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Retour au Kérala

Mardi 11 février 2025

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Kérala retour

- poème reportage - 

touk touk

Retour au Kérala

1 – « Le changement est comme un courant »

1.

Dans la lumière poudreuse du petit matin, voici la ville avec son agitation

Voici la ville avec ses taxis touk-touk, ses rickshaws jaunes et verts, ses autos, ses camions, ses deux roues, ses motos, ses vélos, ses scooters

Voici la ville avec ses panneaux publicitaires pour le dernier film de Bollywood, ses cliniques dentaires, ses compagnies d’assurances, ses véhicules automobiles, ses jewelleries et ses vendeurs d’or, ses instituts technologiques, ses collèges, ses congrès écologiques, ses festivals de littérature

La ville avec ses fresques murales, ses slogans en malayalam, ses banderoles et les drapeaux des partis, orange et vert pour le Congrès, rouge pour les communistes avec le marteau et la faucille ou le flambeau d’or sur fond d’écarlate et quelques fleurs de Lotus pour le BJP de Narendra Modi

Voici la ville avec ses églises catholiques et blanches comme des morceaux de sucre, ses mosquées, ses temples hindouistes, et leurs statues géantes et colorées de Ganesha ou de Krishna

Voici la ville avec son agitation, ses rares embouteillages, le flot finalement fluide de la circulation,

Voici la ville et ses milliers d’échoppes, ses ateliers de mécanique et leurs moteurs posés sur le trottoir, ses boutiques de produits de beauté, ses vendeurs de noix de coco en grappes orange et les régimes de bananes qui pendent au bout de leur branches comme des bras coupés

Voici la ville avec ses hommes en dothi (qu’on nomme ici mundhu) toujours en train de retenir avec une main leur pan de tissu blanc, comme s’ils craignaient de perdre leur feuille de vigne

Voici les femmes en sari, élégantes comme des princesses aux pieds nus

Voici la ville avec ses guirlandes de fleurs jaune éclatant, les Golden Mary qui pendent dans les devantures, qu’on passe au cou des dieux ou qu’on accroche au pare-brise des triporteurs

Voici la ville avec ses ombrelles de toutes les couleurs, avec ses parasols rouge, vert, jaune, orange et bleu

Voici la ville avec ses barrières métalliques, ses monceaux de parpaings, ses tas de sable, ses ouvriers de la construction armés d’une houe et d’une brouette

Voici la ville avec ses fils électriques, ses câbles téléphoniques emmêlés comme des cheveux qui s’enroulent et qui pendent des poteaux jusque sur le ventre des rues

où traînent des chiens efflanqués qui vivent au milieu des décombres et des détritus

Voici la ville au désordre organique où tout se mêle et tout se croise la plupart du temps apparemment sans catastrophe et sans accident…

 

rue chiens

« Le changement est comme un courant, dit le manifeste du festival, rien ne peut y échapper, ni les gens, ni la politique, ni la littérature, ni les idées. La Terre sur laquelle nous nous tenons, et l’air que nous respirons, tout est sujet au changement. Le changement est la seule constante dans l’univers. Il n’y a qu’une chose qui puisse capturer les courants du changement, c’est l’aiguille du temps. Le temps capture le changement mais ne peut pas l’emprisonner. Car le temps et le changement sont les deux faces d’une même pièce. »

grande roue

2.

A l’entrée du festival se dresse une grande roue qui tourne lentement sur le ciel bleu de février.

Douze figures de femmes nues personnifiant les heures tournent dans leur cage métallique sur le fond du ciel

Prisonnières de l’éternel retour

Où tout bouge et rien ne change

 

La roue dentée

l’antique svastika de l’hindouisme, du jaïnisme et du bouddhisme, la roue crochetée qui tournant dans le sens des aiguilles de l’horloge symbolise le soleil et la voie du bien-être

Et dans le sens inverse le pouvoir de Kali, le noir pouvoir de la destruction et de la nuit

Que les nazis ont renversé à leur profit

 

Douze figures de femmes nues rouées sur le fond d’azur du ciel

Par le temps cyclique

la roue sans fin du temps de la vie quotidienne et répétitive des travaux et des jours

« Tout bouge, tout s’agite et tout est toujours pareil. La rue indienne, toujours pareille à la rue indienne… »

 

Si nous sommes tous pris dans le courant irrésistible du changement

N’avons-nous d’autre choix que de nous y adapter ?

Le nageur ne crée pas le courant

 

La globalisation, le marché mondial,

La concurrence de tous contre tous à laquelle il faut s’adapter

les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle…

Demain nous serons servis par des robots

Ou peut-être les servirons-nous

Le nageur ne crée pas le courant…

Il ne crée pas le courant mais il peut le dominer

 

La jeune fille avec son sari vert et son casque de scooter

qui slalome dans la circulation

domine le courant

 

casque et sari

3.

La rue indienne est toujours pareille à la rue indienne

Mais dans les rues de Thiruvananthapuram

Je n’ai pas vu de mendiants

(Ce que tous les jours je vois dans les rues de Paris)

J’ai vu par contre des gens bien portants

Actifs et souriant

Des gens qui travaillent

Qui lisent et se cultivent

Connaissent les films

Et fréquentent les romans

Tout change et tout peut encore changer

Les veuves ne montent plus sur le bûcher

pour suivre leur mari (rarement leur amant)

Mais il se fait toujours beaucoup de mariages arrangés

 

Et l’amour n’est pas un roman

Tout doit encore changer

Les castes que tout le monde dénonce

Sont toujours là

(Dans le Times of India, les petites annonces matrimoniales

avant d’être classées par région ou par sexe

sont classées suivant l’ordre des castes

Dans les colonnes de ce même journal on apprend que dans le Karnataka

un père a battu sa fille à mort

et l’a étranglée

car elle voulait épouser un garçon d’un autre rang)

Moi qui viens d’un pays où les hommes blancs s’habillent de couleurs sombres

moi qui viens d’un pays où les hommes sont gris

ici j’ai croisé des hommes sombres habillés de blanc et des femmes de toutes les couleurs

des femmes arc-en-ciels et soieries de lumière

qui s’habillent de couleurs

Pour séduire peut-être

ou simplement se sentir belles

comme les fleurs

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Quoi qu’il en soit, il faut faire confiance aux femmes pour apporter de la couleur sur terre

Il faut laisser les femmes illuminer la Terre.

2. Le Bûcher de l’amour

Tiruvallar, poète tamoul du Ve siècle, dit de l’amour qu’il est un feu qui consume quand on s’en éloigne et qui rafraîchit quand on s’en approche.

Moi, j’emporte où que j’aille une poignée de cendres blanches qui tombent en pluie dans l’humus de ma mémoire, et ne cessent de couler pour former un petit tas dans le sablier de mon horloge

Pourtant la braise couve encore dans le four à pain de mon coeur

La cendre glacée de l’absence brûle toujours en moi

Et le feu de l’amitié me rafraîchit

deux sari de dos

3 – La mouche

mouche livre

Kabir fréquentait le Cabaret de l’Absolu. Moi je ne fréquente pas ce genre de taverne…

Mais je loge (pour quelques nuits seulement) à l’Hôtel de l’Eternité,  Amritha Hotel

Comme je prends un petit déjeuner indien, avec des galettes de dosa, du thé et de la soupe sambar

Je vois une mouche qui déambule sur mon anthologie de la poésie indienne

Elle se promène sans gêne sur le sépulcre blanc des grands poètes du passé et du présent et se frotte les pattes arrière, comme un moine ou comme un commerçant

Elle aussi a pris ses quartiers d’hiver à l’Hôtel de l’Eternité, mais elle est comme moi logée à l’enseigne de l’éphémère

(Quinze à vingt-cinq jours de vie en moyenne).

A la différence des abeilles, nous ne leur avons pas encore trouvé de véritable utilité

Mais, conformément aux commandements du culte nouveau que nous vouons à la nature, nous devrions leur témoigner du respect

Non pour leur utilité, mais en tant qu’êtres vivants

Pendant que je l’observe, elle s’est envolée de la couverture du bouquin et est venue se poser sur le réservoir de mon stylo-plume noir dont elle entreprend l’ascension

Il ne doit pourtant rien y avoir à manger là-dessus

Sans doute, de sa part, simple curiosité intellectuelle

(Nous ne sommes apparemment pas les seuls)

mouche stylo

4 – La Boutique aux souvenirs

 

La boutique aux souvenirs est pleine de déités

Une petite partie de l’immense troupe du Panthéon hindou

dieux de pierre ou de bois, de bronze ou de cuivre

Posés sur les étagères du marchand de souvenirs

Ils brillent de tout leur éclat mais ne font pas de bruit

Les dieux se tiennent à carreau

(Les hommes ont inventé beaucoup de dieux et beaucoup sont déjà  morts en chemin

Car « les dieux sont mortels et les hommes immortels »)

Mais la production du divin va toujours bon train

Krishna

Brahma le créateur aux quatre têtes

Vichnou, le conservateur de la vie

dont le nombril donne le jour au Lotus d’où est sorti le monde

Vichnou aux nombreux avatars

Shiva aux trois yeux

la destructrice et la créatrice

Et leurs épouses, leur expression féminine, leurs shakti :

Sarasvati, la déesse de la connaissance, son sari blanc et son cygne

Lakshmi, la divinité de la fortune parée de tous ses bijoux

Parvati, la soeur de Vichnou et l’épouse de Shiva

Krishna, le bien-aimé au corps bleu

avec autour du cou sa guirlande de fleurs

les nombreux avatars et toute la compagnie des parèdres, des dieux de second rang

Durga-la-guerrière aux huit bras

Kali, la terrible

Kama, dieu de l’amour, avec son arc et ses flèches

(comme Eros)

Rama et la princesse Sita

L’aigle Garuda

qui transporte Vichnou,

le singe Hanuman, qui sauve Sita et protège du mauvais oeil

Et Ganesha Ganapati,

le fils aîné de Shiva et de Parvati

à qui son père a coupé la tête le jour

où il lui a interdit d’entrer chez lui

pendant que sa mère était au bain

Bien que mécréant j’ai de la sympathie

pour ce petit dieu ventru de la sagesse et de la gourmandise

des voyageurs, des commerçants et des poètes

celui qui lève les obstacles

et qu’il convient d’invoquer au moment de se lancer

dans de nouvelles entreprises

 

temple Ganesh

Lalan Fakir,

Le poète errant du Bengale, disait :

« Le monde entier parle de religion

Chacun vante la sienne

Lalan a vendu cette bigoterie

Dans les sept foires de ce monde »

De tous ces dieux je n’en emporterai aucun

(Ils pèsent trop lourd dans les bagages

pour le vol retour

et la vie des humains)

Mais peut-être ferai-je une exception

pour l’éléphant aux quatre bras

qui mange ses modaks

et chevauche un simple rat.

