1.
Du balcon de notre chambre nous regardons
la petite rue au pied du Gran Hotel.
Un jeune, maigre et noir de la tête aux pieds,
comme couvert d’un suaire,
un de ces jeunes qui dorment dans la rue,
noir de soleil et de crasse
court derrière le camion poubelle.
Il ramasse des sacs d’ordures
noirs comme lui et les porte
avec diligence aux éboueurs
qui les jettent dans la benne
avec leur collecte.
Arrivé au bout de la rue
les éboueurs lui donnent pour salaire
un sac poubelle
et il repart avec.
Quel est cet univers où certains dorment
dans des hôtels quatre étoiles
pendant que d’autres tentent de vivre
en se partageant leurs poubelles ?
Sans doute, certains trouvent-ils ainsi
les choses bien faites.
Chacun à sa place.
(Pourvu qu’eux, bien sûr,
restent propres)
Tout autour, sur les hauteurs
de blanches propriétés
dominent la ville
(En haut la blanche
en bas la brune)
Ici, sur cette planète,
il y a
ceux qui vivent
sur
et ceux qui sur-
vivent.
Dans l’amphithéâtre en plein air
du parc public au sommet de la colline
une colonie de lucioles
se pose lentement sur les gradins
et s’assied en cercle
pour la grande veillée
de la beauté et de l’espérance
lors de l’ouverture
du Festival mondial de la poésie
Les lucioles sont venues d’un peu partout,
d’ici et d’ailleurs,
elles brillent doucement dans l’air
d’un halo bleuté
et parlent paisiblement
les unes avec les autres
Même l’averse
ne les disperse pas
Entre elles, sur les gradins
est posé une bière
ou un verre de vin
(Ce soir,
les jeunes spectres noirs
qui hantent les rues de la ville
ne monteront pas jusqu’ici.
Ils ignorent tout
du rassemblement annuel
extraterrestre des lucioles)
3.
La rue est pleine de dents
La ville est un dentier qui trempe
dans une lotion rose
La ville est pleine de mains
grillées comme épis de maïs,
de chaussures affairées,
de lunettes circonspectes,
d’épaules brunes et nues
girasols et tournemires
à faire tourner le regard…
Sur un toit, un homme est couché
la chemise défaite
baudruche gonflée à l’hélium
personnage de Botero
prêt à s’envoler
Les tirs lui ont fait sur le ventre
une guirlande de roses
couturée de fil noir
à la machine à coudre
Pablo Escobar
héros du peuple assassin du peuple
capitaliste sans scrupules
qui savait redistribuer
une petite part de ses bénéfices
Ici pour s’en tirer
mieux valait avoir un parrain
Cela a-t-il changé ?
La drogue est utile
pour oublier
une existence qui n’a pas de sens
Et elle rapporte gros
Elle permet d’acheter les armes et les armées
Le capitalisme est accro
La vie pour lui ne pèse pas bien lourd
Système hallucinogène
il vit du rêve qui le tue
Aujourd’hui, la cité conspuée
a retrouvé la paix
mais la guerre intestine continue
4.
Cette nuit, c’est la fête de la Vierge du Carmen
La sainte patronne des gens de mer
Pas de barques chargées de fleurs mais des autobus
couverts de guirlandes
Et toute la nuit des pétards
des cris, des danses et des libations
qui m’empêchent de dormir
Si les saints et les martyrs
ne servaient qu’à faire la fête
il n’y aurait rien à redire.
Mais les hommes et les femmes
se tournent toujours vers dieu
en pliant le genou
Devant la puissance et le mystère
du grand Absent
ils se dépouillent de leurs feuilles
et laissent à nu leur cœur de palmier
cru, tendre et comestible.
La religion – comme la poésie -
manifeste l’impuissance pratique des hommes
et le pouvoir
de leur imaginaire
La poésie est la religion
de la vie
libérée des dieux
5.
De la terrasse du Gran hotel
je regarde les beaux jeunes gens
qui fouillent les poubelles
Les fantômes se font plus rares
Ils meurent mais ne disparaissent pas
ils ne passent pas à travers les murs
et restent prisonniers du trottoir
Sur la colline, les lucioles
s’éloignent dans les airs
et s’effacent
(Peut-être notre chant n’est-il pas assez fort)
Il nous faudrait dire mieux encore l’horreur
et la beauté,
la force du monde
La poésie est le chant du monde
tel qu’il est
et tel qu’il n’est pas
Un spectre hante ce monde :
Le rêve de toucher Terre
En attendant
Embarqués sur le vaisseau nommé poésie
nous alunissons
sur un astre bleuté.
(juin 2012 – juillet 2023)
Cette longue & très belle rapsodie nous en raconte des choses sur la réalité d’un pays qui résonnent justement sur toutes les terres aujourd’hui. merci beaucoup Francis!!!
Merci; très bien.
Merci de ton fort poème
Merci Francis
J’aime beaucoup ce poème dont on peut dire qu’il est « engagé », (mais toute poésie qui se respecte ne l’est-elle pas?), qu’il est incarné, à hauteur d’homme et de désir d’un monde meilleur, et dont le titre n’est pas sans rappeler le manifeste d’un certain Karl Marx. Merci Francis.
Excellente séquence, cher Francis.
Très bonne définition de la poésie, telle qu’elle est confrontée à un monde de plus en plus monstrueux, jusqu’à l’obscénité.
Et ce n’est plus l’apanage de pays comme la Colombie, on en prend gaillardement le chemin d’extrême droite.
La poésie dit ce monde tel qu’il est, et tel qu’il pourrait être autrement : c’est bien cela.
Cher Francis,
Merci pour ta lucidité et ta simplicité de poète sincère
Ton poème est aussi nécessaire que ce festival.
Amicalement
Sylvestre
Tres beau poeme Qui montre que le drame se joue aussi entre l’Art et les damnes de la Terre. Vieille et toujours actuelle question pour paraphraser Heine, lui dont le pays fut la question allemande. Suivi en ce sens par Hoelderlin Qui demandait si par les Temps de misere on avait besoin de (s) poetes
Sans exaggeration, Francis, tu me fais penser a Aragon
Tu parles des lucioles et lui disait
« Vous me mettrez avec en Terre
Comme une Etoile au fond d’un trou ».