survolé l’ Afghanistan. Ces escales seraient-elles possibles aujourd’hui? L’impérialisme états-unien a vocation unipolaire nous rend le monde inaccessible.
La multipolarité a de l’avenir.
Nous vous embrassons
Eric