à Satchidanandan K.
1 – Pour commencer
à Les Wicks
Après avoir passé les contrôles de police
Et les portiques de sécurité
Vous devez traverser
La zone détaxée des boutiques de luxe.
Mais, « Dans ce marché
Où ne fais que passer
ne suis pas acquéreur »
dit le poète indien*,
De plus, ayant dû enlever ma ceinture
J’ai le pantalon qui tombe.
(Ce pourrait être une métaphore
de notre humaine condition
dans cette société de consommation…
En tout cas, pour quelques milliards d’entre nous).
* Syed Akbar Husein Akbar Ilahabadi (1846-1921)
2. Le Kerala est un pays clair
à Sunesh
Le Kerala est un pays clair
(où tout bien sûr n’est pas si clair)
un pays de lumière
avec sa part d’ombre
pour qui ne fait que l’effleurer
et plus encore peut-être
pour ceux qui y sont nés.
Le Kerala est un pays de lumière
une bande étroite de terre
le long de la mer
au sud-ouest de l’Inde
Un pays d’eau et de terre
un pays de plages et de canaux
qu’on nomme ici des « backwaters ».
La vie dans ce pays s’agite et se multiplie
comme des électrons dans nos ordinateurs,
des poissons dans les rivières,
ou les voitures, les taxis et les scooters
dans les rues de Trissu.
Ici comme en bien d’autres coins de la planète
la circulation automobile défie la raison.
Elle se fait à gauche comme chez les Anglais
et les chauffeurs slaloment à coups de klaxon.
Mais dans cet apparent et réel désordre
bien peu d’accidents, car tout le monde
à tout le monde doit faire attention.
Le Kerala est un pays clair
où en 1957 les communistes
ont introduit la réforme agraire
et pris la terre aux latifundiaires
pour la distribuer aux paysans.
(Ce qui a causé la chute du gouvernement
mais a changé durablement le pays).
Le Kerala est un pays clair
qui a introduit dans les mêmes années
l’école publique fondamentale pour tous
et a mis fin à l’analphabétisme.
C’est aujourd’hui un des Etats
où le niveau d’éducation est le meilleur
et où ne cessent de se tenir
des festivals culturels et littéraires.
Le Kerala est un pays de lumière
et d’ombre
avec ses révolutionnaires
et ses réactionnaires.
On y croise un peu partout le drapeau rouge,
le marteau et la faucille
et les sigles de tous les autres partis,
y compris le JVP de ce maudit Modi.
Les communistes du Kerala
ont accédé au pouvoir par les élections,
et ils respectent le pluralisme et la Constitution
mais refusent d’appliquer les lois
néo fascistes et xénophobes.
Le Kerala est un pays clair
un pays tolérant
où cohabitent paisiblement
et presqu’également
hindouisme, islam et catholicisme.
Héraclite disait des dieux qu’ils étaient mortels
mais ils ont la vie dure.
Ici, les dieux pullulent.
Et ils sont une source inépuisable
d’histoires et de distractions.
Le Kerala un pays d’ombre et de lumière
(tressé, comme tout pays, de contradictions)
Bien des gens, progressistes dans la vie publique,
y sont à la maison
défenseurs de la tradition.
Le Kerala est un pays en voie de développement,
Les fils électriques courent partout
et s’emmêlent en pelotes de poteau en poteau
en ville comme à la campagne.
Mais la lumière ruisselle partout
et les boutiques sont habillées la nuit
de guirlandes de lumière.
Le Kerala est un pays de terre et d’eau.
On y trouve encore des ruisseaux malodorants
où s’écoulent des égouts,
des ordures abandonnées le long des routes.
Et des maisons pimpantes à l’architecture élégante,
des églises blanches, des temples de bois,
des mosquées et des hôpitaux
des universités, des immeubles modernes
et des bureaux où on fait de l’informatique…
Le Kerala est un pays transparent
Un pays de sombres rivières d’eau fraîche et solaire.
3 – La bonbonnière des mots
à Akosh Vajpeyi
En matière de langues, l’Inde est une boutique aux miracles,
un souk coloré dans lequel on peut être à tout coup sûr de se perdre
Vingt-quatre langues nationales,
des centaines de variantes, des milliers de dialectes…
Vouloir imposer une langue unique
ce serait comme tenter d’imposer la marche à pied dans une volière
et interdire aux oiseaux de voler.
D’ordinaire quand je me retrouve dans un pays dont la langue
m’est étrangère
Je suis comme un enfant tombé dans une bonbonnière.
