Beyrouth, le guerrier et le troubadour
Voici le journal de bord d’un voyage à Beyrouth, en octobre dernier, à l’occasion du Salon du Livre francophone, journal de bord dans lequel se mêlent poème et prose, en compagnie des troubadours et de la poésie amoureuse des Arabes, à la rencontre du Levant, du Liban, de Sabra et Chatila…
Beyrouth, plat d’argent plein de mains coupées orné d’amandes et de pistaches
Beyrouth, la douceur à la portée des lèvres et le regard troué
Beyrouth, la ville offerte à la brise marine, la ville ouverte et trompeuse, la ville à double ou triple fond jetée dans un sac lesté de plomb et personne ne sait plus le nom de la victime ni celui de l’assassin
Beyrouth, comme une tête qui avance dans la mer et le corps partagé en quartiers de ciel
(car il y a des frontières dessinées en pointillé dans le ciel et l’azur est divisé en morceaux comme le bœuf sur le tableau du boucher ; et tous appartiennent au même dieu mais celui-ci porte à chaque fois des barbes différentes)
Sur la route de l’aéroport au centre-ville qui passe au large des cités populaires,
une lumière verte extra-terrestre baigne les grands panneaux publicitaires qui masquent les quartiers chiites et palestiniens
et défendent les couleurs de Pepsi, H&M, HSBC… comme partout ailleurs à la surface de la Terre depuis que le monde, paraît-il, est rond
Dans les suites de l’hôtel Markasia-Monroe, je retrouve les coquelicots de Monet, les chevaux hennissant et les mêmes beautés. Triomphe de l’identique et de la reproduction
A vingt heures, il fait encore vingt cinq degrés
Dehors, comme partout autour de la Méditerranée, les arbres verts boivent l’encre de la nuit
Un policier s’agenouille sur le trottoir pour la prière
pendant que les cigales poursuivent leur monologue ;
(Les cigales ont survécu à la guerre civile, aux bombardements, à la reconstruction et au luxe et elles continuent envers et contre tout de chanter)
Les cigales n’ont rien à faire de nos histoires
Et ce soir je me sens proche des cigales
qui ne chantent pour aucun dieu.
Aux quatre coins du monde des hommes et des femmes joignent les mains
lèvent leurs paumes vers le soleil
en signe d’offrande
s’agenouillent
se penchent vers le sol
ou se couchent à ras de terre pour prier le ciel
Ils prient pour ce qui n’est pas là
ils prient le grand absent
le vide inhabité…
Il y a tant d’amour qui se perd dans le vide…
*
Moi aussi, bien que mécréant,
à ma façon, je suis un croyant
Seul dans la chambre d’hôtel,
je crois au moins en toi,
mon amour de loin,
et je sais
que même absente,
tu existes
dans un endroit précis par-delà la mer
là-bas
et que tu m’attends.
Et je crois aussi
et c’est un acte de foi plus difficile
finalement en nous
notre humanité si proche et si lointaine…
*
Ce soir, dans le lit immense de ma chambre provisoire, je lis les troubadours… Jaufré Rudel qui fut, dit-on, prince de Blaye emprès Bordeaux et qui, sans l’avoir jamais vue, mais sur la foi de ce que racontaient les pèlerins revenus d’Antioche, tomba amoureux de la Comtesse de Tripoli. Et à cause du ferme désir qu’il avait de la voir, il se fit croisé et prit la mer. Mais sur la nef, il tomba malade et fut amené agonisant au port de Tripoli. Et l’on avertit la Comtesse qui fit dresser une tente pour qu’il s’y reposât puis vint à son chevet et le prit dans ses bras. Alors il reconnut que c’était elle et recouvra l’ouïe et le souffle et il loua Dieu le remerciant de l’avoir laissé vivre jusqu’à ce qu’il l’eût vue. Et ainsi il mourut dans les bras de la belle Tripolitaine qui, ce même jour « se fit nonne pour la douleur qu’elle eut de la mort de Jaufré ».
Lanquan li jorn son lonc en may,
M’es belhs doux chans d’auzelhs de lonh,
E quan mi suy partitz de lay
remembra.m d’un amor de lonh :
Vau de talan embroncx e clis
Si que chans ni flors d’albespis
No.m platz plus que l’yverns gelatz.