 

5. Le pays des drapeaux rouges

drapeaux rouges

Ici la ville se fait une beauté d’un collier de drapeaux rouges

avec la faucille et le marteau

(Ça change de chez nous…)

Les anciens maoïstes dirigent le pays

avec d’autre forces de gauche

Ils respectent la Constitution et la liberté d’expression

favorisent la culture, la tolérance religieuse,

la solidarité, les droits des femmes

et l’éducation

(Ce que leur reproche un éminent expert qui écrit dans les colonnes du journal que le système éducatif

Du Kérala est un désastre car, au lieu d’être un business, il est presque gratuit

Ce qui est contraire à l’excellence et décourage les meilleurs éléments

– enseignants comme étudiants)

 

élèves

Dans la rue, je croise une manifestation de scientifiques

qui tiennent congrès et se mobilisent pour la science

contre son utilisation

à des fins de guerre et de destruction

Rien ne va de soi

La presse annonce que le secrétaire général du parti communiste

est convoqué devant le Tribunal

pour avoir incontestablement enfreint la loi :

il a fait édifier une tribune pour tenir meeting

sur la voie publique !

 

La ville se met autour du cou une guirlande de drapeaux écarlates

 

Les communistes indiens n’ont pas perdu la foi

Le communisme aussi a été une religion

une religion (parfois déraisonnable) de la science et de la raison

qui rêvait que l’humanité devienne son propre dieu

Une religion qui prônait à sa façon l’Eveil

La découverte soudain que la folie du monde

et la lutte des classes

ont des raisons

(Une révélation

qui peut vous marquer pour la vie)

drapeaux chantier

Pour ma part, je ne fréquente pas le cabaret de l’Absolu

Mais j’ai depuis longtemps goûté

au vin rouge de la révolution

dans la coupe de l’avenir

Et tout en essayant d’être aussi lucide que possible

je garde aux lèvres l’ivresse légère de l’espérance.

 

6.  En avant vers l’océan !

chien plage

Sur le chemin du retour vers l’aéroport, je demande au chauffeur de taxi de m’arrêter au bord de la mer

Bien que ne parlant pas la même langue, il comprend que j’avais un rituel à accomplir : faire mes ablutions à l’océan

Il s’arrête sur le bas-côté et je traverse en m’arrêtant sur le terre-plein pour guetter le moment qui me permettra de me lancer de l’autre côté

(Ici, traverser la route et braver la circulation est un peu chaque fois comme franchir l’Achéron)

Je rejoins la plage en dégringolant d’un éboulis

Le sable est fin et d’un ocre sombre. Il colle à la peau.

Je passe outre les sacs plastiques, les bouteilles vides, les ordures abandonnées sur le bord, comme un peu de mousse à  la commissure des lèvres d’une planète épileptique

Une mère et ses deux enfants se promènent à la lisière des vagues

Tout près, un chien maigre est couché sur le sable au soleil

Est-il mort ou bien dort-il simplement, paisiblement ?

Cela ne fait en tout cas ni chaud ni froid au soleil qui poursuit sa course dans le cosmos

Ni à la terre qui court après le soleil et fait la roue

Quant à moi, je ne veux pas me fondre dans le Grand Tout

(J’en fais déjà partie)

Je veux juste me tremper dans la mer pour la saluer

et plonger mes jambes dans les remous de l’eau boueuse qui lave éternellement le rivage.

eau boueuse

7. Le vieil homme dans l’avion 

Dans l’avion du retour, un vieil homme qui me voit écrire m’adresse la parole

Il a quatre-vingt dix ans

C’est un ancien officier de police

« J’aime la poésie… » me dit-il

Et il me parle du « Wasted Land » de T.S. Eliot

C’est rare, un policier qui aime la poésie…

Même en Inde

« La poésie est morte, me confie-t-il comme un secret… Nous n’avons plus de coeur… »

Alors j’écris pour lui pour mon premier (et peut-être dernier) vers en anglais :

« Let us handle

the Heart of the World

with Care ».

 

(Thiruvananthapuram – Festival littéraire MBFIL – Aubervilliers – 5 au 11 février 2025)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

les Dix Sonnets à l’absente

Samedi 31 août 2024

Un mois après le décès de Patricia, j’ai écrit dix sonnets. Les voici:

 

Les Dix Sonnets à l’absente

 

1993_Portrait Pat - copie

 

1. Le couple

 

Nous étions deux et nous ne faisions qu’un

Chacun lui-même et l’autre en même temps

Chacun vaquant à ses propres affaires

Tous deux ayant ensemble tant à faire

 

En tous les lieux où nous allions ensemble

Il m’arrivait souvent de te chercher

Aurais-je dit : « Sans toi, je ne suis rien » ?

Non, et de même, sans moi tu existais

 

Mais l’un sans l’autre, nous étions incomplets

Nous n’étions pas le reflet l’un de l’autre

Mais l’un dans l’autre pourtant nous reflétions

 

Par bien des traits l’un et l’autre contraires

Si différents et unis cependant

L’un à l’autre le ciel, l’un à l’autre la terre.

(Le 23/07/2024)

 

1972_Départ manif - copie

 

2. La mappemonde

 

Il manque un continent sur ma mappemonde

Amputée d’un flanc la Terre n’est plus ronde

Une tâche aveugle grandit dans la nuit

Car tu as déserté la planète où je suis

 

Une tache blanche s’est répandue sur Terre

La forêt des coraux meurt sous les polymères

La mer se retire et mon rivage est nu

Ce qui fut hier aujourd’hui n’est plus

 

L’absence est contagieuse ; elle occupe l’espace

On a beau te dire qu’avec le temps ça passe

ça ne passe pas… Tu es toujours là

 

Ton absence pour moi prend beaucoup de place

Et le monde a changé pour toujours de visage

Je marche sans raison sur une longue plage

(Le 29/07/2024)

 

2016_Palestine_4 - copie

 

3. La mémoire

 

Je ne suis plus sans toi que la moitié de moi

Et même mon passé par morceaux disparaît

Avec toi la moitié de mes souvenirs part

Ce qui fut s’est perdu dans le fond d’un tiroir

 

Car ce qu’à deux nous avons vécu jamais

Nous n’en avons conservé même mémoire

On vit les mêmes choses et pas les mêmes choses

Comme placés de part et d’autre d’un miroir

 

(Ma mémoire est faite d’images, de climats

La tienne gardait trace des dates et des faits

Sur toi j’accoutumais de me reposer)

 

Moi qui ne vivais toujours que de projets

Vivrai-je maintenant surtout de souvenirs ?

Mais vivre en souvenir c’est déjà mourir.

(Le 31/07/2024)

1986_Ariège_Nous 5 - copie

 

4. L’Arc-en-ciel

 

Comment pouvais-tu ne pas te trouver belle ?

D’emblée ton visage avait su me charmer

Tu avais l’air mutine, espiègle, et décidée

Dans ton ciré jaune je t’avais trouvée belle

 

Et douce sous ton pull aux allures de nuage

« Toutoune » est le surnom que je t’avais donné

(Ce secret entre nous était très partagé)

Nous étions lycéens et c’était de notre âge

 

Nous n’avons pas toujours vécu sur un nuage

Et nous avons connu des grains et des orages

Pourtant nous chevauchions toujours des arcs-en-ciel

 

Et jamais nous n’avons abjuré l’embellie

Qui promet de percer dans le ciel le plus gris.

Ah ! C’est le fait d’aimer qui rend plus beaux et belles.

(Le 1er août 2024)

 

1971_Pat - copie

 

5. La blessure

 

Ô cette grande douleur que j’ai de toi

Et cette blessure qui ne se ferme pas

Et tous ceux qui viennent, sans le faire exprès,

Pour me consoler appuyant sur la plaie…

 

Je me sens parfois comme un lac d’eau salée

Perdu en montagne et qui va déborder

Derrière le frêle barrage des paupières

Une retenue d’eau menaçant la terre

 

Je sais qu’il est normal, bien sûr, de pleurer

Quand je suis tout seul ou que je parle d’elle

Il n’y a là nulle honte ; c’est naturel

 

Me dit-on… Sans doute un jour va tarir

le clair ruisseau des pleurs et puis pour finir

Restera la combe à sec et ravinée.

(Le 1er août 2024)

2016_Venezuela

 

 

6. Le ballon captif

 

Depuis que tu n’es plus tout semble irréel

Tel un ballon-sonde géostationnaire

Je flotte dans les airs par-dessus la ville

Indifférent désormais à bien des choses

 

Ce qui hier m’aurait causé du souci

(par exemple une saisie pour impayé

car j’aurais accumulé trop de PV)

aujourd’hui pour un peu me ferait sourire

 

Je suis un peu ailleurs, j’ai changé d’habits

Ma voiture aussi s’est faite une autre tête

Le monde autour de moi porte un masque blanc

 

Je suis un ballon-sonde au-dessus des toits

(Libre et captif, car toujours relié au sol

par le filin de ceux qui comptent sur moi).

