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Le Bureau des révolutions

Vendredi 25 août 2023

La folie du pouvoir et la passion bureaucratique peuvent sévir même dans les lieux où on ne les attendrait pas comme parmi le Mouvement Mondial des Poètes (WPM) dont Luis Sarmento, moi-même et d’autres poètes d’Europe et d’ailleurs viennent d’être « exclus » !

Même des poètes jouent à guéguerre… Et retournent au bac à sable !


Révo 5

Le Bureau des révolutions

                                            à Fernando Rendón

En séance plénière ils décidèrent de faire la Révolution
Mais pour cela il fallait d’abord s’organiser
Ils créèrent donc des commissions ad hoc
chargées de préparer des rapports »
qui seraient transmis à la commission centrale
de coordination
qui veillerait à leur coordination
en conformité avec les orientations stratégiques,
ainsi qu’à leur mise en œuvre selon les modalités
prévues par le plan.
Cela nécessita de grands efforts de tous
auquel chacun se dédia
avec patience et ardeur
Et bientôt, le résultat fut là :
l’organisation s’organisa.

Tampon

Bien sûr
la tenue des multiples réunions
que cette tâche immense réclamait
la rédaction des rapports introductifs
et des compte-rendus aux instances supérieures,
l’information constante des instances inférieures,
toujours menée dans un souci de complète transparence,
le développement de la communication interne
et la publication régulière
des bulletins de victoire,
et des messages d’auto-congratulation
(ainsi que l’instruction nécessaire des procès
pour l’exclusion des quelques éléments indisciplinés),
exigeaient beaucoup de temps,
de travail,
et de dévouement
au point que bientôt
il ne leur resta plus de temps
pour faire
la révolution
ou quoi que ce soit d’autre.

Le 1er août 2023

En espagnol :


La Oficina de Revoluciones

                                              a Fernando Rendón

En sesión plenaria decidieron hacer la Revolución

Pero para eso antes había que organizarse
Se crearon, pues, comisiones ad hoc
encargadas de preparar informes
que se remitirían a la comisión central
de coordinación
la cual velaría por su coordinación
conforme a las orientaciones estratégicas,
así como por su ejecución según las directrices
previstas en el plan.
Esto exigió un gran esfuerzo por parte de todos
al que cada uno se entregó
con paciencia y ardor
Y pronto, se produjo el resultado:
la organización se organizó.

Por supuesto,

la celebración de las múltiples reuniones
que esta inmensa tarea demandaba
la redacción de informes introductorios
y de memorias para las instancias superiores,
la información constante de las instancias inferiores,
realizada siempre con cuidado de la total transparencia,
el desarrollo de la comunicación interna
y la publicación regular
de los boletines de victoria
Y de los mensajes de auto-felicitación
así como la exclusión de elementos rebeldes
exigían mucho tiempo
de trabajo
y dedicación
hasta el punto de que pronto
no les quedó tiempo
para hacer
la revolución
ni para nada más.


En anglais:

Office of The Revolutions

                                                   to Fernando Rendón

In plenary session they decided to make the Revolution
But in order to do that, they had to organize themselves first.
They therefore created ad hoc commissions
in charge of preparing reports
to be forwarded to the central commission coordinators
who would ensure their coordination
in accordance with the strategic orientations,
as well as their implementation according to the terms
provided for by the plan.
This required great effort from all
to which everyone committed
with patience and ardor
And soon, the result was here:
the organization got organized.


Of course
the holding of multiple meetings
that such an immense task demanded
writing introductory reports
and reports to higher authorities,
informing lower authorities,
with a constant concern for complete transparency,
the development of internal communication
and the regular publication
of victory bulletins
and messages of self-congratulation

(as well as the necessary examination
of the case for the trials of unruly individuals)
required a lot of time
work
and dedication
to the point that soon
they had no time left
for either
the revolution
or anything else.


(Tr. Alexis Bernaut)

Révo ridicule

 en italien :

L’Ufficio delle Rivoluzioni

a Fernando Rendon

 

In seduta plenaria decidevano di fare la Rivoluzione

Ma per poterla fare, si dovevano prima organizzare.

