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Archive pour février 2025

Retour au Kérala

Mardi 11 février 2025

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Kérala retour

- poème reportage - 

touk touk

Retour au Kérala

1 – « Le changement est comme un courant »

1.

Dans la lumière poudreuse du petit matin, voici la ville avec son agitation

Voici la ville avec ses taxis touk-touk, ses rickshaws jaunes et verts, ses autos, ses camions, ses deux roues, ses motos, ses vélos, ses scooters

Voici la ville avec ses panneaux publicitaires pour le dernier film de Bollywood, ses cliniques dentaires, ses compagnies d’assurances, ses véhicules automobiles, ses jewelleries et ses vendeurs d’or, ses instituts technologiques, ses collèges, ses congrès écologiques, ses festivals de littérature

La ville avec ses fresques murales, ses slogans en malayalam, ses banderoles et les drapeaux des partis, orange et vert pour le Congrès, rouge pour les communistes avec le marteau et la faucille ou le flambeau d’or sur fond d’écarlate et quelques fleurs de Lotus pour le BJP de Narendra Modi

Voici la ville avec ses églises catholiques et blanches comme des morceaux de sucre, ses mosquées, ses temples hindouistes, et leurs statues géantes et colorées de Ganesha ou de Krishna

Voici la ville avec son agitation, ses rares embouteillages, le flot finalement fluide de la circulation,

Voici la ville et ses milliers d’échoppes, ses ateliers de mécanique et leurs moteurs posés sur le trottoir, ses boutiques de produits de beauté, ses vendeurs de noix de coco en grappes orange et les régimes de bananes qui pendent au bout de leur branches comme des bras coupés

Voici la ville avec ses hommes en dothi (qu’on nomme ici mundhu) toujours en train de retenir avec une main leur pan de tissu blanc, comme s’ils craignaient de perdre leur feuille de vigne

Voici les femmes en sari, élégantes comme des princesses aux pieds nus

Voici la ville avec ses guirlandes de fleurs jaune éclatant, les Golden Mary qui pendent dans les devantures, qu’on passe au cou des dieux ou qu’on accroche au pare-brise des triporteurs

Voici la ville avec ses ombrelles de toutes les couleurs, avec ses parasols rouge, vert, jaune, orange et bleu

Voici la ville avec ses barrières métalliques, ses monceaux de parpaings, ses tas de sable, ses ouvriers de la construction armés d’une houe et d’une brouette

Voici la ville avec ses fils électriques, ses câbles téléphoniques emmêlés comme des cheveux qui s’enroulent et qui pendent des poteaux jusque sur le ventre des rues

où traînent des chiens efflanqués qui vivent au milieu des décombres et des détritus

Voici la ville au désordre organique où tout se mêle et tout se croise la plupart du temps apparemment sans catastrophe et sans accident…

 

rue chiens

« Le changement est comme un courant, dit le manifeste du festival, rien ne peut y échapper, ni les gens, ni la politique, ni la littérature, ni les idées. La Terre sur laquelle nous nous tenons, et l’air que nous respirons, tout est sujet au changement. Le changement est la seule constante dans l’univers. Il n’y a qu’une chose qui puisse capturer les courants du changement, c’est l’aiguille du temps. Le temps capture le changement mais ne peut pas l’emprisonner. Car le temps et le changement sont les deux faces d’une même pièce. »

grande roue

2.

A l’entrée du festival se dresse une grande roue qui tourne lentement sur le ciel bleu de février.

Douze figures de femmes nues personnifiant les heures tournent dans leur cage métallique sur le fond du ciel

Prisonnières de l’éternel retour

Où tout bouge et rien ne change

 

La roue dentée

l’antique svastika de l’hindouisme, du jaïnisme et du bouddhisme, la roue crochetée qui tournant dans le sens des aiguilles de l’horloge symbolise le soleil et la voie du bien-être

Et dans le sens inverse le pouvoir de Kali, le noir pouvoir de la destruction et de la nuit

Que les nazis ont renversé à leur profit

 

Douze figures de femmes nues rouées sur le fond d’azur du ciel

Par le temps cyclique

la roue sans fin du temps de la vie quotidienne et répétitive des travaux et des jours

« Tout bouge, tout s’agite et tout est toujours pareil. La rue indienne, toujours pareille à la rue indienne… »

 

Si nous sommes tous pris dans le courant irrésistible du changement

N’avons-nous d’autre choix que de nous y adapter ?

Le nageur ne crée pas le courant

 

La globalisation, le marché mondial,

La concurrence de tous contre tous à laquelle il faut s’adapter

les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle…

Demain nous serons servis par des robots

Ou peut-être les servirons-nous

Le nageur ne crée pas le courant…

Il ne crée pas le courant mais il peut le dominer

 

La jeune fille avec son sari vert et son casque de scooter

qui slalome dans la circulation

domine le courant

 

casque et sari

3.