« Lorsque les jours sont longs en mai
M’est beau doux chant d’oiseaux de loin
Et quand je suis parti d’ici
me remembrant d’un amour de loin
Je vais tout perclus de désir
Et ni chants ni fleurs d’aubépine
Plus ne me plaisent qu’hiver gelé. »
Par eux qui se firent chevaliers de leur Dame
l’amour qui était besoin est devenu culture
car les poètes qui ne changent pas le monde
(c’est du moins ce que disent les gens)
ont beaucoup fait pour changer nos mœurs
raffiner l’amour et en faire un art
Dans son De Amore, André le Chapelain écrivait qu’il ne faut « En amour, ne jamais demander plus que ne veut accorder l’autre »
Aimer est l’apprentissage de la délicatesse
Aimer est une ascèse heureuse
Mais il est l’heure de dormir, entre les vagues et les murs, dans le balancement de la ville inconnue, couché dans la parenthèse blanche des draps comme entre deux fuseaux horaires, deux regards, deux baisers allongés et verticaux disposés en forme de conques, de caresses, d’amphores ou de hanches…
*
Beyrouth, plat d’argile d’où s’envolent des mains comme des colombes…
et le jour qui se lève a pour nous des bontés de quartier d’orange
Tout pour un peu nous paraîtrait presque remis à neuf
Nous avons si grande aptitude à recommencer chaque matin le monde
Et vivre chaque jour nous est un nouveau don
le sourire miniature d’une renaissance
une offrande que le ciel fait à la terre
Et les petits déjeuners des hôtels internationaux
par la grâce de la poésie nous donnent l’impression
d’être des rois éphémères
Hier soir j’ai croisé dans le hall une Vénus habillée de blanc qui parle toujours au nom du jasmin
et ce matin je vais à la découverte de la ville
En descendant la rue principale du quartier Solider (qui porte mal son nom)
j’ai l’impression de marcher dans un tableau de Chirico
le calme qui cache une tragédie
une ville dont on vient de refaire le portrait
un décor de théâtre ocre et or
une cité arabe où il n’y a pas d’Arabes
une rue piétonne
avec des boutiques souvenir
des policiers
des touristes du Golfe qui ne font pas tout à fait vrais
et sur la place de l’Etoile,
au sommet de la fine tour de l’Horloge
une inscription qui se lit de loin : Rollex.
*
Les riches habitent sur une autre planète.
Connaissez-vous les chaussures de luxe
(que vous pouvez acheter à la boutique
près de la place de l’Etoile
au centre de Beyrouth)
On raconte qu’il faut les poser sur le balcon la nuit
parce que leur cuir se régénère
au clair de lune…
*
Je pense à toi, restée à Paris,
ma Dame qui combats
dans la quintaine des jours ouvrés
Mon amour, ma si proche et ma lointaine,
mon pays familier et ma frontière
mon chemin coutumier
et infranchissable.
Nous,
toujours nous aimons l’amour du plus loin
L’ailleurs nous attire
et nous fait grandir
nos branches se tendent vers lui et peuvent passer par-dessus les murs
mais toujours nous restons attachés par nos racines au bout de jardin où notre arbre a poussé
son humus nous fait vivre
et c’est là où nous sommes plantés
que nous apprenons à boire le soleil
et à pousser droit
Nous sommes châtaigniers et bougainvillées
*
Oui, toujours nous attire l’amour du plus loin
qui nous porte au-delà de nous même…
de notre Sud, notre Nord,
notre Occident, notre Orient
qui l’un sans l’autre n’existent pas
comme les deux côtés de la feuille
comme la nuit sans quoi il n’est pas de jour
comme l’avant et l’après
le sourire et les larmes
Ainsi, les peuples de l’Orient rêvent-ils de l’Occident…
Et nous, Occidentaux depuis combien de temps rêvons-nous de l’Orient ?
Mais même en voyage, souvent nous avons du mal à nous débarrasser
de la toge des consuls romains
ou du casque colonial.
Ambigüité de l’exotisme :
curiosité pour les autres
et ignorance aussi de celui pour qui le monde n’est qu’un spectacle
préparé par une agence de voyage organisatrice de surprises
l’exotisme qui nous fait trouver typiques et attachant
ce dont les peuples aimeraient souvent se libérer :
la misère aux pieds nus
le costume étriqué des coutumes.
*
D’ordinaire quand je voyage, les poèmes me tombent des mains
comme les feuilles d’un arbre en automne
ou les fleurs au printemps
sans que je fasse effort
Mais de Beyrouth je ne peux rien dire…
Beyrouth est plusieurs
Beyrouth est une ville comme une marqueterie de gâteaux dans la vitrine du pâtissier arabe
Beyrouth est un chariot de mézès, divers et mélangés
la douceur du houmous, la fraîcheur du taboulé
et des guirlandes de doigts coupés ;
(dormant dans Beyrouth, je recompte sur mes mains mes doigts
et le compte ne tombe jamais juste).
Beyrouth est une ville à double, à triple fond
une ville de faux-semblant
où la douceur de vivre se mêle au goût du sang
(et il y a du sang derrière chaque embrassade)
Beyrouth est comme le « café blanc »
(eau chaude mélangée à la fleur d’oranger)
boisson frelatée qui n’a rien d’un café
mais si douce et parfumée
qu’ on s’y attache.