(le 3/08/2024)

 

plage

 

7. La rivière

 

Tu étais pour moi la plus claire des rivières

Et je me baignais dans l’eau de ta fraîcheur

J’ai fait l’expérience de ta transparence

J’ai connu tes remous, tes galets glissants

 

Et le jeu qu’y faisaient l’ombre et la lumière

Je fus arpentant ta berge le pêcheur

Qui plonge inlassable sa ligne et relance

Et le poisson qui remonte le courant

 

Tu fus près de moi la rivière au soleil

qui dort et murmure et me parle au réveil

Je fus l’eau qui court et la terre qui l’enserre

 

J’ai connu tes crues tes moments de torrent

Et j’ai vu aussi tes forces faiblissant

Mais jamais n’ai cru m’exiler au désert.

(Le 3/08/2024)

 

drapeau merle

 

8. Le chemin

aux enfants

« Je suis sur un chemin, il n’y a rien au bout »

m’as-tu dit vers la fin, allongée près de moi

La mort c’est la vie qui continue sans nous

La vie continue, amour, mais pas pour toi

 

Dont la vie pourtant m’importait tellement

Mais le chemin ouvert par toi va plus loin

Nos propres enfants le tracent en marchant

Où les mènera-t-il ? Nous n’en savons rien

 

Qu’ils ne tournent pas comme des écureuils

Dans leur cage prisonniers d’une existence

Sans joie et sans espoir, privée de tout sens

 

Tu voulais qu’ils sachent s’aimer, s’entraider

S’épauler pour mieux surmonter les écueils

Que la vie leur soit comme un tour de potier !

(le 3/08/2024)

cerisier

 

9. Le cadeau

 

Quand tout est passé, que cela semble court !

Que restera-t-il de cinquante ans d’amour ?

Aimer c’est se donner ; c’est aussi donner

Ce qu’on peut aux autres, un sourire, un baiser

 

Une caresse, un câlin dans la nature

Ou peut être aussi un pot de confitures

Pour une enfant une robe de princesse

(De coudre pour elle tu n’auras eu de cesse)

 

Une chanson douce pour conjurer la nuit

Un livre, une idée, ouverte comme un fruit

(Les humains ne se font pas assez de bien…)

 

Un repas partagé, un combat généreux

Pour faire le monde un peu moins malheureux

A défaut, un poème pour dire que l’on aime.

 

Le 3/08/2024

 

orange bleue

 

10. Le rosier

 

Le dernier mot d’amour qu’à mi-voix tu m’as dit

« Je t’aime tellement… » fut le premier aussi

(Nature, tu étais à ta façon pudique)

Le monde autour de nous prend des airs d’incendie

 

Au milieu de ces cendres qu’il faut traverser

tu étais femme-flamme, une fleur écarlate

mais épineuse aussi… tu renaîtras rosier

De l’eau des souvenirs je saurai t’abreuver

 

Pareil au coudrier le lierre s’est noué

comme le chèvrefeuille au buis de notre puits

(Il y a tant de ronces qu’il nous faudra couper)

 

La viorne a envahi le pays de nos nuits

Même éborgnée l’aurore aura raison des guerres

L’arbre de nos amours fleurira sous la terre.

(Le 4/08/2024)

Amboise FC ombre

 

Le sourire du Kerala

Dimanche 4 février 2024

10a -Isha
                                  

                                  à Satchidanandan K.

1 – Pour commencer
                                               à Les Wicks

Après avoir passé les contrôles de police

Et les portiques de sécurité
Vous devez traverser
La zone détaxée des boutiques de luxe.

Mais, « Dans ce marché
Où ne fais que passer
ne suis pas acquéreur »
dit le poète indien*,

De plus, ayant dû enlever ma ceinture
J’ai le pantalon qui tombe.

(Ce  pourrait être une métaphore
de notre humaine condition
dans cette société de consommation…
En tout cas, pour quelques milliards d’entre nous).

* Syed Akbar Husein Akbar Ilahabadi (1846-1921)

 

1a- Kerala vu d'avion

 

2. Le Kerala est un pays clair
                                               à Sunesh

Le Kerala est un pays clair

(où tout bien sûr n’est pas si clair)
un pays de lumière
avec sa part d’ombre
pour qui ne fait que l’effleurer
et plus encore peut-être
pour ceux qui y sont nés.

Le Kerala est un pays de lumière
une bande étroite de terre
le long de la mer
au sud-ouest de l’Inde
Un pays d’eau et de terre
un pays de plages et de canaux
qu’on nomme ici des « backwaters ».

La vie dans ce pays s’agite et se multiplie
comme des électrons dans nos ordinateurs,
des poissons dans les rivières,
ou les voitures, les taxis et les scooters
dans les rues de Trissu.

 

1b - couple sur moto


Ici comme en bien d’autres coins de la planète

la circulation automobile défie la raison.
Elle se fait à gauche comme chez les Anglais
et les chauffeurs slaloment à coups de klaxon.
Mais dans cet apparent et réel désordre
bien peu d’accidents, car tout le monde
à tout le monde doit faire attention.

Le Kerala est un pays clair
où en 1957 les communistes
ont introduit la réforme agraire
et pris la terre aux latifundiaires
pour la distribuer aux paysans.
(Ce qui a causé la chute du gouvernement
mais a changé durablement le pays).

 

Faucile et mateau

 

Le Kerala est un pays clair
qui a introduit dans les mêmes années
l’école publique fondamentale pour tous
et a mis fin à l’analphabétisme.
C’est aujourd’hui un des Etats
où le niveau d’éducation est le meilleur
et où ne cessent de se tenir
des festivals culturels et littéraires.

Le Kerala est un pays de lumière
et d’ombre
avec ses révolutionnaires
et ses réactionnaires.
On y croise un peu partout le drapeau rouge,
le marteau et la faucille
et les sigles de tous les autres partis,
y compris le JVP de ce maudit Modi.
Les communistes du Kerala
ont accédé au pouvoir par les élections,
et ils respectent le pluralisme et la Constitution
mais refusent d’appliquer les lois
néo fascistes et xénophobes.

Le Kerala est un pays clair
un pays tolérant
où cohabitent paisiblement
et presqu’également
hindouisme, islam et catholicisme.
Héraclite disait des dieux qu’ils étaient mortels
mais ils ont la vie dure.
Ici, les dieux pullulent.
Et ils sont une source inépuisable
d’histoires et de distractions.

 

PHOTO-2024-01-29-15-10-50


Le Kerala un pays d’ombre et de lumière

(tressé, comme tout pays, de contradictions)
Bien des gens, progressistes dans la vie publique,
y sont à la maison
défenseurs de la tradition.

Le Kerala est un pays en voie de développement,
Les fils électriques courent partout
et s’emmêlent en pelotes de poteau en poteau
en ville comme à la campagne.
Mais la lumière ruisselle partout
et les boutiques sont habillées la nuit
de guirlandes de lumière.

 

1e - fils électriques la nuit


Le Kerala est un pays de terre et d’eau.

On y trouve encore des ruisseaux malodorants
où s’écoulent des égouts,
des ordures abandonnées le long des routes.
Et des maisons pimpantes à l’architecture élégante,
des églises blanches, des temples de bois,
des mosquées et des hôpitaux
des universités, des immeubles modernes
et des bureaux où on fait de l’informatique…

Le Kerala est un pays transparent
Un pays de sombres rivières d’eau fraîche et solaire.

 

PHOTO-2024-01-29-15-10-46

 

3 – La bonbonnière des mots
                                               à Akosh Vajpeyi

En matière de langues, l’Inde est une boutique aux miracles,
un souk coloré dans lequel on peut être à tout coup sûr de se perdre
Vingt-quatre langues nationales,
des centaines de variantes, des milliers de dialectes…
Vouloir imposer une langue unique
ce serait comme tenter d’imposer la marche à pied dans une volière
et interdire aux oiseaux de voler.
D’ordinaire quand je me retrouve dans un pays dont la langue
m’est étrangère
Je suis comme un enfant tombé dans une bonbonnière.
Je ne veux pas me gaver
mais choisir des mots, les sucer, me les approprier,
apprécier leur couleur, leur odeur, les rapports surprenants qu’ils entretiennent
les uns avec les autres.
déchiffrer peu à peu les signes secrets
de leur écriture
et les échanger
dans la cour de récréation.
Le malayalam en vigueur au Kerala
hérite du sanscrit et du tamoul,
des très anciennes langues dravidiennes.
L’hindi prétend venir en droite digne du sanscrit
D’autres langues comme l’ourdou
ont subi l’influence de l’arabe ou du persan,
Mais il y a aussi le bengali, le pendjabi, le télougou, le marathi
le kokborok, l’oriya, le kannada, le konkani, le chakma, le gujarati…
(Pour apprendre toutes les langues du monde
une vie ne saurait suffire…
C’est là que la métempsycose s’avérerait utile)
Mais pour moi, et pour cette fois, c’est trop…
Je n’ai pas assez de temps.
Les mots du pays me resteront interdits
mystérieux comme le langage des oiseaux.
Pour tenter d’approcher l’Indian Babel,
je me servirai de l’anglais
qui est ici aussi une langue parfaitement étrangère.
Et, en malayalam, je me contenterai d’apprendre à dire « merci »
qui se dit ici
« Nanni ».

 

 

4 – Le transexuel du temple de Ganesh
                                                                              à Isha

A l’entrée du parc qui mène au Temple

et marque le centre de la ville
se tient un autel dédié à Ganesh
le dieu-éléphant
au petit ventre rond.