La rue indienne est toujours pareille à la rue indienne

Mais dans les rues de Thiruvananthapuram

Je n’ai pas vu de mendiants

(Ce que tous les jours je vois dans les rues de Paris)

J’ai vu par contre des gens bien portants

Actifs et souriant

Des gens qui travaillent

Qui lisent et se cultivent

Connaissent les films

Et fréquentent les romans

Tout change et tout peut encore changer

Les veuves ne montent plus sur le bûcher

pour suivre leur mari (rarement leur amant)

Mais il se fait toujours beaucoup de mariages arrangés

 

Et l’amour n’est pas un roman

Tout doit encore changer

Les castes que tout le monde dénonce

Sont toujours là

(Dans le Times of India, les petites annonces matrimoniales

avant d’être classées par région ou par sexe

sont classées suivant l’ordre des castes

Dans les colonnes de ce même journal on apprend que dans le Karnataka

un père a battu sa fille à mort

et l’a étranglée

car elle voulait épouser un garçon d’un autre rang)

Moi qui viens d’un pays où les hommes blancs s’habillent de couleurs sombres

moi qui viens d’un pays où les hommes sont gris

ici j’ai croisé des hommes sombres habillés de blanc et des femmes de toutes les couleurs

des femmes arc-en-ciels et soieries de lumière

qui s’habillent de couleurs

Pour séduire peut-être

ou simplement se sentir belles

comme les fleurs

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Quoi qu’il en soit, il faut faire confiance aux femmes pour apporter de la couleur sur terre

Il faut laisser les femmes illuminer la Terre.

2. Le Bûcher de l’amour

Tiruvallar, poète tamoul du Ve siècle, dit de l’amour qu’il est un feu qui consume quand on s’en éloigne et qui rafraîchit quand on s’en approche.

Moi, j’emporte où que j’aille une poignée de cendres blanches qui tombent en pluie dans l’humus de ma mémoire, et ne cessent de couler pour former un petit tas dans le sablier de mon horloge

Pourtant la braise couve encore dans le four à pain de mon coeur

La cendre glacée de l’absence brûle toujours en moi

Et le feu de l’amitié me rafraîchit

deux sari de dos

3 – La mouche

mouche livre

Kabir fréquentait le Cabaret de l’Absolu. Moi je ne fréquente pas ce genre de taverne…

Mais je loge (pour quelques nuits seulement) à l’Hôtel de l’Eternité,  Amritha Hotel

Comme je prends un petit déjeuner indien, avec des galettes de dosa, du thé et de la soupe sambar

Je vois une mouche qui déambule sur mon anthologie de la poésie indienne

Elle se promène sans gêne sur le sépulcre blanc des grands poètes du passé et du présent et se frotte les pattes arrière, comme un moine ou comme un commerçant

Elle aussi a pris ses quartiers d’hiver à l’Hôtel de l’Eternité, mais elle est comme moi logée à l’enseigne de l’éphémère

(Quinze à vingt-cinq jours de vie en moyenne).

A la différence des abeilles, nous ne leur avons pas encore trouvé de véritable utilité

Mais, conformément aux commandements du culte nouveau que nous vouons à la nature, nous devrions leur témoigner du respect

Non pour leur utilité, mais en tant qu’êtres vivants

Pendant que je l’observe, elle s’est envolée de la couverture du bouquin et est venue se poser sur le réservoir de mon stylo-plume noir dont elle entreprend l’ascension

Il ne doit pourtant rien y avoir à manger là-dessus

Sans doute, de sa part, simple curiosité intellectuelle

(Nous ne sommes apparemment pas les seuls)

mouche stylo

4 – La Boutique aux souvenirs

 

La boutique aux souvenirs est pleine de déités

Une petite partie de l’immense troupe du Panthéon hindou

dieux de pierre ou de bois, de bronze ou de cuivre

Posés sur les étagères du marchand de souvenirs

Ils brillent de tout leur éclat mais ne font pas de bruit

Les dieux se tiennent à carreau

(Les hommes ont inventé beaucoup de dieux et beaucoup sont déjà  morts en chemin

Car « les dieux sont mortels et les hommes immortels »)

Mais la production du divin va toujours bon train

Krishna

Brahma le créateur aux quatre têtes

Vichnou, le conservateur de la vie

dont le nombril donne le jour au Lotus d’où est sorti le monde

Vichnou aux nombreux avatars

Shiva aux trois yeux

la destructrice et la créatrice

Et leurs épouses, leur expression féminine, leurs shakti :

Sarasvati, la déesse de la connaissance, son sari blanc et son cygne

Lakshmi, la divinité de la fortune parée de tous ses bijoux

Parvati, la soeur de Vichnou et l’épouse de Shiva

Krishna, le bien-aimé au corps bleu

avec autour du cou sa guirlande de fleurs

les nombreux avatars et toute la compagnie des parèdres, des dieux de second rang

Durga-la-guerrière aux huit bras

Kali, la terrible

Kama, dieu de l’amour, avec son arc et ses flèches

(comme Eros)