Hanno quindi creato commissioni ad hoc

incaricate di preparare i rapporti

da trasmettere ai coordinatori della commissione centrale

così da assicurarne il coordinamento

in accordo con gli orientamenti strategici,

così come la loro attuazione secondo i termini

previsti dal piano.

Per far questo  un grande impegno ci voleva da parte di tutti

E tutti si sono impegnati

con pazienza e ardore

E presto, il risultato giunse:

l’organizzazione s’è organizzata.

 

Ovviamente

La partecipazione a più riunioni,

che un compito così immenso necessitava,

la scrittura delle relazioni introduttive

e i reports alle autorità superiori,

che informavano le autorità inferiori,

con l’attenzione costante per una totale trasparenza,

lo sviluppo della comunicazione interna

e la regolare pubblicazione

dei bollettini di vittoria

e messaggi autocelebrativi

(oltre all’esame necessario

del caso relativo ai processi contro gli individui indisciplinati)

richiedeva molto tempo

lavoro

e dedizione

a un punto tale che presto

non si ebbe più altro tempo

per fare la rivoluzione

né per qualsiasi altra cosa.

(Tr. Anna Lombardo)

 

 

en suédois :

Revolutionsbyrån

till Fernando Rendón

Vid plenisammanträdet beslutade man att göra revolution
men för att göra det måste man först organisera sig
Så det inrättades ad hoc-kommittéer
med uppgift att utarbeta rapporter
som skulle skickas till den centrala kommissionen
för samordning
för att se till att de samordnades
i enlighet med de strategiska riktlinjerna,
och deras genomförande i enlighet med det
som föreskrivs i planen.
Detta krävde stora ansträngningar
som alla ägnade sig åt
med tålamod och hängivenhet
Och snart var resultatet där:
organisationen var organiserad.

Naturligtvis har
de många möten
som denna enorma uppgift krävde
i utarbetandet av inledande rapporter
och rapporter till högre myndigheter,
fortlöpande information till de lägre instanserna,
alltid med en strävan efter fullständig öppenhet,
utveckla den interna kommunikationen
och regelbunden publicering av
segerbulletiner,
och inbördes gratulerande meddelanden
(samt nödvändiga rättsliga ingipanden
för uteslutning av ett fåtal odisciplinerade element),
krävdt mycket tid,
arbete,
och hängivenhet
så till den grad att det snart
inte fanns någon tid kvar
för att göra
revolution
eller annat som borde ha gjorts.

1 augusti 2023

 

 

Medellin, un spectre hante les rues

Mardi 1 août 2023

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1.

Du balcon de notre chambre nous regardons
la petite rue au pied du Gran Hotel.
Un jeune, maigre et noir de la tête aux pieds,
comme couvert d’un suaire,
un de ces jeunes qui dorment dans la rue,
noir de soleil et de crasse
court derrière le camion poubelle.
Il ramasse des sacs d’ordures
noirs comme lui et les porte
avec diligence aux éboueurs
qui les jettent dans la benne
avec leur collecte.
Arrivé au bout de la rue
les éboueurs lui donnent pour salaire
un sac poubelle
et il repart avec.

Jeune poubelle2

Quel est cet univers où certains dorment
dans des hôtels quatre étoiles
pendant que d’autres tentent de vivre
en se partageant leurs poubelles ?

Sans doute, certains trouvent-ils ainsi
les choses bien faites.
Chacun à sa place.
(Pourvu qu’eux, bien sûr,
restent propres)

Tout autour, sur les hauteurs
de blanches propriétés
dominent la ville

(En haut la blanche
en bas la brune)

Ici, sur cette planète,
il y a
ceux qui vivent
sur
et ceux qui sur-
vivent.

 

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2 .