Je ne veux pas me gaver
mais choisir des mots, les sucer, me les approprier,
apprécier leur couleur, leur odeur, les rapports surprenants qu’ils entretiennent
les uns avec les autres.
déchiffrer peu à peu les signes secrets
de leur écriture
et les échanger
dans la cour de récréation.
Le malayalam en vigueur au Kerala
hérite du sanscrit et du tamoul,
des très anciennes langues dravidiennes.
L’hindi prétend venir en droite digne du sanscrit
D’autres langues comme l’ourdou
ont subi l’influence de l’arabe ou du persan,
Mais il y a aussi le bengali, le pendjabi, le télougou, le marathi
le kokborok, l’oriya, le kannada, le konkani, le chakma, le gujarati…
(Pour apprendre toutes les langues du monde
une vie ne saurait suffire…
C’est là que la métempsycose s’avérerait utile)
Mais pour moi, et pour cette fois, c’est trop…
Je n’ai pas assez de temps.
Les mots du pays me resteront interdits
mystérieux comme le langage des oiseaux.
Pour tenter d’approcher l’Indian Babel,
je me servirai de l’anglais
qui est ici aussi une langue parfaitement étrangère.
Et, en malayalam, je me contenterai d’apprendre à dire « merci »
qui se dit ici
« Nanni ».
4 – Le transexuel du temple de Ganesh
à Isha
A l’entrée du parc qui mène au Temple
et marque le centre de la ville
se tient un autel dédié à Ganesh
le dieu-éléphant
au petit ventre rond.
A quelques pas de là
un oiseau blanc,
un modeste échassier,
peut-être une aigrette,
sautille sur place
et observe la scène.
(Il se peut d’ailleurs que ce soit elle
le véritable auteur de ce poème
Car c’est elle qui l’a provoqué.
Et il me faudrait lui reverser des royalties.
– Ce qui ne devrait pas l’enrichir).
Devant le temple peint en bleu
un individu à la peau noire
très mince, maigre même
avec sur la tête
un chignon ;
un individu tout en bleu lui aussi
torche vacillante
ou torchon de couleur
qui se tord,
un homme, peut-être une femme
ou les deux à la fois,
un transexuel,
est en train de danser.
Il se penche
gracieusement
d’un côté et de l’autre
comme pour une révérence
Il danse comme une fronde de palmier bercé par le vent.
Puis il lève et joint ses deux mains,
lance ses bras en l’air,
les écarte et les ramène
comme s’il voulait
faire une offrande
au dieu-éléphant.
A quoi pense-t-il,
le transexuel du temple de Ganesh ?
Peut-être se dit-il :
« Merci mon dieu de m’avoir fait naître
dans ce pays qui est,
comme le disent les dépliants pour les touristes,
« le Pays de dieu lui-même ».
Merci de m’avoir fait vivre si près du paradis.
Merci de m’avoir fait connaître l’enfer
et de bien vouloir
de temps en temps m’en sortir
pour un brin de promenade.
Merci, mon dieu, de m’avoir fait vivre
dans ce pays de merde
où je peux me prostituer.
Merci mon dieu de m’avoir donné
ce corps inhabitable que je dois habiter.
Merci, mon dieu, de m’avoir donné
ce corps béni,
ce sac d’excrément,
Ce « grenier à malheurs »*,
cette réserve de tendresse,
inventé pour l’amour.
Merci, mon dieu,
toi seul tu as compris
qui j’étais vraiment :
la réincarnation de Vichnou
qui prit la forme féminine de Mohini
Pour coucher avec Shiva
(d’où est né, comme chacun sait, Ayappa).
Je suis celui qui a toujours existé
et que les anciens connaissaient bien.
Même si beaucoup
refusent toujours de me reconnaître ;
je suis Dévi Parvati, Sati réincarnée.
Je suis l’homme qui devait,
sous sa forme féminine,
séduire Shiva
le dieu aux deux visages.
à la fois homme et femme.
Dans ce moment,
cette époque et ce pays
où des dirigeants rêvent d’enfermer
chacun dans la boîte close de son identité,
je suis celui
qui transgresse les frontières.
Je suis celui qui dit :
Tout être est unique
et pareil aux autres.
Nul n’est fait d’une seule pièce.
Tous,
chaque individu
aussi bien que le pays tout entier,
tous, nous sommes multiples et multicolores.
Nous sommes tous doubles,
triples ou plus encore.
Tous, nous sommes l’autre
en même temps que nous.
Tous semblables à tous
Et tous à nous-mêmes étrangers…
Et il nous faut tels que nous sommes nous accepter. »
Mais à cet instant
le petit échassier blanc,
se haussant sur ses pattes,
d’une voix fluette m’interrompt :
« Francis,
est-ce que tu n’en fais pas un peu trop ?