*
Bon compagnon dut être aussi Bernart de Ventadour. De petite extrace, fils d’une fournière « qui chauffait le four » et d’un père sergent « qui portait toujours un arc d’aubour » et apportait les sarments. Il fut élevé au château de Ventadour en Limousin… Or, « Il s’énamoura de la vicomtesse de Ventadour, femme de son seigneur. Et Dieu lui donna tant de bonheur que, pour ses belles manières et son gai trouver, celle-ci lui voulut du bien plus qu’il n’en fallait, sans regarder bon sens, noblesse, honneur, valeur ni blâme… »
Lo tems vai e ven e vire
per jorns, per mes e per ans,
e eu, las ! no.n sai que dire,
c’ades es us mos talans.
Ades es us e no.s muda,
c’una;n volh e.n ai volguda,
don anc non aic jauzimen.
Le temps va et vient et vire,
par jours par mois et par ans.
Et moi, las ! Ne sais que dire
Car il en va de mon désir
Comme il en a toujours été,
Il en est une que toujours veux
et dont jamais je n’eus plaisir.
« Leur amour dura longtemps avant que le vicomte s’en aperçut. Quand il s’en fut aperçu il fut très dolent et triste, et il mit la vicomtesse en grande tristesse et en grande peine et il l’obligea à donner son congé à Bernart de Ventadour pour qu’il quittât la contrée. Il partit et s’en alla en Normandie, chez la Duchesse (Aliénor d’Aquitaine) qui était alors Dame des Normands, et qui était jeune, gaie, de haute valeur et prix et de grand pouvoir, et se connaissait beaucoup en honneur et en Prix. Elle le reçut avec grand plaisir et grand honneur, et fut fort heureuse de sa venue, et elle le fit Seigneur et maître de toute sa cour. Et tout comme il s’était épris de la femme de son seigneur, il s’éprit de la duchesse ; et elle de lui. Longtemps il eut d’elle grande joie et bonheur, jusqu’au moment où elle prit le roi d’Angleterre pour mari, et que celui-ci l’emmena outre le bras de mer, si bien qu’il ne la vit plus, ni son messager. C’est pourquoi, ensuite de la tristesse et du deuil qu’il eut d’elle, il se fit moine en l’abbaye de Dalon où il demeura jusqu’à sa mort ».
Ainsi, en ce temps plus d’une histoire d’amour se finit au couvent…
C’est aussi dans ce couvent que se retira Bertrand de Born, le troubadour guerrier. Celui qui chantait :
E platz me quand li corredor
Fan las gens e l’aver fugir,
e platz me quan vei après lor
Gran ré d’armatz ensems venir
e platz mi en mon coratge
quan vei fortz chastels assetjatz…
J’aime quand les estafettes
Font fuir les gens avec leurs bêtes
Et j’aime quand je vois après eux
Venir la grande masse de l’armée
Et j’aime du fond du cœur
Voir les châteaux forts assiégés…
*
J’entre dans la taverne où quelques siècles plus tôt un soudard et un troubadour sans doute m’ont précédé. Ils ont posé contre le mur leurs lourdes masses d’armes, leurs épées à double tranchant, leurs grands écus et leurs heaumes, ils se sont assis sur des poufs de cuir colorés, aux milieux des brocards de Damas, ils ont admiré la beauté des danseuses, contemplé le visage de la lune par la fenêtre et ils ont commandé un coca-cola. C’est pour eux l’heure d’une pause bien méritée entre deux massacres.
Il y a aussi dans un coin Abu Nawas, le poète de la cour d’Haroun Al Rachid, le contemporain de Charlemagne, qui ne les voit pas… Il vient de commander un nouveau pichet de vin de Perse et il fait de l’œil à un jouvenceau.
Tous se retrouvent dans la grande salle du café Gemaïzeh, qui ressemble à une brasserie parisienne. Au centre de la salle, autour d’une grande table, des femmes fument le narguilé.
Quand les musiciens commencent à jouer sur leur oud et leur luth, toute la salle se met à tourner en apesanteur sur elle-même comme un derviche ; elle s’envole et fait le tour de la ville et de la nuit pendant que les convives frappent dans leurs mains. Un jeune homme athlétique danse et s’agite, assis sur sa chaise comme un paralytique ; il lève les bras et s’amuse tandis que sa femme, une belle et jeune musulmane au grand voile noir, semble s’ennuyer. Elle se tient immobile comme une idole consciente de son pouvoir sur les regards, papillons qui volent dans la pénombre autour d’elle, et de temps en temps elle défait et remet d’un geste élégant, indifférent et nonchalant, son foulard autour de sa tête pendant que son compagnon n’a d’yeux que pour les musiciens.