 

4a - aigrette

 

A quelques pas de là
un oiseau blanc,
un modeste échassier,
peut-être une aigrette,
sautille sur place
et observe la scène.
(Il se peut d’ailleurs que ce soit elle
le véritable auteur de ce poème
Car c’est elle qui l’a provoqué.
Et il me faudrait lui reverser des royalties.
– Ce qui ne devrait pas l’enrichir).

Devant le temple peint en bleu
un individu à la peau noire
très mince, maigre même
avec sur la tête
un chignon ;
un individu tout en bleu lui aussi
torche vacillante
ou torchon de couleur
qui se tord,
un homme, peut-être une femme
ou les deux à la fois,
un transexuel,
est en train de danser.
Il se penche
gracieusement
d’un côté et de l’autre
comme pour une révérence
Il danse comme une fronde de palmier bercé par le vent.
Puis il lève et joint ses deux mains,
lance ses bras en l’air,
les écarte et les ramène
comme s’il voulait
faire une offrande
au dieu-éléphant.

 
PHOTO-2024-01-29-15-11-08


A quoi pense-t-il,

le transexuel du temple de Ganesh ?
Peut-être se dit-il :
« Merci mon dieu de m’avoir fait naître
dans ce pays qui est,
comme le disent les dépliants pour les touristes,
« le Pays de dieu lui-même ».
Merci de m’avoir fait vivre si près du paradis.
Merci de m’avoir fait connaître l’enfer
et de bien vouloir
de temps en temps m’en sortir
pour un brin de promenade.
Merci, mon dieu, de m’avoir fait vivre
dans ce pays de merde
où je peux me prostituer.
Merci mon dieu de m’avoir donné
ce corps inhabitable que je dois habiter.
Merci, mon dieu, de m’avoir donné
ce corps béni,
ce sac d’excrément,
Ce « grenier à malheurs »*,
cette réserve de tendresse,
inventé pour l’amour.
Merci, mon dieu,
toi seul tu as compris
qui j’étais vraiment :
la réincarnation de Vichnou
qui prit la forme féminine de Mohini
Pour coucher avec Shiva
(d’où est né, comme chacun sait, Ayappa).
Je suis celui qui a toujours existé
et que les anciens connaissaient bien.
Même si beaucoup
refusent toujours de me reconnaître ;
je suis Dévi Parvati, Sati réincarnée.
Je suis l’homme qui devait,
sous sa forme féminine,
séduire Shiva
le dieu aux deux visages.
à la fois homme et femme.
Dans ce moment,
cette époque et ce pays
où des dirigeants rêvent d’enfermer
chacun dans la boîte close de son identité,
je suis celui
qui transgresse les frontières.
Je suis celui qui dit :
Tout être est unique
et pareil aux autres.
Nul n’est fait d’une seule pièce.
Tous,
chaque individu
aussi bien que le pays tout entier,
tous, nous sommes multiples et multicolores.
Nous sommes tous doubles,
triples ou plus encore.
Tous, nous sommes l’autre
en même temps que nous.
Tous semblables à tous
Et tous à nous-mêmes étrangers…
Et il nous faut tels que nous sommes nous accepter. »

Mais à cet instant
le petit échassier blanc,
se haussant sur ses pattes,
d’une voix fluette m’interrompt :

« Francis,
est-ce que tu n’en fais pas un peu trop ?
Là, tu lui prêtes des propos
que peut-être
il n’a pas du tout en tête »

Tu as raison, l’aigrette
c’est le risque, avec les poètes :
ce qu’il ignorent
ils sont prêts à l’inventer.

* Toukaram (1598-1650).

 

9 b-homme avec Mundu


5 – Nuit blanche
                        à celle qui est restée à Paris

Tant que le jour et la nuit
Se font la guerre en toi
Nous restons éveillés

Souvent te vient de jour

L’envie de sommeiller
Car la nuit te poursuit

Pourtant même endormie
Le jour en toi combat la nuit.
(Tu vis dans un pays
Où il n’est pas de nuit).

 

1d - Gandhi

 

6 – Mécanique indienne
                                               à Ganapati

Posées sur le sol de l’atelier en plein air

Les pièces détachées des moteurs,
Carburateurs ou réservoirs aux gros tuyaux coudés
Comme des trompes, ont des allures d’éléphants décapités.

 

 

7 – Apprentissage
                                               à Anacaona

Au Kerala, j’ai appris à manger avec mes doigts.

Cela n’a rien d’évident.
spécialement pour moi
qui déjà en temps ordinaire
ai tendance à partager mon repas
avec ma chemise.
(Ce qui, d’après une amie,  confirmerait que je suis communiste).
Après un premier essai désastreux,
une fois qu’on m’eût montré la technique,
j’ai réussi à me comporter honorablement.
Mangeant même plus proprement qu’à mon habitude.
Ce dont j’ai tiré quelque fierté.
Mais mangeant avec mes doigts
(ce que le plus souvent
nous interdisons à nos enfants)
je me demandai ce qu’en dirait,
si elle me voyait,
ma petite fille.

 

7-manger avec les doigts

 

8 – Un insecte, in memoriam
                                                               à Amir

Ce soir, j’ai tué une blatte

plutôt claire et haute sur pattes
qui se promenait tranquillement
sur le carrelage immaculé
de la salle de bain de ma chambre d’hôtel.

A dire vrai, je n’en suis pas très fier
j’ai réagi par instinct de survie
comme disent certains pour justifier les guerres…
Pourtant, elle ne m’avait rien fait.

Ainsi, tuons-nous, en effet, simplement
ceux qui nous sont étrangers.

Est-ce de cette façon
que nous allons nous en tirer ?

 

 

9  -  La boutique aux jouets
                                               à Gopika

Pour pénétrer dans la boutique aux jouets

Il faut s’enfoncer par un étroit corridor
Entre deux rangées serrées de coeurs énormes et rouges
En peluche
(Parfaits pour l’asthme).
– Il est assez difficile d’échapper
À des cœurs énormes
Quand ils s’offrent à vous. -
Puis, il faut se faufiler, comme on peut
Entre les ballots pas encore déballés
Et se perdre
Dans l’amoncellement des marchandises de pacotille
Des Krishna, des Bouddha, 
Des guirlandes roses et jaunes
Et des pendentifs de dieux et de héros
Au milieu desquels
En bonne position : Ernesto
Che Guevara.


9 -boutique au Che

 

10 -  Les jeunes filles du Kerala
                                               à Vedasri
                       
Quand elles veulent dire « Oui »
Les jeunes filles du Kerala
(Et les hommes aussi)
Oscillent de la tête,
Comme pour dire « Non ».

 

Jeunes filles


Il y a là Akhila, Fabila, Aparna

Alina, Arya et d’autres
Dont je ne sais pas le nom ;
Hindoues, musulmanes, chrétiennes ou athées
Qui se tiennent par le bras.

Leurs têtes dansent tout le temps
Comme des jets d’eau.
Les jeunes filles du Kerala
Ont aussi très souvent le sourire aux lèvres
Mais elles ne font pas que sourire.
Leur tête qui danse à longueur de journée
Est pleine de pensées.
Elles ont des idées, des rêves, des désirs
Et même si elles sourient, des soucis aussi.
Mais elles savent ce qu’elles veulent.

« Tu ne vas pas sortir comme ça ! »
C’est leur mère qui s’inquiète.
Mais avec ou sans voile,
En  T. shirt et sans sari
Les voici déjà parties…

Les jeunes filles du Kerala
Donnent aux leurs quelque tracas.
Elles en donneront , qui sait, aussi à leur mari.
Elles sont la chance du pays,
L’eau fraîche qui peut le revigorer.

« Tu parais plus âgé que tu n’es »,
M’a d’ailleurs dit l’une d’elles, sans se gêner…
Les jeunes filles du Kerala
Ont du respect pour les vieux poètes
Mais elles n’hésitent pas à les éclabousser.

Trissu, le 1er février 2024.
(À l’occasion du Festival international de littérature du Kerala, ILFK)

 

10c - Drapeau

Verdict

Jeudi 18 janvier 2024

gaza ruine

 

 

Ils ont arraché par poignée l’herbe frêle du printemps qui poussait dans les yeux des enfants
Ils ont entassé des monceaux de pierres dans les berceaux
Ils ont changé en linceuls les draps blancs
qui gisent sur le sol, ficelés en petits paquets

Ils ont arraché des visages la mémoire du sourire
Ils ont tronçonné les rivières pour assoiffer la mer
Ils ont mutilé l’arbre et amputé la terre
Eux qui disaient faire fleurir les déserts

Ils ont fait la nuit en plein jour
Ils ont obturé les portes et les fenêtres
Ils ont entassé le noir sur le noir
Ils ont condamné le soleil à perpétuité
et tenté de ligaturer les trompes de l’avenir

Ils ont employé toute leur force pour écraser
le moindre coquelicot d’espérance

Et pourquoi ?
Pourquoi tant d’acharnement dans la vengeance,
tant de violence ?

Peut-être
se sentent-ils condamnés.

Le 22/12/2023

Le Bureau des révolutions

Vendredi 25 août 2023

La folie du pouvoir et la passion bureaucratique peuvent sévir même dans les lieux où on ne les attendrait pas comme parmi le Mouvement Mondial des Poètes (WPM) dont Luis Sarmento, moi-même et d’autres poètes d’Europe et d’ailleurs viennent d’être « exclus » !

Même des poètes jouent à guéguerre… Et retournent au bac à sable !