Dans l’amphithéâtre en plein air
du parc public au sommet de la colline
une colonie de lucioles
se pose lentement sur les gradins
et s’assied en cercle
pour la grande veillée
de la beauté et de l’espérance
lors de l’ouverture
du Festival mondial de la poésie

 

Lecture finale Medellin

Les lucioles sont venues d’un peu partout,
d’ici et d’ailleurs,
elles brillent doucement dans l’air
d’un halo bleuté
et parlent paisiblement
les unes avec les autres

Même l’averse
ne les disperse pas

Entre elles, sur les gradins
est posé une bière
ou un verre de vin

(Ce soir,
les jeunes spectres noirs
qui hantent les rues de la ville
ne monteront pas jusqu’ici.
Ils ignorent tout
du rassemblement annuel
extraterrestre des lucioles)

 

Jeunes filles Medellin

3.

La rue est pleine de dents

La ville est un dentier qui trempe
dans une lotion rose

La ville est pleine de mains
grillées comme épis de maïs,

de chaussures affairées,

de lunettes circonspectes,

d’épaules brunes et nues
girasols et tournemires
à faire tourner le regard…

Sur un toit, un homme est couché
la chemise défaite
baudruche gonflée à l’hélium
personnage de Botero
prêt à s’envoler

 

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Les tirs lui ont fait sur le ventre
une guirlande de roses
couturée de fil noir
à la machine à coudre

Pablo Escobar
héros du peuple assassin du peuple
capitaliste sans scrupules
qui savait redistribuer
une petite part de ses bénéfices

Ici pour s’en tirer
mieux valait avoir un parrain

Cela a-t-il changé ?

La drogue est utile
pour oublier
une existence qui n’a pas de sens
Et elle rapporte gros
Elle permet d’acheter les armes et les armées

Le capitalisme est accro
La vie pour lui ne pèse pas bien lourd
Système hallucinogène
il vit du rêve qui le tue

Aujourd’hui, la cité conspuée
a retrouvé la paix
mais la guerre intestine continue
Vierge Carmen

 

4.

Cette nuit, c’est la fête de la Vierge du Carmen
La sainte patronne des gens de mer
Pas de barques chargées de fleurs mais des autobus
couverts de guirlandes
Et toute la nuit des pétards
des cris, des danses et des libations
qui m’empêchent de dormir

Si les saints et les martyrs
ne servaient qu’à faire la fête
il n’y aurait rien à redire.

Mais les hommes et les femmes
se tournent toujours vers dieu
en pliant le genou

Devant la puissance et le mystère
du grand Absent
ils se dépouillent de leurs feuilles
et laissent à nu leur cœur de palmier
cru, tendre et comestible.

La religion – comme la poésie -
manifeste l’impuissance pratique des hommes
et le pouvoir
de leur imaginaire

La poésie est la religion
de la vie
libérée des dieux
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5.

De la terrasse du Gran hotel
je regarde les beaux jeunes gens
qui fouillent les poubelles

Les fantômes se font plus rares
Ils meurent mais ne disparaissent pas
ils ne passent pas à travers les murs
et restent prisonniers du trottoir

Sur la colline, les lucioles
s’éloignent dans les airs
et s’effacent

(Peut-être notre chant n’est-il pas assez fort)

Il nous faudrait dire mieux encore l’horreur
et la beauté,
la force du monde

La poésie est le chant du monde
tel qu’il est
et tel qu’il n’est pas

Un spectre hante ce monde :
Le rêve de toucher Terre

En attendant
Embarqués sur le vaisseau nommé poésie
nous alunissons
sur un astre bleuté.
Porteur

(juin 2012 – juillet 2023)

La femme couchée

Lundi 29 mai 2023

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Les aubes de la Terre ont du pain sur la planche
Pour laver à grande eau les linges de la nuit

Le jour est tôt levé et sa lumière est franche
Frais lavé de la mer je m’approche du lit

Tu bouges doucement en tournant sur tes hanches
Leur axe est toujours là, au centre de ma vie

Tu soulèves à demi le drap de toile blanche
Ton rêve se disperse et le sommeil te fuit