Près de nous Fatima aussi se tient droite et fière
dans son uniforme de serveuse
fleur de lys noire
elle sert mais elle paraît un jasmin de dignité
dressé sur sa tige d’indépendance
petit soldat des soirées animées
dans le bar
de la paix retrouvée.
*
Dans les rues de Beyrouth, il ne manque pas de gazelles,
de femmes aux yeux de biche
qui répondent aux clichés de la poésie arabe
Alors que les hommes autour de moi prennent doucement la forme de bonbonnes
comme moi qui suis des leurs
je me demande comment font les femmes
pour rester gazelles ?
Ah ! les gazelles, la malédiction des poètes en mal d’inspiration…
Il suffit qu’ils dévissent le capuchon de leur stylo et voici qu’elles se mettent à courir sur la plage de la page
Et cela fait très longtemps qu’elles courent…
Mais à moi, ici,
il me manque une femme qui n’est pas une gazelle,
pas un faon ni une femme enfant,
une femme qui serait plutôt un arbre
peut-être un arbre toujours couvert de feuilles
ou peut-être la terre où je suis planté
ou peut-être une parcelle de ciel
un ciel tour à tour agité ou serein
que traversent des pensées
en forme de nuages
*
Chevauchant dans la campagne de France, Jaufré Rudel compose sa chanson.
« Jamais d’amour je n’aurai joie
Si ce n’est cet amour de loin,
Car il n’est meilleure gente dame
En nul endroit, ni près, ni loin ;
Elle est si belle, juste et pure
Que j’aimerais des Sarrazins,
Pour être auprès d’elle, être pris ! »
*
La Chronique (si l’on en croit le témoignage d’un autre troubadour, Marcabrun, dit « pain perdu » qui lui écrit « oultre mer ») semble indiquer que Jaufré prit part à la seconde croisade, celle que prêcha Saint Bernard en 1147 sur la colline sacrée de Vézelay, qui se dresse au milieu du pays des vignes. Et il est certain savant professeur pour qui son amour de loin ne serait en fait que de religieuse inspiration, l’amour très chrétienne inspirée au Croisé par la Vierge Marie, l’amour de la Palestine à délivrer des Infidèles.
Le prêche de Saint Bernard suscita tant l’enthousiasme des croyants pour la libération de la terre sainte que le roi Louis VII se proposa de porter la croix et la Belle Aliénor, son épouse, voulut partir avec lui accompagnée de ses troubadours. Mais il s’agissait bien plutôt, la terre manquant en Europe pour tous les fils de seigneurs, d’aller défendre et accroître les colonies des Francs en pays musulman. C’est en effet à l’annonce de la chute de la cité d’Edesse reprise par l’Atabeg Zengui que le pape Eugène III avait décidé de cette nouvelle croisade. A Antioche, Aliénor retrouva son oncle Raymond VII de Poitiers qu’elle voulut épouser et elle décida de rester là plusieurs mois, avec sa cour, dans les plaisirs et les fêtes. Jusqu’au moment où le roi en ayant assez fit repartir l’ost vers Jérusalem. Mais Jérusalem étant déjà conquise et sous la garde du roi Foulques, il fallait chercher d’autres cités à conquérir. On élit Damas, la perle de l’Orient. Mais l’entreprise tourna court, du fait de la mésentente entre les rois et les chevaliers de Jerusalem qui voyaient d’un mauvais œil qu’on s’en prit à leurs alliés musulmans… Et des exploits du tendre Rudel on ne sait rien…
*
Quand les Croisés avaient débarqué ici, sur les rivages du Levant, toutes les villes s’étaient rendues sans faire acte de résistance, à l’exception de Saïda, l’antique Sidon… Antioche, Tyr, Beyrouth ouvrirent leurs portes et les accueillirent, mais aux ambassadeurs des villes ouvertes venus leur présenter les clefs, ils répondirent qu’ils étaient en guerre pour délivrer Jérusalem et qu’ils entreraient dans les cités lances levées puis ils pillèrent les maisons et les vergers.
Car ils étaient aussi des fous de Dieu.
Ils pillèrent les vergers, eux qui venaient pourtant d’un pays de vergers. Vergers d’amour et chansons d’aube où les amants se séparent au point du jour quand se met à chanter l’alouette. Vergers lieux clos du jeu de la Mort et de Vie où les Dames et les Rois s’échangent des billets et battent et rebattent éternellement leurs cartes. Vergers dans leurs enclos de murs, tapis carrés de pelouse, tapisseries de fleurs tissées, laboratoires géométriques de la joie d’aimer et de la vie future.
Mais que savaient-ils, ces troubadours de leurs frères les poètes d’Arabie ?
De Qays Ibn al-Mulawwah, Majnûn, le fou d’amour, poète du désert qui chanta sa cousine Leïla, et vécut cinq siècles avant eux…
L’amour, je le vois bien est ardente brûlure,
Et du cœur des amants il fait sa nourriture.