Révo 5

Le Bureau des révolutions

                                            à Fernando Rendón

En séance plénière ils décidèrent de faire la Révolution
Mais pour cela il fallait d’abord s’organiser
Ils créèrent donc des commissions ad hoc
chargées de préparer des rapports »
qui seraient transmis à la commission centrale
de coordination
qui veillerait à leur coordination
en conformité avec les orientations stratégiques,
ainsi qu’à leur mise en œuvre selon les modalités
prévues par le plan.
Cela nécessita de grands efforts de tous
auquel chacun se dédia
avec patience et ardeur
Et bientôt, le résultat fut là :
l’organisation s’organisa.

Tampon

Bien sûr
la tenue des multiples réunions
que cette tâche immense réclamait
la rédaction des rapports introductifs
et des compte-rendus aux instances supérieures,
l’information constante des instances inférieures,
toujours menée dans un souci de complète transparence,
le développement de la communication interne
et la publication régulière
des bulletins de victoire,
et des messages d’auto-congratulation
(ainsi que l’instruction nécessaire des procès
pour l’exclusion des quelques éléments indisciplinés),
exigeaient beaucoup de temps,
de travail,
et de dévouement
au point que bientôt
il ne leur resta plus de temps
pour faire
la révolution
ou quoi que ce soit d’autre.

Le 1er août 2023

En espagnol :


La Oficina de Revoluciones

                                              a Fernando Rendón

En sesión plenaria decidieron hacer la Revolución

Pero para eso antes había que organizarse
Se crearon, pues, comisiones ad hoc
encargadas de preparar informes
que se remitirían a la comisión central
de coordinación
la cual velaría por su coordinación
conforme a las orientaciones estratégicas,
así como por su ejecución según las directrices
previstas en el plan.
Esto exigió un gran esfuerzo por parte de todos
al que cada uno se entregó
con paciencia y ardor
Y pronto, se produjo el resultado:
la organización se organizó.

Por supuesto,

la celebración de las múltiples reuniones
que esta inmensa tarea demandaba
la redacción de informes introductorios
y de memorias para las instancias superiores,
la información constante de las instancias inferiores,
realizada siempre con cuidado de la total transparencia,
el desarrollo de la comunicación interna
y la publicación regular
de los boletines de victoria
Y de los mensajes de auto-felicitación
así como la exclusión de elementos rebeldes
exigían mucho tiempo
de trabajo
y dedicación
hasta el punto de que pronto
no les quedó tiempo
para hacer
la revolución
ni para nada más.


En anglais:

Office of The Revolutions

                                                   to Fernando Rendón

In plenary session they decided to make the Revolution
But in order to do that, they had to organize themselves first.
They therefore created ad hoc commissions
in charge of preparing reports
to be forwarded to the central commission coordinators
who would ensure their coordination
in accordance with the strategic orientations,
as well as their implementation according to the terms
provided for by the plan.
This required great effort from all
to which everyone committed
with patience and ardor
And soon, the result was here:
the organization got organized.


Of course
the holding of multiple meetings
that such an immense task demanded
writing introductory reports
and reports to higher authorities,
informing lower authorities,
with a constant concern for complete transparency,
the development of internal communication
and the regular publication
of victory bulletins
and messages of self-congratulation

(as well as the necessary examination
of the case for the trials of unruly individuals)
required a lot of time
work
and dedication
to the point that soon
they had no time left
for either
the revolution
or anything else.


(Tr. Alexis Bernaut)

Révo ridicule

 en italien :

L’Ufficio delle Rivoluzioni

a Fernando Rendon

 

In seduta plenaria decidevano di fare la Rivoluzione

Ma per poterla fare, si dovevano prima organizzare.

Hanno quindi creato commissioni ad hoc

incaricate di preparare i rapporti

da trasmettere ai coordinatori della commissione centrale

così da assicurarne il coordinamento

in accordo con gli orientamenti strategici,

così come la loro attuazione secondo i termini

previsti dal piano.

Per far questo  un grande impegno ci voleva da parte di tutti

E tutti si sono impegnati

con pazienza e ardore

E presto, il risultato giunse:

l’organizzazione s’è organizzata.

 

Ovviamente

La partecipazione a più riunioni,

che un compito così immenso necessitava,

la scrittura delle relazioni introduttive

e i reports alle autorità superiori,

che informavano le autorità inferiori,

con l’attenzione costante per una totale trasparenza,

lo sviluppo della comunicazione interna

e la regolare pubblicazione

dei bollettini di vittoria

e messaggi autocelebrativi

(oltre all’esame necessario

del caso relativo ai processi contro gli individui indisciplinati)

richiedeva molto tempo

lavoro

e dedizione

a un punto tale che presto

non si ebbe più altro tempo

per fare la rivoluzione

né per qualsiasi altra cosa.

(Tr. Anna Lombardo)

 

 

en suédois :

Revolutionsbyrån

till Fernando Rendón

Vid plenisammanträdet beslutade man att göra revolution
men för att göra det måste man först organisera sig
Så det inrättades ad hoc-kommittéer
med uppgift att utarbeta rapporter
som skulle skickas till den centrala kommissionen
för samordning
för att se till att de samordnades
i enlighet med de strategiska riktlinjerna,
och deras genomförande i enlighet med det
som föreskrivs i planen.
Detta krävde stora ansträngningar
som alla ägnade sig åt
med tålamod och hängivenhet
Och snart var resultatet där:
organisationen var organiserad.

Naturligtvis har
de många möten
som denna enorma uppgift krävde
i utarbetandet av inledande rapporter
och rapporter till högre myndigheter,
fortlöpande information till de lägre instanserna,
alltid med en strävan efter fullständig öppenhet,
utveckla den interna kommunikationen
och regelbunden publicering av
segerbulletiner,
och inbördes gratulerande meddelanden
(samt nödvändiga rättsliga ingipanden
för uteslutning av ett fåtal odisciplinerade element),
krävdt mycket tid,
arbete,
och hängivenhet
så till den grad att det snart
inte fanns någon tid kvar
för att göra
revolution
eller annat som borde ha gjorts.

1 augusti 2023

 

 

Medellin, un spectre hante les rues

Mardi 1 août 2023

DSC_8959

1.

Du balcon de notre chambre nous regardons
la petite rue au pied du Gran Hotel.
Un jeune, maigre et noir de la tête aux pieds,
comme couvert d’un suaire,
un de ces jeunes qui dorment dans la rue,
noir de soleil et de crasse
court derrière le camion poubelle.
Il ramasse des sacs d’ordures
noirs comme lui et les porte
avec diligence aux éboueurs
qui les jettent dans la benne
avec leur collecte.
Arrivé au bout de la rue
les éboueurs lui donnent pour salaire
un sac poubelle
et il repart avec.

Jeune poubelle2

Quel est cet univers où certains dorment
dans des hôtels quatre étoiles
pendant que d’autres tentent de vivre
en se partageant leurs poubelles ?

Sans doute, certains trouvent-ils ainsi
les choses bien faites.
Chacun à sa place.
(Pourvu qu’eux, bien sûr,
restent propres)

Tout autour, sur les hauteurs
de blanches propriétés
dominent la ville

(En haut la blanche
en bas la brune)

Ici, sur cette planète,
il y a
ceux qui vivent
sur
et ceux qui sur-
vivent.

 

P1020059
2 .

Dans l’amphithéâtre en plein air
du parc public au sommet de la colline
une colonie de lucioles
se pose lentement sur les gradins
et s’assied en cercle
pour la grande veillée
de la beauté et de l’espérance
lors de l’ouverture
du Festival mondial de la poésie

 

Lecture finale Medellin

Les lucioles sont venues d’un peu partout,
d’ici et d’ailleurs,
elles brillent doucement dans l’air
d’un halo bleuté
et parlent paisiblement
les unes avec les autres

Même l’averse
ne les disperse pas

Entre elles, sur les gradins
est posé une bière
ou un verre de vin

(Ce soir,
les jeunes spectres noirs
qui hantent les rues de la ville
ne monteront pas jusqu’ici.
Ils ignorent tout
du rassemblement annuel
extraterrestre des lucioles)

 

Jeunes filles Medellin

3.

La rue est pleine de dents

La ville est un dentier qui trempe
dans une lotion rose

La ville est pleine de mains
grillées comme épis de maïs,

de chaussures affairées,

de lunettes circonspectes,

d’épaules brunes et nues
girasols et tournemires
à faire tourner le regard…

Sur un toit, un homme est couché
la chemise défaite
baudruche gonflée à l’hélium
personnage de Botero
prêt à s’envoler

 

DSC_9216

 

Les tirs lui ont fait sur le ventre
une guirlande de roses
couturée de fil noir
à la machine à coudre

Pablo Escobar
héros du peuple assassin du peuple
capitaliste sans scrupules
qui savait redistribuer
une petite part de ses bénéfices

Ici pour s’en tirer
mieux valait avoir un parrain

Cela a-t-il changé ?

La drogue est utile
pour oublier
une existence qui n’a pas de sens
Et elle rapporte gros
Elle permet d’acheter les armes et les armées

Le capitalisme est accro
La vie pour lui ne pèse pas bien lourd
Système hallucinogène
il vit du rêve qui le tue

Aujourd’hui, la cité conspuée
a retrouvé la paix
mais la guerre intestine continue
Vierge Carmen

 

4.

Cette nuit, c’est la fête de la Vierge du Carmen
La sainte patronne des gens de mer
Pas de barques chargées de fleurs mais des autobus
couverts de guirlandes
Et toute la nuit des pétards
des cris, des danses et des libations
qui m’empêchent de dormir

Si les saints et les martyrs
ne servaient qu’à faire la fête
il n’y aurait rien à redire.

Mais les hommes et les femmes
se tournent toujours vers dieu
en pliant le genou

Devant la puissance et le mystère
du grand Absent
ils se dépouillent de leurs feuilles
et laissent à nu leur cœur de palmier
cru, tendre et comestible.

La religion – comme la poésie -
manifeste l’impuissance pratique des hommes
et le pouvoir
de leur imaginaire

La poésie est la religion
de la vie
libérée des dieux
Tag2

5.