Là, tu lui prêtes des propos
que peut-être
il n’a pas du tout en tête »
Tu as raison, l’aigrette
c’est le risque, avec les poètes :
ce qu’il ignorent
ils sont prêts à l’inventer.
* Toukaram (1598-1650).
5 – Nuit blanche
à celle qui est restée à Paris
Tant que le jour et la nuit
Se font la guerre en toi
Nous restons éveillés
Souvent te vient de jour
L’envie de sommeiller
Car la nuit te poursuit
Pourtant même endormie
Le jour en toi combat la nuit.
(Tu vis dans un pays
Où il n’est pas de nuit).
6 – Mécanique indienne
à Ganapati
Posées sur le sol de l’atelier en plein air
Les pièces détachées des moteurs,
Carburateurs ou réservoirs aux gros tuyaux coudés
Comme des trompes, ont des allures d’éléphants décapités.
7 – Apprentissage
à Anacaona
Au Kerala, j’ai appris à manger avec mes doigts.
Cela n’a rien d’évident.
spécialement pour moi
qui déjà en temps ordinaire
ai tendance à partager mon repas
avec ma chemise.
(Ce qui, d’après une amie, confirmerait que je suis communiste).
Après un premier essai désastreux,
une fois qu’on m’eût montré la technique,
j’ai réussi à me comporter honorablement.
Mangeant même plus proprement qu’à mon habitude.
Ce dont j’ai tiré quelque fierté.
Mais mangeant avec mes doigts
(ce que le plus souvent
nous interdisons à nos enfants)
je me demandai ce qu’en dirait,
si elle me voyait,
ma petite fille.
8 – Un insecte, in memoriam
à Amir
Ce soir, j’ai tué une blatte
plutôt claire et haute sur pattes
qui se promenait tranquillement
sur le carrelage immaculé
de la salle de bain de ma chambre d’hôtel.
A dire vrai, je n’en suis pas très fier
j’ai réagi par instinct de survie
comme disent certains pour justifier les guerres…
Pourtant, elle ne m’avait rien fait.
Ainsi, tuons-nous, en effet, simplement
ceux qui nous sont étrangers.
Est-ce de cette façon
que nous allons nous en tirer ?
9 - La boutique aux jouets
à Gopika
Pour pénétrer dans la boutique aux jouets
Il faut s’enfoncer par un étroit corridor
Entre deux rangées serrées de coeurs énormes et rouges
En peluche
(Parfaits pour l’asthme).
– Il est assez difficile d’échapper
À des cœurs énormes
Quand ils s’offrent à vous. -
Puis, il faut se faufiler, comme on peut
Entre les ballots pas encore déballés
Et se perdre
Dans l’amoncellement des marchandises de pacotille
Des Krishna, des Bouddha,
Des guirlandes roses et jaunes
Et des pendentifs de dieux et de héros
Au milieu desquels
En bonne position : Ernesto
Che Guevara.
10 - Les jeunes filles du Kerala
à Vedasri
Quand elles veulent dire « Oui »
Les jeunes filles du Kerala
(Et les hommes aussi)
Oscillent de la tête,
Comme pour dire « Non ».
Il y a là Akhila, Fabila, Aparna
Alina, Arya et d’autres
Dont je ne sais pas le nom ;
Hindoues, musulmanes, chrétiennes ou athées
Qui se tiennent par le bras.
Leurs têtes dansent tout le temps
Comme des jets d’eau.
Les jeunes filles du Kerala
Ont aussi très souvent le sourire aux lèvres
Mais elles ne font pas que sourire.
Leur tête qui danse à longueur de journée
Est pleine de pensées.
Elles ont des idées, des rêves, des désirs
Et même si elles sourient, des soucis aussi.
Mais elles savent ce qu’elles veulent.
« Tu ne vas pas sortir comme ça ! »
C’est leur mère qui s’inquiète.
Mais avec ou sans voile,
En T. shirt et sans sari
Les voici déjà parties…
Les jeunes filles du Kerala
Donnent aux leurs quelque tracas.
Elles en donneront , qui sait, aussi à leur mari.
Elles sont la chance du pays,
L’eau fraîche qui peut le revigorer.
« Tu parais plus âgé que tu n’es »,
M’a d’ailleurs dit l’une d’elles, sans se gêner…
Les jeunes filles du Kerala
Ont du respect pour les vieux poètes
Mais elles n’hésitent pas à les éclabousser.
Trissu, le 1er février 2024.
(À l’occasion du Festival international de littérature du Kerala, ILFK)