Si seulement, brûlés, ils mouraient pour de bon !
Hélas ! Sitôt brûlés, les voici qui renaissent,
Tels les damnés : leurs peaux réduites en charbon
pour de nouveaux tourments retrouvent leur jeunesse.
Ou d’ibn Zaydûn, le poète de l’Andalousie musulmane qui vécut à Cordoue, cent ans avant qu’apparaissent les premiers troubadours, jusqu’à ce qu’il dût partir en exil, chassé pour de sombres affaires politiques, loin de la princesse Wallâda qu’il aimait. La belle Wallâda que nul n’a oubliée…
Zaydûn qui écrivait :
Tu es soleil, soleil évanoui,
Voilant à mes yeux sa fuyante image,
Et quand la lune éblouissante luit
Sur le troupeau servile des nuages,
Je vois en elle, unique, ton visage
Qui par-delà ses voiles resplendit.
*
L’homme est devant le grand miroir vertical de la chambre de l’hôtel, nu comme une colline
(Je ne vois pas de narcisses qui poussent dans les eaux sans fond de la glace
car il n’a pas l’habitude d’user la surface des miroirs)
Mais à cet instant, il se regarde…
l’homme seul et nu devant son miroir
ne porte plus son armure
il a déposé les armes
Il y a longtemps qu’il n’a plus rien d’un jouvenceau
il est plutôt massif et courtaud
comme devaient l’être les chevaliers du Moyen Age
La musique de la vie a tracé des sillons sur son visage…
Nous devenons tous de vieux microsillons
qui rêvons toujours de tourner et de chanter sous les doigts de nos femmes
qui sont des rubis…
On dit que le Kilimandjaro perd son chapeau blanc
moi, j’en hérite, se dit l’homme en voyant ses cheveux blancs
je suis une montagne enneigée
comme ici peut-être le sommet du mont Liban ?
Dans les rues de Beyrouth il n’y a pas de neige
mais il neige sur Paris, il fait moins deux degrés aujourd’hui
La neige donne à la ville, souillée par la vie banale, une éphémère virginité
Comme nos amours
qui nous enseignent la chasteté
(Mais il est tant de gens en ville pour médire de la neige affirmant qu’elle est salissante.
Comme le sont peut-être à leurs yeux tous ces amours qui nous transfigurent…)
Assis au milieu du balcon des montagnes
je rêve d’un autre balcon
où sont suspendus d’autres monts…
et dans la clarté de l’air raréfié
je me vois escalader
et dévaler les pentes de ton ventre enneigé
L’homme est un pollen voyageur
dont le seul désir est de s’éparpiller
un pollen dispersé par la brise printanière
un pollen qui rêve féconder toutes les fleurs de la terre
un pollen présomptueux qui se perd dans le vent
et la femme est la fleur, le calice et la terre
la fleur qui n’accueille jamais qu’un seul pollen
L’homme repense alors à une phrase qu’elle a dite un jour :
« Ce n’est pas pour nous qu’ils nous aiment,
c’est pour le sexe… » Mais elle se trompe
S’il ne s’agissait que de satisfaire à son instinct, l’homme aurait-il besoin de la femme
de ses rythmes différents, de ses désirs lents à venir
et puissants comme la marée, de ses soucis et de ses complications ?
Il faut savoir gré au capitalisme d’avoir affranchi l’amour des sentiments et d’en avoir fait une simple marchandise. Ce faisant il a libéré le sexe. Aujourd’hui tout fantasme est légitime puisqu’il peut prétendre à une part de marché. Et que cela ait constitué une libération n’est guère contestable puisqu’ont ainsi reculé les interdits liés à la religion et qu’il autorise chacun et chacune à prendre désormais son plaisir où bon lui semble. Avec l’autre sexe ou avec le même. Debout ou à quatre pattes. En souffrant ou en faisant souffrir. Avec ou sans objets… Plus besoin du sextant de Dieu le Père pour se repérer dans l’océan des nuits… il suffit d’un sex toy !
L’homme debout devant sa glace et qui ne voit en face de lui rien que son image contraire
pense à la femme
qui en Occident n’est plus idole que pour la publicité
et il se dit encore : « Je vois venir le temps des androïdes autonettoyants,
le temps des hommes auto-suffisants
qui pourront se passer de la femme…
Et c’en sera fini de la poésie amoureuse… »
L’homme se retrouve alors seul dans la plaine
armé de son seul pieu
comme le chasseur préhistorique
Mais cela ne sera pas.