De la terrasse du Gran hotel
je regarde les beaux jeunes gens
qui fouillent les poubelles

Les fantômes se font plus rares
Ils meurent mais ne disparaissent pas
ils ne passent pas à travers les murs
et restent prisonniers du trottoir

Sur la colline, les lucioles
s’éloignent dans les airs
et s’effacent

(Peut-être notre chant n’est-il pas assez fort)

Il nous faudrait dire mieux encore l’horreur
et la beauté,
la force du monde

La poésie est le chant du monde
tel qu’il est
et tel qu’il n’est pas

Un spectre hante ce monde :
Le rêve de toucher Terre

En attendant
Embarqués sur le vaisseau nommé poésie
nous alunissons
sur un astre bleuté.
Porteur

(juin 2012 – juillet 2023)

La femme couchée

Lundi 29 mai 2023

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Les aubes de la Terre ont du pain sur la planche
Pour laver à grande eau les linges de la nuit

Le jour est tôt levé et sa lumière est franche
Frais lavé de la mer je m’approche du lit

Tu bouges doucement en tournant sur tes hanches
Leur axe est toujours là, au centre de ma vie

Tu soulèves à demi le drap de toile blanche
Ton rêve se disperse et le sommeil te fuit

Jamais je ne pourrai me raccrocher aux branches
Et rattraper grand singe les songes de tes nuits

Qu’importe, la mémoire de la nuit toujours flanche
Ce qui compte à présent pour nous deux c’est la vie

Et si sur son orbite notre courbe penche
Cette course au soleil n’est pas encor finie

La nuit peut bien attendre encor pour sa revanche
Elle saura assez tôt effacer nos envies

Bientôt tu me rejoins près de la nappe blanche
Où t’attend dans un bol un reste de la nuit

Plus loin une colline s’affale en avalanche
C’est la « Femme couchée » dans la mer endormie

Esclave tombée à terre ployant sous la palanche
Ou reine à son rivage, au repos, assoupie ?

Cette femme couchée est verte, noire ou blanche
La verrons-nous demain se lever dans un cri

S’étirer au soleil et monter sur les planches
Pour danser de la joie des êtres affranchis ?

Ah ! L’aube de la Terre a du pain sur la planche
Pour laver à grande eau les linges de nos nuits…

 (mai 2023 – Sainte Luce-Aubervilliers)

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Trois fables d’après Ésope

Samedi 29 avril 2023

 

1 - observant les astres

 

L’astronome d’Ésope

Chez Ésope, un astronome (pas le charlatan
d’astrologue,
que prétend La Fontaine)
avait coutume de sortir chaque nuit étudier les étoiles.
Un soir qu’il marchait dans un faubourg obscur,
absorbé à observer le ciel,
il tomba par mégarde dans un puits.

Une servante qui passait par là
le tira d’affaire et, se moquant, lui dit :
« Toi qui surveilles le ciel,
tu ne prends pas garde où tu mets les pieds. »

De quoi nous parle cet apologue ?
Des savants étourdis ? Des poètes dans la Lune ?
Des philosophes spéculatifs ?
De la théorie qui méprise la pratique ?
Nul n’échappe à la critique de la servante.

Mais à toujours regarder ses pieds
on peut aussi finir par chuter.

*

2 - oiseleur

 

L’oiseleur et la perdrix

Un oiseleur (le métier s’est un peu perdu)
vit un jour débarquer chez lui
un ami qu’il n’attendait pas.
Son garde-manger vide, il se résigna
à sacrifier sa propre perdrix,
(celle qui lui servait d’appeau
pour attirer les autres oiseaux).

Comme la perdrix se récriait
et le traitait d’ingrat,
l’oiseleur rétorqua :
« Tais-toi, oiseau de malheur,
qui trahis tes propres congénères ! »

(Esope, l’esclave affranchi,
avec une platitude dont il a le secret,
évite de le dire… mais c’est bien sûr une fable
sur la collaboration des classes).

*

3 -joueur de flûte

 

Le pêcheur qui jouait de la flûte

Esope rapporte l’histoire d’un pêcheur
qui jouait de la flûte, assis sur un rocher.

Sa musique étant des plus mélodieuses
il comptait dessus pour que les poissons,
séduits, viennent d’eux-mêmes
se jeter dans ses filets.

Finalement,
rien de tel ne se produisant,
il jeta son filet dans les eaux,
le tira et remonta des poissons.

Faut-il en déduire que la musique
ne sert à rien pour pêcher ?
(A part, peut-être, passer le temps ?)
Que l’art, même,
n’est d’aucune utilité pour se nourrir ?

La Fontaine, réécrivant cette fable,
en conclut de son côté que pour les rois
mieux vaut user de force que de persuasion
car « la puissance fait tout ».

Voire… nous savons que les grands
savent, quand il le faut, jouer aussi de la flûte.

*

Le livre à l’encre bleue des mers du Sud

Mardi 24 janvier 2023

Mon nouveau livre vient de paraître aux éditions Al Manar. Ce livre, né en dormant, a été rêvé avant que d’être écrit. Mais il a été écrit car la vie s’en est mêlée… Ce grand poème d’une centaine de pages, découpé en chapitres où la fantaisie et le merveilleux se mêlent au réel conte une histoire ; il relate l’aventure vraie de l’amour, ses turbulences, le couple et l’individu, le désir et la tendresse, la liberté et la solidarité… « l’affection de l’affection » toujours à propager. Tout amour qui dure vit d’épreuves et de preuves concrètes mais aussi d’imaginaire. Et la poésie, qui peut être le mal, est aussi le remède.

1 - sirène au bain - copie 2

I – Introduction : un rêve

Ce poème a commencé en dormant. Comme une histoire réelle car les rêves ont parfois la propriété de paraître plus vrais que nature. Ainsi ai-je rêvé il y a quelques temps que rendant visite à mes parents dans leur maison du bord de mer, quelque part entre Carteret et le Cap de la Hague, je retrouvais dans un tiroir un cahier (peut-être plusieurs) d’un long poème mêlé de prose que j’aurais écrit assez longtemps auparavant au point d’en avoir oublié jusqu’à l’existence. Mais, l’ayant pris en main, je le reconnus aussitôt. Je me mis à feuilleter ces pages perdues et familières que j’avais recouvertes de mots écrits au stylo-plume d’une encre bleu turquoise. C’est une couleur que je n’utilise pas souvent mais l’écriture ne faisait aucun doute. J’étais bien celui qui avait écrit ce texte oublié et retrouvé. Et non seulement je reconnaissais le tracé des lettres, mais je reconnaissais aussi les thèmes, la trame, les images qui composaient cette espèce de roman en vers, d’autobiographie imaginaire où il était question de poésie, d’amour, d’une sirène peut-être et d’un homme volant… Il y avait dans ces pages beaucoup de vérité en même temps qu’un geyser d’images plus folles les unes que les autres mais toujours évidentes. Je n’avais peut-être jamais rien écrit de plus imaginaire ni de plus vrai. Un livre comme on peut en rêver…

L’impression fut si forte que je me réveillai, plein de la présence de ces pages retrouvées dont j’aurais, me sembla-t-il, sans difficulté pu citer des passages entiers. Il était tard mais, heureux de ces retrouvailles, je me promettais de mettre la main sur ce cahier dès le lendemain matin dans le but de le retranscrire sur mon ordinateur, pour en conserver la trace.

Le lendemain, je dus me rendre à l’évidence : le manuscrit n’avait jamais existé.

J’en serais certainement resté là si, quelques temps plus tard, le même rêve ne s’était reproduit. Et pas seulement une fois. Or, à chaque apparition, l’impression de réalité était la même. Non seulement le manuscrit était là, devant moi, mais j’aurais pu, si je l’avais voulu, (en tout cas est-ce ainsi que je l’imaginais) reprendre ma lecture où je l’avais laissée.

Ce souvenir imaginaire m’a à ce point hanté que, lorsqu’à la faveur de quelques jours de convalescence, je suis retourné chez mes parents en bord de mer, je me suis empressé d’aller dans le studio. C’est un appentis transformé en chambre lambrissée comme la cabine d’un bateau, à l’odeur singulière de sapinière, où j’aime à dormir, à lire et à écrire. J’ai fouillé les placards mais n’ai rien trouvé. Des magazines tricot, un pot de chambre bleu, des dessins d’enfants, des crayons de couleur et des boîtes à chaussures. Mais dans les boîtes, pas de manuscrit ; seulement quelques pots de confiture.