Jamais je ne pourrai me raccrocher aux branches
Et rattraper grand singe les songes de tes nuits

Qu’importe, la mémoire de la nuit toujours flanche
Ce qui compte à présent pour nous deux c’est la vie

Et si sur son orbite notre courbe penche
Cette course au soleil n’est pas encor finie

La nuit peut bien attendre encor pour sa revanche
Elle saura assez tôt effacer nos envies

Bientôt tu me rejoins près de la nappe blanche
Où t’attend dans un bol un reste de la nuit

Plus loin une colline s’affale en avalanche
C’est la « Femme couchée » dans la mer endormie

Esclave tombée à terre ployant sous la palanche
Ou reine à son rivage, au repos, assoupie ?

Cette femme couchée est verte, noire ou blanche
La verrons-nous demain se lever dans un cri

S’étirer au soleil et monter sur les planches
Pour danser de la joie des êtres affranchis ?

Ah ! L’aube de la Terre a du pain sur la planche
Pour laver à grande eau les linges de nos nuits…

 (mai 2023 – Sainte Luce-Aubervilliers)

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Trois fables d’après Ésope

Samedi 29 avril 2023

 

1 - observant les astres

 

L’astronome d’Ésope

Chez Ésope, un astronome (pas le charlatan
d’astrologue,
que prétend La Fontaine)
avait coutume de sortir chaque nuit étudier les étoiles.
Un soir qu’il marchait dans un faubourg obscur,
absorbé à observer le ciel,
il tomba par mégarde dans un puits.

Une servante qui passait par là
le tira d’affaire et, se moquant, lui dit :
« Toi qui surveilles le ciel,
tu ne prends pas garde où tu mets les pieds. »

De quoi nous parle cet apologue ?
Des savants étourdis ? Des poètes dans la Lune ?
Des philosophes spéculatifs ?
De la théorie qui méprise la pratique ?
Nul n’échappe à la critique de la servante.

Mais à toujours regarder ses pieds
on peut aussi finir par chuter.

*

2 - oiseleur

 

L’oiseleur et la perdrix

Un oiseleur (le métier s’est un peu perdu)
vit un jour débarquer chez lui
un ami qu’il n’attendait pas.
Son garde-manger vide, il se résigna
à sacrifier sa propre perdrix,
(celle qui lui servait d’appeau
pour attirer les autres oiseaux).

Comme la perdrix se récriait
et le traitait d’ingrat,
l’oiseleur rétorqua :
« Tais-toi, oiseau de malheur,
qui trahis tes propres congénères ! »

(Esope, l’esclave affranchi,
avec une platitude dont il a le secret,
évite de le dire… mais c’est bien sûr une fable
sur la collaboration des classes).

*

3 -joueur de flûte

 

Le pêcheur qui jouait de la flûte

Esope rapporte l’histoire d’un pêcheur
qui jouait de la flûte, assis sur un rocher.

Sa musique étant des plus mélodieuses
il comptait dessus pour que les poissons,
séduits, viennent d’eux-mêmes
se jeter dans ses filets.

Finalement,
rien de tel ne se produisant,
il jeta son filet dans les eaux,
le tira et remonta des poissons.

Faut-il en déduire que la musique
ne sert à rien pour pêcher ?
(A part, peut-être, passer le temps ?)
Que l’art, même,
n’est d’aucune utilité pour se nourrir ?

La Fontaine, réécrivant cette fable,
en conclut de son côté que pour les rois
mieux vaut user de force que de persuasion
car « la puissance fait tout ».

Voire… nous savons que les grands
savent, quand il le faut, jouer aussi de la flûte.

*

Le livre à l’encre bleue des mers du Sud

Mardi 24 janvier 2023

Mon nouveau livre vient de paraître aux éditions Al Manar. Ce livre, né en dormant, a été rêvé avant que d’être écrit. Mais il a été écrit car la vie s’en est mêlée… Ce grand poème d’une centaine de pages, découpé en chapitres où la fantaisie et le merveilleux se mêlent au réel conte une histoire ; il relate l’aventure vraie de l’amour, ses turbulences, le couple et l’individu, le désir et la tendresse, la liberté et la solidarité… « l’affection de l’affection » toujours à propager. Tout amour qui dure vit d’épreuves et de preuves concrètes mais aussi d’imaginaire. Et la poésie, qui peut être le mal, est aussi le remède.