Car s’il a besoin d’elle
et si elle a besoin de lui
c’est pour l’ardent et toujours impossible désir de la conjonction
le besoin de ne faire qu’un
l’aspiration à l’unité retrouvée et à la paix…
L’homme en lui peut profondément descendre
en rappel, avec une échelle de cordes
comme un spéléologue dans la grotte
il peut se couvrir la tête et le corps de cendres
s’abimer, se dévêtir de toute dignité
revêtir la bête et y prendre plaisir
Il peut même domestiquer les bêtes qui s’agitent au fond de lui
Mais il est aussi celui qui grimpe sur ses propres épaules
l’alpiniste qui ne cesse de monter
et de grandir
Le même qui aime la fange aspire à la verticalité
et à vivre dans les hauteurs
il tend vers le ciel
pour son malheur
et pour son bonheur
*
La ville d’asphalte descend prendre un bain de pied dans la mer
qu’on nommait autrefois au pays de Cham la mer syrienne
mais personne ou presque ne prend le risque de se tremper
à côté des sorties d’égout
Un garçon en maillot de corps fume sa chicha assis sur un rocher
autour de lui jouent des enfants
Sur le bord de mer, se promènent trois jeunes femmes habillées de voiles aux couleurs acidulées, rose, jaune, vert, empapillotées comme des bonbons bon marché
Des pêcheurs avec leur ligne sont assis au sommet de pieux le long de la côté
posés comme des cormorans
ou des stylites
Un peu plus loin,
au minaret de la mosquée,
est attaché un paratonnerre.
La foi n’interdit pas la prudence
Il faut dire que par ici Dieu a déjà fait beaucoup de dégâts…
*
Les tuyaux des narguilés dans la devanture des restaurants s’enroulent autour de leurs vases comme des serpents débonnaires et endormis
Je fume la pipe à eau de la chicha à la terrasse d’un café.
J’apprends la lenteur
et la légèreté
Mes pensées se changent en nuages
évadés d’un camp pour pommiers odorants et fleuris
et elles retournent au verger des troubadours
Au verger de la douce amie
Où sont beaux fruits d’amour enclos
Je veille le jour et la nuit
Un fier rosier jamais déclos
Qui ne sait la douleur d’aimer
ignore aussi la joie de vivre
car aimer est douce douleur
dont nul jamais ne veut guérir
D’eux, nous restons frères par l’esprit de printemps
l’aubépine en fleurs et la Joi d’amor
qui est non seulement plaisir
mais aussi communauté d’âmes
Car de quoi s’agit-il après tout d’autre dans le poème que de l’âme ? L’âme ? Me dîtes-vous… nous voilà bien ! L’âme, quel étrange vocabulaire dans la bouche d’un poète matérialiste… Mais l’âme n’appartient pas aux sacristains, aux religieux, aux faiseurs de mystères. L’âme n’est pas ce feu froid et sans flamme qui vivrait dans l’éternité glacée sans oxygène et sans friction. L’âme n’est pas cette lettre invisible échappée de son enveloppe qui n’a guère de chance de trouver un jour son destinataire divin. L’âme n’existe pas sans son enveloppe. Elle au contraire ce qui naît à la pliure de l’esprit et du corps ; elle est ce lieu de nulle part, le territoire favori du poème, là où la pensée est encore liée au corps par le sentiment ; elle est ce qui naît de la rencontre de la raison et de l’émotion.
*
Pour plus d’un troubadour, Plaisir et Joie devaient aller joyeusement ensemble et là où s’achevait le poème devait commencer l’action.
car, disait l’un d’eux ,
tant veux te retrouver derrière ta courtine…
la courtine
qui est le rideau entourant le lit
aussi bien que la muraille entourant le château
Pour d’autres, moins païens peut-être, l’amour excluait tout péché de chair
« Que’l gaug dest ‘amor se delic
quan lo desisier se complis »
(Que la joie de cet amour se défait
quand s’accomplit le désir)
ainsi que l’écrivait Matfre Ermengau dans son Bréviaire d’Amour
On raconte (la chose est-elle certaine ?… nul n’en peut témoigner) que l’épreuve suprême pour le chevalier d’amour avait pour nom l’asag qui consistait à coucher nu avec sa bienaimée, à l’enlacer, la caresser, peut-être même à s’entrebaiser, mais sans jamais la pénétrer.
Sans doute ces troubadours
qui nous ont civilisés étaient-ils à leur façon des rustres
Il y avait de leur temps et pour leur usage
les femmes avec lesquelles ils couchaient
et les Dames à qui ils vouaient un culte
(et qu’ils firent à ce point déités que l’Eglise en pût prendre ombrage)
Aujourd’hui les femmes ne sont plus des châteaux forts
dont il faut faire pendant des années le siège
Mais il n’en faut pas moins toujours faire sa cour
(et ne jamais cesser)
Si nous réinventons un amour nouveau
où la femme est de l’homme l’égale
et où l’un et l’autre également
et différemment jouent
au tournois d’amour
Si nous inventons un amour nouveau
faisant toute sa place au plaisir
(et le plaisir n’a pas à se justifier
sa seule et suffisante raison
étant qu’il est.