Devoir me rendre à l’évidence n’a cependant pas suffi à me libérer de ce manuscrit imaginaire qui n’avait après tout pour lui que d’avoir été rêvé. Mais n’est-ce pas le sort de tous les livres, les vrais s’entend, que d’être ainsi nés d’un long désir ? Un point en particulier me troublait. Il était clair qu’entre la trame des images généralement heureuses du poème se nouait un drame. Quelque chose comme un double fond de douleur donnait à ce livre l’allure d’une eau limpide dans laquelle on eût pu aisément se noyer. La transparence de la surface où venait jouer la lumière cachait un fond de nuit. Or, je n’ai jamais eu de goût pour la tragédie. Bien sûr, je sais qu’il n’est pas de bonheur sans mélange. Le bonheur est un tissu bleu surpiqué d’un fil noir… Mais, avec un volontarisme que l’on pourra sans doute me reprocher (et qui me le fut parfois) j’ai toujours défendu que le bonheur était une production et la poésie sa fabrique. Et, si l’on met à part ces faits de l’existence que sont la maladie et la mort des êtres aimés, les mille soucis du quotidien, les problèmes d’argent, l’inquiétude pour les enfants que l’on a mis au monde, l’angoisse même parfois de ce qu’ils font et de ce qu’ils deviendront, et sur un plan plus général les déceptions souvent cruelles dont l’histoire a pu nous faire l’offrande, (et aussi ce simple détail qui est d’être mortels), je ne voyais pas ce qui aurait pu dans ma vie donner matière à drame… Le jour, et depuis bien longtemps déjà, je me bats, je cherche et je trouve des solutions et, la nuit, si j’ai parfois des insomnies, je ne désespère pas. Plus que de drame il s’agit d’action. Par la force des choses, mais aussi par formation et par conviction, (plus sans doute que par un penchant de mon tempérament personnel qui s’accommoderait fort bien de ne pas lutter), j’ai depuis longtemps appris que vivre c’est lutter. Et vivre heureux, produire. Si le mot destin a un sens, celui que je partage avec des millions d’autres est des plus communs : il s’agit toujours de se battre et d’aimer. Engagé dans l’action, je ne suis guère tenté de me laisser entraîner dans le puits sans fond de l’auto-analyse, la délectation morose de l’auto-affliction et la neurasthénie. Mais voilà que la vie vous réserve des tours… Rien ne se passe jamais tout à fait comme vous l’aviez pensé. Et par un jeu étrange de miroir entre le rêve et le réel, les faits sont venus, sans que je l’aie voulu, rattraper les mots et leur ont donné vie. Le drame, un drame en tout cas comme il en est des milliers, simple et ordinaire mais pour ceux qui le vivent unique et même exceptionnel, est venu se mêler de la conversation et a bousculé l’ordre du jour de mes actes et de mes pensées, troublant la vie de ceux qui m’accompagnent, l’eau claire dans laquelle nous faisons depuis si longtemps, côte à côte, des mouvements de bras, de jambes, de tête et de cœur.

2 - fresque sciotot

       

    La martingale de la nuit


Comme une réussite
Que tu fais à l’écran
Quand le sommeil te fuit
Voici que se rebattent
Les unes sur les autres
Les cartes de la vie
Avec un mouvement
Mécanique et un bruit
Inéluctable et doux
Un pli fatal, soyeux
Comme un jeu diabolique
Dont j’ignore l’enjeu
Moi qui sur le hasard
N’aimant guère à jouer
Ne mise pas un liard
Voici qu’il me rattrape
Et me sort son brelan
Où je ne sais choisir
Lequel a primauté
Du Roi ou du Valet
Princesse, As, Chambellan
Qui raflera la mise
Et que va faire la Reine
Debout et en chemise
Solitaire dans sa peine
Que j’ai toujours aimée
C’est un jeu mystérieux
Dont le dessin m’échappe
(Et le dessein aussi)
à moi qui n’ai jamais
Aux cartes rien compris.

Martingale est un mot qui sonne en ma mémoire, un de ces mots français plus étranges parfois qu’il n’y paraît car notre langue n’est pas toujours aussi claire que nous aimons à le dire. Elle a ses zones d’ombre, ses doubles sens, ses chausse-trappes, ses fantaisies. Martingale, martingale… cela sonne un peu comme en anglais nightingale, ou en allemand Nachtingall qui chante dans tant de poèmes au petit matin et n’est rien d’autre que ce vieux coucou de rossignol (lequel est aussi la marque d’un couteau Laguiole)… Martingale, martingale… Larousse nous dit que le mot vient du provençal « martegalo », qui veut dire « de Martigues », et désigne indifféremment la courroie qui retient le cheval et l’empêche de donner de la tête et de broncher, la demie-ceinture  cousue au dos d’une capote ou d’un paletot et cette façon, dans les jeux de hasard, d’augmenter la mise pour s’assurer d’un plus grand gain… Où il est donc peut-être question, derrière l’habit de pied en cape de ce mot et de ses jeux, du risque volontairement ou non que l’on prend et de ce qui vous retient… la martingale des baisers… le nightingale des rosiers…

Voici donc l’histoire de ce drame que la joie traverse, cette chanson suspendue à sa dernière note comme un linge sur un fil, quand la pince est cassée et qu’un coup de vent à peine suffirait à le faire s’envoler…

3 - Icare en ville

Et deux extraits :

4. La chanson du dol et de la joie d’aimer

Celui qui aime, aime à douleur 

Car il vit dans le corps d’un autre

Plus léger que paille d’épeautre

Un rien l’inquiète, un rien l’épeure.

Tout cœur d’amant est cœur dolent

Un simple retard, une absence

Un mot parfois, même un silence

Sont suffisants à son tourment.

Ainsi même les amants heureux,

Du bonheur d’aimer sont la proie

Et ce doux tourment est leur joie

Leur beau souci, leur sort, leur feu.

Mais qui aime jamais ne veut

Faire de la peine à qui il aime.

N’en déplaise à bien des poèmes

L’amour est fait pour rendre heureux.

(Je sais, les chants désespérés

Sont paraît-il sans rivaux…

Qu’importe pour moi rien ne vaut

La chanson du bonheur d’aimer.)

(…)

5 – Au pays du mal d’amour

Je roule sur le Périphérique

       avec ma cargaison impuissante d’amour…

Derrière les grandes grues

                   l’horizon rosit au-dessus de Paris

La ville trempe lentement

                               tout à tour

          les doigts de ses tours dans une solution

                   d’eau de Dakin

                       Cela va-t-il suffire pour faire sortir

tout le pus de ses rues

et soigner son mal blanc ? * Quand on aime

l’amour partagé se multiplie (Nous le savons, nous qui avons tant d’enfants…)

(Comme toi, je n’ai pas oublié la longue attente à l’hôpital

Le bip bip dans la nuit

                               du monitoring

Petit satellite sans merci

                               tournant sans cesse

au centre de notre système solaire autour de la planète                                de notre enfant malade.)

Dehors grandit la montagne d’ordures

où s’entassent les couches-culottes

et où s’amoncellent les mouches…

La poésie doit prendre sur son dos toute la laideur du monde

car ce monde est un paraplégique

qu’il nous faut hisser jusqu’au sommet de la décharge

picorée de mouettes

pour lui montrer le large

la mer du côté du soleil levant…  

Je suis en voyage pour la planète Terre où je sais te retrouver.

 

Journal de voyage en Inde

Mardi 22 novembre 2022

Vol aller-retour Paris-Bhopal sur Garuda Airlines

(journal de voyage)
                                                       A Rati Saxena

 

01-1

1 – Salutations à Ganapati

Jamais encore je n’avais voyagé en Inde

                        mais il y a longtemps que l’Inde voyage en moi.
Nous invoquerons donc pour commencer Ganapati,
aussi nommé Ganesh, le petit dieu ventru à tête d’éléphant
Car c’est lui qu’il faut invoquer au commencement de toute entreprise.
Dieu des voyageurs, des poètes, des gourmands et des commerçants
Il est comme un cousin d’Hermès.
De toutes les figures du Panthéon indien
Sans doute le plus populaire.
Probablement plus ancien que la plupart des divinités hindoues,
Ganesh remonterait à l’âge où les hommes prenaient des animaux pour totems.
Quand il faut défricher la forêt, y a-t-il plus utile et plus fort qu’un éléphant pour charrier des troncs d’arbre?
Petit dieu du peuple,
                        encore lors des manifestations pour l’indépendance,
                                                           il fut brandi par les étudiants.
(Aujourd’hui, comme tous les dieux, il a été récupéré par les riches
et il poursuit une carrière dans le Tourisme et le Commerce).

 

01-2

Grand voyageur, on raconte qu’un jour ses parents, Brahma et Shiva,
lui ont demandé ainsi qu’à ses frères, de faire la course autour du monde.
Ganesh fut déclaré vainqueur pour s’être contenté de faire le tour de ses parents.

Quand nous étions jeunes, toi et moi, nous l’avons quand même fait voyager tout autour de l’Europe, peint sur la portière de notre vieille 2 CV.
Aujourd’hui, pour me rendre à un festival de poésie en Inde,
je n’ai pas choisi sa monture habituelle, une souris.
J’ai opté pour l’équivalent moderne de Garuda, le coursier ailé
de Vishnou, mi-homme mi-vautour,
mais en plus confortable et en plus efficace : Air India.

 

01-3

 

2 – les amoureux du vol AI 142

A l’aller, me voici assis à côté de deux jeunes amoureux.

Elle a de grands yeux noirs, tendres et espiègles, et une peau couleur de la chair des mangues.
Elle a ôté ses chaussures et a passé une jambe par-dessus celle de son copain
Elle n’arrête pas de le chahuter et de lui donner de petites tapes
Lui a l’air plutôt sérieux
Depuis le départ, tous deux se taquinent et se cajolent.

 

02-1.


On dirait une scène du Ramayana :  les amours de Râma et de Sîtâ.

On les imaginerait volontiers, dans un sous-bois, en train de s’éclabousser près d’une source
au milieu des fleurs de lotus

Il y a si longtemps que l’Inde cultive l’amour…
Ces deux-là sont ambassadeurs de Râma.

Moi, je n’irai pas contempler les 800 bas-reliefs érotiques des temples de Khajurâho.
(Trop loin…)
On y voit des hommes et des femmes faire l’amour dans toutes les postures possibles
dignes du Kama Sutra de Vâtsyâyâna.
en couples ou en groupes
(Presque pas d’amours homosexuelles mais des scènes de zoophilie.
Avec des chevaux ; ce qui est banal… Et aussi des éléphants).

 

02-2

Il y a un mystère de ces sculptures.
Ont-elles été placées là pour dire :
« Avant de pénétrer céans, laissez dehors vos désirs terrestres » 
Ou bien, au contraire, «  Entrez, rejoignez-vous et jouissons sans entraves » ?
La plupart des religions (la brahmanique ne fait pas exception)
tentent d’ordinaire de nous faire renoncer aux plaisirs du corps et de la vie.
(C’est pourquoi elles disent tant de mal des femmes).
Que soient bénies, celles qui ne le font pas.