1 - sirène au bain - copie 2

I – Introduction : un rêve

Ce poème a commencé en dormant. Comme une histoire réelle car les rêves ont parfois la propriété de paraître plus vrais que nature. Ainsi ai-je rêvé il y a quelques temps que rendant visite à mes parents dans leur maison du bord de mer, quelque part entre Carteret et le Cap de la Hague, je retrouvais dans un tiroir un cahier (peut-être plusieurs) d’un long poème mêlé de prose que j’aurais écrit assez longtemps auparavant au point d’en avoir oublié jusqu’à l’existence. Mais, l’ayant pris en main, je le reconnus aussitôt. Je me mis à feuilleter ces pages perdues et familières que j’avais recouvertes de mots écrits au stylo-plume d’une encre bleu turquoise. C’est une couleur que je n’utilise pas souvent mais l’écriture ne faisait aucun doute. J’étais bien celui qui avait écrit ce texte oublié et retrouvé. Et non seulement je reconnaissais le tracé des lettres, mais je reconnaissais aussi les thèmes, la trame, les images qui composaient cette espèce de roman en vers, d’autobiographie imaginaire où il était question de poésie, d’amour, d’une sirène peut-être et d’un homme volant… Il y avait dans ces pages beaucoup de vérité en même temps qu’un geyser d’images plus folles les unes que les autres mais toujours évidentes. Je n’avais peut-être jamais rien écrit de plus imaginaire ni de plus vrai. Un livre comme on peut en rêver…

L’impression fut si forte que je me réveillai, plein de la présence de ces pages retrouvées dont j’aurais, me sembla-t-il, sans difficulté pu citer des passages entiers. Il était tard mais, heureux de ces retrouvailles, je me promettais de mettre la main sur ce cahier dès le lendemain matin dans le but de le retranscrire sur mon ordinateur, pour en conserver la trace.

Le lendemain, je dus me rendre à l’évidence : le manuscrit n’avait jamais existé.

J’en serais certainement resté là si, quelques temps plus tard, le même rêve ne s’était reproduit. Et pas seulement une fois. Or, à chaque apparition, l’impression de réalité était la même. Non seulement le manuscrit était là, devant moi, mais j’aurais pu, si je l’avais voulu, (en tout cas est-ce ainsi que je l’imaginais) reprendre ma lecture où je l’avais laissée.

Ce souvenir imaginaire m’a à ce point hanté que, lorsqu’à la faveur de quelques jours de convalescence, je suis retourné chez mes parents en bord de mer, je me suis empressé d’aller dans le studio. C’est un appentis transformé en chambre lambrissée comme la cabine d’un bateau, à l’odeur singulière de sapinière, où j’aime à dormir, à lire et à écrire. J’ai fouillé les placards mais n’ai rien trouvé. Des magazines tricot, un pot de chambre bleu, des dessins d’enfants, des crayons de couleur et des boîtes à chaussures. Mais dans les boîtes, pas de manuscrit ; seulement quelques pots de confiture.