Rama et la princesse Sita

L’aigle Garuda

qui transporte Vichnou,

le singe Hanuman, qui sauve Sita et protège du mauvais oeil

Et Ganesha Ganapati,

le fils aîné de Shiva et de Parvati

à qui son père a coupé la tête le jour

où il lui a interdit d’entrer chez lui

pendant que sa mère était au bain

Bien que mécréant j’ai de la sympathie

pour ce petit dieu ventru de la sagesse et de la gourmandise

des voyageurs, des commerçants et des poètes

celui qui lève les obstacles

et qu’il convient d’invoquer au moment de se lancer

dans de nouvelles entreprises

 

temple Ganesh

Lalan Fakir,

Le poète errant du Bengale, disait :

« Le monde entier parle de religion

Chacun vante la sienne

Lalan a vendu cette bigoterie

Dans les sept foires de ce monde »

De tous ces dieux je n’en emporterai aucun

(Ils pèsent trop lourd dans les bagages

pour le vol retour

et la vie des humains)

Mais peut-être ferai-je une exception

pour l’éléphant aux quatre bras

qui mange ses modaks

et chevauche un simple rat.

 

5. Le pays des drapeaux rouges

drapeaux rouges

Ici la ville se fait une beauté d’un collier de drapeaux rouges

avec la faucille et le marteau

(Ça change de chez nous…)

Les anciens maoïstes dirigent le pays

avec d’autre forces de gauche

Ils respectent la Constitution et la liberté d’expression

favorisent la culture, la tolérance religieuse,

la solidarité, les droits des femmes

et l’éducation

(Ce que leur reproche un éminent expert qui écrit dans les colonnes du journal que le système éducatif

Du Kérala est un désastre car, au lieu d’être un business, il est presque gratuit

Ce qui est contraire à l’excellence et décourage les meilleurs éléments

– enseignants comme étudiants)

 

élèves

Dans la rue, je croise une manifestation de scientifiques

qui tiennent congrès et se mobilisent pour la science

contre son utilisation

à des fins de guerre et de destruction

Rien ne va de soi

La presse annonce que le secrétaire général du parti communiste

est convoqué devant le Tribunal

pour avoir incontestablement enfreint la loi :

il a fait édifier une tribune pour tenir meeting

sur la voie publique !

 

La ville se met autour du cou une guirlande de drapeaux écarlates

 

Les communistes indiens n’ont pas perdu la foi

Le communisme aussi a été une religion

une religion (parfois déraisonnable) de la science et de la raison

qui rêvait que l’humanité devienne son propre dieu

Une religion qui prônait à sa façon l’Eveil

La découverte soudain que la folie du monde

et la lutte des classes

ont des raisons

(Une révélation

qui peut vous marquer pour la vie)

drapeaux chantier

Pour ma part, je ne fréquente pas le cabaret de l’Absolu

Mais j’ai depuis longtemps goûté

au vin rouge de la révolution

dans la coupe de l’avenir

Et tout en essayant d’être aussi lucide que possible

je garde aux lèvres l’ivresse légère de l’espérance.

 

6.  En avant vers l’océan !

chien plage

Sur le chemin du retour vers l’aéroport, je demande au chauffeur de taxi de m’arrêter au bord de la mer

Bien que ne parlant pas la même langue, il comprend que j’avais un rituel à accomplir : faire mes ablutions à l’océan

Il s’arrête sur le bas-côté et je traverse en m’arrêtant sur le terre-plein pour guetter le moment qui me permettra de me lancer de l’autre côté

(Ici, traverser la route et braver la circulation est un peu chaque fois comme franchir l’Achéron)

Je rejoins la plage en dégringolant d’un éboulis

Le sable est fin et d’un ocre sombre. Il colle à la peau.

Je passe outre les sacs plastiques, les bouteilles vides, les ordures abandonnées sur le bord, comme un peu de mousse à  la commissure des lèvres d’une planète épileptique

Une mère et ses deux enfants se promènent à la lisière des vagues

Tout près, un chien maigre est couché sur le sable au soleil

Est-il mort ou bien dort-il simplement, paisiblement ?

Cela ne fait en tout cas ni chaud ni froid au soleil qui poursuit sa course dans le cosmos

Ni à la terre qui court après le soleil et fait la roue

Quant à moi, je ne veux pas me fondre dans le Grand Tout

(J’en fais déjà partie)

Je veux juste me tremper dans la mer pour la saluer

et plonger mes jambes dans les remous de l’eau boueuse qui lave éternellement le rivage.

eau boueuse

7. Le vieil homme dans l’avion 

Dans l’avion du retour, un vieil homme qui me voit écrire m’adresse la parole

Il a quatre-vingt dix ans

C’est un ancien officier de police

« J’aime la poésie… » me dit-il

Et il me parle du « Wasted Land » de T.S. Eliot

C’est rare, un policier qui aime la poésie…

Même en Inde

« La poésie est morte, me confie-t-il comme un secret… Nous n’avons plus de coeur… »

Alors j’écris pour lui pour mon premier (et peut-être dernier) vers en anglais :

« Let us handle

the Heart of the World

with Care ».

 

(Thiruvananthapuram – Festival littéraire MBFIL – Aubervilliers – 5 au 11 février 2025)