Le plaisir n’a pas besoin de se justifier
mais il a besoin d’être chanté…)
Si nous inventons un amour de l’homme et de la femme
qui soit aussi un nouvel amour de loin
capable d’embrasser l’amour du prochain
(un amour humain et solidaire)
toujours nous seront utiles l’esprit de noblesse et de chevalerie
et cette idée des troubadours que d’amour naît chasteté
ainsi que le disait Guilhelm
quar qui’n amor ben s’enten
no pot far que pueis mal renh
car qui en amour s’entend
ne peut plus faire que le bien
*
Dans la salle du restaurant La Paillote
je dîne, très loin des troubadours, avec Karim et un autre camarade
L’ouzo neige dans nos verres
comme une ivresse d’hiver à déguster lentement
quand il fait chaud
Karim nous parle des grands voisins
et des changements possibles dans la stratégie
de ceux qui tirent les ficelles
(Et je me demande si ce ne sont pas les marionnettes
qui tirent sur les ficelles
et font s’agiter les marionnettistes)
Et toi tu parles de ce phénomène dont tu dis qu’il est bien connu :
la haine de proximité
qui consiste à vouloir tuer ses plus proches alliés
et dont la politique et la vie (pas seulement au Liban) donnerait de nombreux exemples
On voit en effet un peu partout passer des hommes et des femmes dans la rue
qui ne savent pas se croiser sans se déchirer
et beaucoup aussi qui brandissent des couteaux et les tendent aux passant en leur disant
« Regardez, ils m’ont tué… »
Et il y a aussi ceux qui marchent sans rien dire
un couteau planté entre les épaules
» Si tu fais du bien à quelqu’un,
dit l’adage,
sois déjà heureux
qu’il ne t’en veuille pas… »
Et moi, je pense à autre chose…
La mer s’invite à notre table
avec ses ambassadeurs que nous avons ordonné de faire griller
et qui nous attendent sur l’assiette blanche
La mer passe l’épaule par la fenêtre
et vient se mêler de notre conversation
avec sa fraîcheur et ses embruns
et les reflets de sa turquoise nocturne
*
Le chauffeur de taxi nous attend pendant que nous prenons des photos d’un ancien cinéma bombardé qui n’a pas encore été reconstruit.
- On ne vous dérange pas trop ?…
- Non, c’est mon travail… Vous pouvez tout me demander.
Même tuer un homme si vous voulez, ajoute-t-il, serviable …
Entrant chez des amis, Rafi enlève le pistolet passé dans la ceinture qui le gênait pour s’asseoir
Chants de l’Armée rouge, champagne et cassettes du Hezbollah
« Libanais, ce n’est pas une nationalité, dit quelqu’un, c’est un métier »
Dans les penderies de la nuit les hommes d’armes ont échangé leurs manteaux
(Nul ne sait maintenant lequel a tiré le premier
et nul ne sait plus qui a tué qui
ni même vraiment pourquoi)
Comme dans les coulisses du théâtre
les décors rangés sur leurs cintres attendent une nouvelle pièce
l’Histoire nous réserve toujours des numéros de transformiste
*
Du belvèdère du restaurant en bord de mer
je regarde le Rocher aux tourterelles
qui tant ressemble à Etretat
l’aiguille creuse d’Arsène Lupin
le rocher percé par où disparaît le bateau blanc d’un plaisancier
C’est ici que viennent se promener les amoureux
se faire photographier les fiancés
et se jeter du haut de la falaise
ceux qui vont se suicider
*
« Je ne vous enseigne pas l’amour du prochain
disait Nietzsche, mais l’amour du plus lointain… »
L’amour du plus lointain peut-il cohabiter avec la haine de proximité ?
Ici, ni l’amour très chrétien du prochain ni l’amour du plus lointain
n’ont empêché les massacres
Peut-être faudrait-il inventer un amour de loin
qui comprenne l’amour du proche ?
Aimer les uns et les autres pour ce qu’ils sont
et aussi pour ce qu’ils pourraient être ?
*
Dans les quartiers de Sabra et de Chatila, les maisons s’empilent les unes contre les autres
et dans les rues défoncées il suffirait d’un orage pour que débordent les égouts
Ici sont entassés depuis plus de quarante ans les Palestiniens
(toujours en transit) qui sont citoyens de seconde catégorie
et n’ont pas le droit d’exercer tous les métiers
Nous marchons en essayant d’éviter le caniveau
Quelle nation peut se construire dans l’exclusion des siens ?
Nous sommes à Chatila
où la vie qui prolifère est en sursis
boutiques de plein air
bric-à-brac du souk des produits importés
étals de zaatar
la douceur des herbes et du thym
à mêler à l’huile de l’olivier
l’arbre sacrifié
sur les collines de Judée
Le vendeur d’herbes aromatiques a le corps couvert de tatouages
et des airs de pirate barbaresque.