Devoir me rendre à l’évidence n’a cependant pas suffi à me libérer de ce manuscrit imaginaire qui n’avait après tout pour lui que d’avoir été rêvé. Mais n’est-ce pas le sort de tous les livres, les vrais s’entend, que d’être ainsi nés d’un long désir ? Un point en particulier me troublait. Il était clair qu’entre la trame des images généralement heureuses du poème se nouait un drame. Quelque chose comme un double fond de douleur donnait à ce livre l’allure d’une eau limpide dans laquelle on eût pu aisément se noyer. La transparence de la surface où venait jouer la lumière cachait un fond de nuit. Or, je n’ai jamais eu de goût pour la tragédie. Bien sûr, je sais qu’il n’est pas de bonheur sans mélange. Le bonheur est un tissu bleu surpiqué d’un fil noir… Mais, avec un volontarisme que l’on pourra sans doute me reprocher (et qui me le fut parfois) j’ai toujours défendu que le bonheur était une production et la poésie sa fabrique. Et, si l’on met à part ces faits de l’existence que sont la maladie et la mort des êtres aimés, les mille soucis du quotidien, les problèmes d’argent, l’inquiétude pour les enfants que l’on a mis au monde, l’angoisse même parfois de ce qu’ils font et de ce qu’ils deviendront, et sur un plan plus général les déceptions souvent cruelles dont l’histoire a pu nous faire l’offrande, (et aussi ce simple détail qui est d’être mortels), je ne voyais pas ce qui aurait pu dans ma vie donner matière à drame… Le jour, et depuis bien longtemps déjà, je me bats, je cherche et je trouve des solutions et, la nuit, si j’ai parfois des insomnies, je ne désespère pas. Plus que de drame il s’agit d’action. Par la force des choses, mais aussi par formation et par conviction, (plus sans doute que par un penchant de mon tempérament personnel qui s’accommoderait fort bien de ne pas lutter), j’ai depuis longtemps appris que vivre c’est lutter. Et vivre heureux, produire. Si le mot destin a un sens, celui que je partage avec des millions d’autres est des plus communs : il s’agit toujours de se battre et d’aimer. Engagé dans l’action, je ne suis guère tenté de me laisser entraîner dans le puits sans fond de l’auto-analyse, la délectation morose de l’auto-affliction et la neurasthénie. Mais voilà que la vie vous réserve des tours… Rien ne se passe jamais tout à fait comme vous l’aviez pensé. Et par un jeu étrange de miroir entre le rêve et le réel, les faits sont venus, sans que je l’aie voulu, rattraper les mots et leur ont donné vie. Le drame, un drame en tout cas comme il en est des milliers, simple et ordinaire mais pour ceux qui le vivent unique et même exceptionnel, est venu se mêler de la conversation et a bousculé l’ordre du jour de mes actes et de mes pensées, troublant la vie de ceux qui m’accompagnent, l’eau claire dans laquelle nous faisons depuis si longtemps, côte à côte, des mouvements de bras, de jambes, de tête et de cœur.

2 - fresque sciotot

       

    La martingale de la nuit


Comme une réussite
Que tu fais à l’écran
Quand le sommeil te fuit
Voici que se rebattent
Les unes sur les autres
Les cartes de la vie
Avec un mouvement
Mécanique et un bruit
Inéluctable et doux
Un pli fatal, soyeux
Comme un jeu diabolique
Dont j’ignore l’enjeu
Moi qui sur le hasard
N’aimant guère à jouer
Ne mise pas un liard
Voici qu’il me rattrape
Et me sort son brelan
Où je ne sais choisir
Lequel a primauté
Du Roi ou du Valet
Princesse, As, Chambellan
Qui raflera la mise
Et que va faire la Reine
Debout et en chemise
Solitaire dans sa peine
Que j’ai toujours aimée
C’est un jeu mystérieux
Dont le dessin m’échappe
(Et le dessein aussi)
à moi qui n’ai jamais
Aux cartes rien compris.

Martingale est un mot qui sonne en ma mémoire, un de ces mots français plus étranges parfois qu’il n’y paraît car notre langue n’est pas toujours aussi claire que nous aimons à le dire. Elle a ses zones d’ombre, ses doubles sens, ses chausse-trappes, ses fantaisies. Martingale, martingale… cela sonne un peu comme en anglais nightingale, ou en allemand Nachtingall qui chante dans tant de poèmes au petit matin et n’est rien d’autre que ce vieux coucou de rossignol (lequel est aussi la marque d’un couteau Laguiole)… Martingale, martingale… Larousse nous dit que le mot vient du provençal « martegalo », qui veut dire « de Martigues », et désigne indifféremment la courroie qui retient le cheval et l’empêche de donner de la tête et de broncher, la demie-ceinture  cousue au dos d’une capote ou d’un paletot et cette façon, dans les jeux de hasard, d’augmenter la mise pour s’assurer d’un plus grand gain… Où il est donc peut-être question, derrière l’habit de pied en cape de ce mot et de ses jeux, du risque volontairement ou non que l’on prend et de ce qui vous retient… la martingale des baisers… le nightingale des rosiers…