 

03-1

 

3 – Le crime de l’Union Carbide

Nous avons survolé les montagnes, la nuit, quelque part au nord-ouest de l’Inde.

Maintenant l’aube s’ouvre à nous, rose et dorée…
Des estafettes de nuages flottent sur une mer de lait.
(Le lait clarifié de la soupe originelle
avant le grand barattage auxquels se sont livrés les dieux
et d’où sont sortis le ciel et la terre, les mers et les continents.)

Bientôt, nous atterrirons à Bhopal.
Bhopal n’est pas encore connu dans le monde pour son festival de poésie
mais pour sa catastrophe
la plus grande de l’aire industrielle.

 

03-2

L’explosion de l’usine du groupe chimique américain Union Carbide
(spécialisée dans les pesticides)
dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984
a libéré 40 tonnes d’isocyanate de méthyle
et fait 3 828 morts.
200 000 personnes ont été touchées
et dans les semaines qui ont suivi – d’après les associations de victimes – 20 000 en sont mortes.
(Pour réduire les dépenses, la direction avait pris des libertés avec les mesures de sécurité.)

Il n’y a jamais eu de procès.
Le groupe a versé 470 millions de dollars à l’État indien.
Et Union Carbide se porte toujours bien.

 

04-1

 

4 – Atterrissage sur le sol d’aujourd’hui

Chassé-croisé des voitures et des deux roues,

Des autobus et des touk-touks
Des taxis et des motos chevauchées à deux ou trois
Le garçon devant, la fille derrière
Parfois même à quatre

Tout le monde roule à gauche dans un monôme permanent de klaxons
un chaos indescriptible
On dirait le remue-ménage des neutrons dans un accélérateur de particules.
On se demande comment il est possible qu’il y ait si peu d’accidents.
Comme si l’anarchie s’autogérait.
(Si l’hypothèse se vérifiait, il faudrait en tirer de grandes leçons pour notre vie en société).

Au milieu de la circulation un homme avance en tendant la main
Sans peur de se faire écraser

Des femmes en sari marchent sur le bas-côté
Le long d’une muraille de tôle ondulée
Sur une absence de trottoir
(Le métro est en cours de construction)

Étudiantes, caissières ou ingénieures en informatique
Elles passent plus de temps devant les écrans
Que dans les bras de leurs amants

La ville est aussi habitée par des chiens bicolores au pelage clair
des chiens philosophes
qui remuent à peine de la queue
des chiens que l’on n’entend jamais aboyer
(Ils ne veulent pas se risquer à rivaliser avec les klaxons)

Ils dorment par terre à côté des échoppes
Ou traversent la rue au mépris du danger
Les chiens croient-ils aussi à la métempsychose ?

 

04-2

Pour les Indiens, renaître perpétuellement est une malédiction
(Bienheureux celui dont s’achève le cycle des vies terrestres)
Pour un occidental, ce serait un rêve…

Moi je ne rêve pas de renaître en chien
(efflanqué ni gras),
en vache sacrée ou en libellule
Non, je ne rêve pas de renaître en vendeur de quatre saisons,
en pousseur de rickshaw, en courtisane
ni même en milliardaire
Et même si la proposition est tentante, je ne rêve pas
de renaître dans le corps
de cette jolie fille en sari vert.
Renaître dans ma propre peau
Plus jeune et plus expérimenté ?…
Je sais que c’est beaucoup demander.
(Une vie accomplie devrait suffire)

En ville, le grand bal de la poussière recouvre tout
« Souviens-toi que tu es né poussière
 et que tu redeviendras poussière »
Vu le règne de la poussière sur une bonne partie du globe
Cela nous promet, si l’on en croit la parole biblique,
un bel avenir,
            une grande carrière…

 

05-1

 

5 – Au pays des vaches sacrées

Dans la pénombre du feuillage près de la boutique de plein air

Dans la nuit balafrée par la lumière des enseignes
Publicitaires pour des compagnies d’assurance
Des hôtels, des restaurants ou des magasins de meubles qui restent éclairés
Dans le petit jour qui vêle
Dans le grand soleil de l’après-midi
Dans la douceur mauve du soir
Surgissant de n’importe où, à l’improviste
Couchées sur le sol ou marchant paisiblement
Parfois décorées d’une couronne rituelle
Les vaches sont partout chez elles dans la ville.
Les Indiens leur vouent le respect d’un peuple de paysans plutôt végétariens

Sur un des stands de l’exposition d’artisanat traditionnel
(Tribal art)
une femme propose à la vente des galettes
élégamment rehaussées de motifs blancs
Objets décoratifs ou utilitaires ils semblent faits de pain d’épice
Mais, renseignement pris,
ils sont constitués de pure bouse de vache déshydratée.

 

05-2

(Ici, on fait de l’art – ou plutôt de l’artisanat – avec de la merde.
Mieux, somme toute, que faire de la merde au nom de l’art.
Comme dans tant de galeries branchées… )

Peut-être, après tout, vivons-nous tous
sur une immense bouse de vache
plus ou moins déshydratée
qu’il faudrait être capables de rendre plus belle.

 

6 – Une histoire de miel

Dans les Védas, il est écrit :

« Ce monde que voici est du miel pour les êtres vivants.
Et les êtres vivants sont du miel
Pour ce monde que voici. »

Mais le miel est inégalement réparti.

Du septième étage de l’Hôtel Radisson
Je regarde la ville par la baie vitrée
L’hôtel domine les quartiers aux maisons basses
Masures, ateliers, échoppes et chantiers

 

06


La ville laborieuse

n’est pas la ville de la classe laborieuse.
Elle ne lui appartient pas.

Et les poètes dans les chambres luxueuses de l’hôtel Radisson
peuvent dormir et rêver
la tête dans les nuages.

Ici, en voyage, ils sont des invités
traités comme des princes
ils peuvent se prendre un instant pour des princes
 
De retour chez eux
quelques-uns pourront rester dans les nuées
d’autres recommenceront à bouffer de la vache enragée.

 

7 – Un sage

Dans les allées du parc, autour du palais colonial
de l’ancien Hôtel de Ville
j’ai croisé un sage
comme on en fait aujourd’hui
sous toutes les latitudes.

Un bienfaiteur de l’humanité.
Il a fait fortune dans le business de l’enseignement privé
Et possède six universités.

 

07

Ce qui lui permet d’inviter des poètes du monde entier
Car il est une fontaine généreuse qui ruisselle.

C’est un sage
Il en porte l’habit.

Et il défend avec les moyens qui sont les siens
le retour aux valeurs traditionnelles
de la famille et de la patrie.
Pendant ce temps
dans les allées du festival
vont et viennent les étudiants comme des abeilles.

Lui, qui passe dans son dothi blanc,
pense-t-il que le miel
sur la terre que voici
est trop mal réparti ?

8 – En pensant à ceux que j’ai laissés

Celui qui s’en va

Est toujours coupable
Et celui qui voyage
Se sent coupable
Pour tous ceux qu’il a laissés
Ceux qui ne pourront pas voyager.

 

08

Toi, c’est différent, je ne t’ai pas laissée,
ou seulement quelques jours.
Mais par le miracle de WhatsApp
je peux tous les jours te parler.

Nous qui ne sommes jamais séparés
Nous faisons chambre à part pour quelques jours.
Il a fallu pour cela mettre entre nous
quelques 7 000 kilomètres…
Tu dors quand je m’éveille
Je dors quand tu veilles…
Mais je sais que tu penses à moi
Et tu sais que je pense à toi.

 

09.2


9 – Un mot sur la question du nationalisme

 
A l’origine du monde
selon les anciens textes
les dieux et les démons se sont livrés à une furieuse compétition
pour baratter la mer de lait et en faire surgir notre monde.

Aujourd’hui, c’est la concurrence effrénée
du marché capitaliste mondialisé
qui baratte violemment la mer
du lait plus ou moins clair du monde
et bouscule tous les peuples de la terre
Et le lait tourne à l’aigre
Il tourne même au vinaigre

Chaque peuple dans son coin pour se défendre se raidit
Et il se forme partout des grumeaux de lait caillé acidifié à la surface de l’humanité.

D’après les Indiens nous vivons aujourd’hui l’âge sombre,
l’âge de Kali Yuga
qui  a commencé en – 3102, le jour où Krishna fut tué par un chasseur.
Cet âge doit durer 432 000 ans,
                                   et finir dans un grand embrasement.

(À nous de faire mentir les Écritures).

 

09

 

10 – Le retour

De l’Inde, je n’aurai pas vu grand chose

Je n’aurai pas plongé dans le Gange à Bénarès
Je n’aurai pas sillonné les rues de Bombay
Je ne me serai pas trempé dans les eaux bleues du Kérala
Je n’aurai même pas tâté de l’eau de la piscine sur le toit de l’hôtel
(Chaque fois que j’ai voulu m’y rendre, elle était fermée
et mon maillot est resté au sec).

J’aurai tout juste plongé un orteil dans l’océan du peuple indien…

Juste le temps d’en entrevoir l’immensité,
les épices innombrables
d’en goûter la gentillesse et la curiosité
d’en savourer les couleurs vives
soyeuses et bigarrées.

À qui vient de France l’Inde paraît en effet bariolée
Mais peut-être est-ce l’humanité qui l’est
Les Indiens seulement l’assument.

À l’heure du départ
je lève les yeux
vers la frondaison blanche de métal
de l’aéroport de Bhopal
pour apercevoir un mainate qui chante.
 
Me dit-il :
            Adieu
Ou bien :
            Au-revoir?
10

(Le 21/11/2022,
pendant le vol de retour du festival Vishwarang de Bhopal)

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