Comme partout sur la planète
ceux que l’on persécute inquiètent un peu
(on ne se sent jamais tout à fait en sécurité parmi ceux qui sont menacés)
C’est ici qu’a eu lieu de massacre des Innocents
Et j’ai toujours devant les yeux les images télévisées
des corps abandonnés dans ces ruelles après le passage des bouchers
corps d’hommes, de femmes et d’enfants
noirs et gonflés comme des sacs poubelles
Et me reviennent en mémoire des vers anciens et très simples écrits à l’annonce de ces massacres et diffusés en tracts lors d’une manifestation, des vers oubliés
Au Liban
on lapide les palombes
et quand il reviendra
sourd de haine de honte et de colère
sur sa tête
le Messie portera
le foulard des Feddayin
Un groupe de jeunes assis sur une placette
dans le recoin éclairé par une ampoule
nous appelle en passant
Ils seraient prêts à parler
aux étrangers
mais nous devons partir, nous les saluons de la main et nous pressons le pas…
Où que vive la Palestine
N’oublions pas les Palestiniens
*
L’amour du plus lointain…
En arabe, le soleil est féminin
et la lune est masculine…
Et cela fait dans nos poèmes d’amour
comme un miroir inversé…
Dans la poésie française, la rime va par couples
Les rimes sont suivies, croisées ou entrelacées
et ne doivent en général pas laisser passer
l’espace de quatre vers
Il y a aussi des rimes que l’on dit masculines et féminines
(et depuis Apollinaire au moins on a le droit
de les marier… ce qui est plutôt une bonne nouvelle)
Car il y a entre la rime et l’amour
un lien ancien, un lien secret et fort
Dans la poésie arabe classique
les poèmes en général sont monorimes
(Il est vrai que de tout temps il y eut et il y aura
des amours monorimes)
Mais cette langue a aussi inventé un mode grammatical
que nous ignorons : le duel
pour conjuguer le toi et le moi
Et chez les troubadours ?
Chez les troubadours, les rimes étaient plurielles,
enlacées ou entrecroisées
et souvent elles se répondaient
d’une strophe à l’autre
Comme il en est des amours plurielles
qui se croisent et se mêlent.
Et il y a aussi de nos jours beaucoup de poèmes sans rimes
que cela n’empêche pas non plus d’aimer…
*
J’arrive au moment du départ…
Du plateau d’étain de la ville s’envolent des mains
mouchoirs blancs comme des oiseaux
pour un adieu
peut-être un au-revoir…
(Au terme de ce journal qui est un quasi poème
quasiment une qâsida
je te salue de loin, Mahmoud qui a chanté Beyrouth.)
Tout le long de l’autoroute qui suit la côte, des immeubles bâtis à la hâte dans un grand désordre de béton et des panneaux publicitaires géants
Le mont Liban défiguré
(Ici les promoteurs immobiliers semblent avoir fait plus de dégâts
que les combats
mais les uns ne vont pas sans les autres)
Par ici sont passées toutes les invasions
les Amorrites d’Hammourabi, les Hourrites, les Araméens, les Hébreux, les Philistins, les Romains, les Francs, les Américains…
Les Cananéens de l’ancienne Phénicie
acculés à la mer
ont construit des ports
Tyr, Sidon, Byblos
pour faire le commerce de la pourpre
et importer le papyrus d’Égypte.
Dans les ruelles de l’ancienne Byblos,
aujourd’hui fossés étroits envahis d’herbes et de blocs de pierre,
où se côtoient des auges brisées ou de cercueils ouverts
se pressaient des échoppes, des marins, des soldats et des marchands.
La grande cité était un village
et les rois du village étaient ensevelis dans de vastes hypogées
creusés dans la roche.
Dans Byblos où je suis les pas d’une ombrelle rose
le comte Gilles de Toulouse
récupéra les colonnes de granit des temples romains
et en fit découper des tronçons
afin de les sceller dans ses murailles
pour consolider les fondations
de son château des Croisés.
*
Sur la petite plage de Byblos
à côté du parking et des barques
j’ai enlevé mon pantalon
(tout près était assise sur les galets une femme voilée
avec son enfant, et elle n’eut je crois pas un regard pour moi)
puis je me suis avancé dans l’eau,
l’eau, le vitrail dans lequel on peut entrer
même si on n’est pas un rayon de soleil
l’eau, le tendre kaléidoscope,
la rosace mouvante de la mer,
l’embrassade vibratile des vagues,
la turquoise mobile et claire de la Méditerranée
le regard féminin de la Terre…
Et de cette brève rencontre
ma peau garde le baiser.
***
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.