Voici donc l’histoire de ce drame que la joie traverse, cette chanson suspendue à sa dernière note comme un linge sur un fil, quand la pince est cassée et qu’un coup de vent à peine suffirait à le faire s’envoler…

3 - Icare en ville

Et deux extraits :

4. La chanson du dol et de la joie d’aimer

Celui qui aime, aime à douleur 

Car il vit dans le corps d’un autre

Plus léger que paille d’épeautre

Un rien l’inquiète, un rien l’épeure.

Tout cœur d’amant est cœur dolent

Un simple retard, une absence

Un mot parfois, même un silence

Sont suffisants à son tourment.

Ainsi même les amants heureux,

Du bonheur d’aimer sont la proie

Et ce doux tourment est leur joie

Leur beau souci, leur sort, leur feu.

Mais qui aime jamais ne veut

Faire de la peine à qui il aime.

N’en déplaise à bien des poèmes

L’amour est fait pour rendre heureux.

(Je sais, les chants désespérés

Sont paraît-il sans rivaux…

Qu’importe pour moi rien ne vaut

La chanson du bonheur d’aimer.)

(…)

5 – Au pays du mal d’amour

Je roule sur le Périphérique

       avec ma cargaison impuissante d’amour…

Derrière les grandes grues

                   l’horizon rosit au-dessus de Paris

La ville trempe lentement

                               tout à tour

          les doigts de ses tours dans une solution

                   d’eau de Dakin

                       Cela va-t-il suffire pour faire sortir

tout le pus de ses rues

et soigner son mal blanc ? * Quand on aime

l’amour partagé se multiplie (Nous le savons, nous qui avons tant d’enfants…)

(Comme toi, je n’ai pas oublié la longue attente à l’hôpital

Le bip bip dans la nuit

                               du monitoring

Petit satellite sans merci

                               tournant sans cesse

au centre de notre système solaire autour de la planète                                de notre enfant malade.)

Dehors grandit la montagne d’ordures

où s’entassent les couches-culottes

et où s’amoncellent les mouches…

La poésie doit prendre sur son dos toute la laideur du monde

car ce monde est un paraplégique

qu’il nous faut hisser jusqu’au sommet de la décharge

picorée de mouettes

pour lui montrer le large

la mer du côté du soleil levant…  

Je suis en voyage pour la planète Terre où je sais te retrouver.

 

Journal de voyage en Inde

Mardi 22 novembre 2022

Vol aller-retour Paris-Bhopal sur Garuda Airlines

(journal de voyage)
                                                       A Rati Saxena

 

01-1

1 – Salutations à Ganapati

Jamais encore je n’avais voyagé en Inde

                        mais il y a longtemps que l’Inde voyage en moi.
Nous invoquerons donc pour commencer Ganapati,
aussi nommé Ganesh, le petit dieu ventru à tête d’éléphant
Car c’est lui qu’il faut invoquer au commencement de toute entreprise.
Dieu des voyageurs, des poètes, des gourmands et des commerçants
Il est comme un cousin d’Hermès.
De toutes les figures du Panthéon indien
Sans doute le plus populaire.
Probablement plus ancien que la plupart des divinités hindoues,
Ganesh remonterait à l’âge où les hommes prenaient des animaux pour totems.
Quand il faut défricher la forêt, y a-t-il plus utile et plus fort qu’un éléphant pour charrier des troncs d’arbre?
Petit dieu du peuple,
                        encore lors des manifestations pour l’indépendance,
                                                           il fut brandi par les étudiants.
(Aujourd’hui, comme tous les dieux, il a été récupéré par les riches
et il poursuit une carrière dans le Tourisme et le Commerce).

 

01-2

Grand voyageur, on raconte qu’un jour ses parents, Brahma et Shiva,
lui ont demandé ainsi qu’à ses frères, de faire la course autour du monde.
Ganesh fut déclaré vainqueur pour s’être contenté de faire le tour de ses parents.

Quand nous étions jeunes, toi et moi, nous l’avons quand même fait voyager tout autour de l’Europe, peint sur la portière de notre vieille 2 CV.
Aujourd’hui, pour me rendre à un festival de poésie en Inde,
je n’ai pas choisi sa monture habituelle, une souris.
J’ai opté pour l’équivalent moderne de Garuda, le coursier ailé
de Vishnou, mi-homme mi-vautour,
mais en plus confortable et en plus efficace : Air India.

 

01-3

 

2 – les amoureux du vol AI 142

A l’aller, me voici assis à côté de deux jeunes amoureux.

Elle a de grands yeux noirs, tendres et espiègles, et une peau couleur de la chair des mangues.
Elle a ôté ses chaussures et a passé une jambe par-dessus celle de son copain
Elle n’arrête pas de le chahuter et de lui donner de petites tapes
Lui a l’air plutôt sérieux
Depuis le départ, tous deux se taquinent et se cajolent.

 

02-1.


On dirait une scène du Ramayana :  les amours de Râma et de Sîtâ.

On les imaginerait volontiers, dans un sous-bois, en train de s’éclabousser près d’une source
au milieu des fleurs de lotus

Il y a si longtemps que l’Inde cultive l’amour…
Ces deux-là sont ambassadeurs de Râma.

Moi, je n’irai pas contempler les 800 bas-reliefs érotiques des temples de Khajurâho.
(Trop loin…)
On y voit des hommes et des femmes faire l’amour dans toutes les postures possibles
dignes du Kama Sutra de Vâtsyâyâna.
en couples ou en groupes
(Presque pas d’amours homosexuelles mais des scènes de zoophilie.
Avec des chevaux ; ce qui est banal… Et aussi des éléphants).

 

02-2

Il y a un mystère de ces sculptures.
Ont-elles été placées là pour dire :
« Avant de pénétrer céans, laissez dehors vos désirs terrestres » 
Ou bien, au contraire, «  Entrez, rejoignez-vous et jouissons sans entraves » ?
La plupart des religions (la brahmanique ne fait pas exception)
tentent d’ordinaire de nous faire renoncer aux plaisirs du corps et de la vie.
(C’est pourquoi elles disent tant de mal des femmes).
Que soient bénies, celles qui ne le font pas.

 

03-1

 

3 – Le crime de l’Union Carbide

Nous avons survolé les montagnes, la nuit, quelque part au nord-ouest de l’Inde.

Maintenant l’aube s’ouvre à nous, rose et dorée…
Des estafettes de nuages flottent sur une mer de lait.
(Le lait clarifié de la soupe originelle
avant le grand barattage auxquels se sont livrés les dieux
et d’où sont sortis le ciel et la terre, les mers et les continents.)

Bientôt, nous atterrirons à Bhopal.
Bhopal n’est pas encore connu dans le monde pour son festival de poésie
mais pour sa catastrophe
la plus grande de l’aire industrielle.

 

03-2

L’explosion de l’usine du groupe chimique américain Union Carbide
(spécialisée dans les pesticides)
dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984
a libéré 40 tonnes d’isocyanate de méthyle
et fait 3 828 morts.
200 000 personnes ont été touchées
et dans les semaines qui ont suivi – d’après les associations de victimes – 20 000 en sont mortes.
(Pour réduire les dépenses, la direction avait pris des libertés avec les mesures de sécurité.)

Il n’y a jamais eu de procès.
Le groupe a versé 470 millions de dollars à l’État indien.
Et Union Carbide se porte toujours bien.

 

04-1

 

4 – Atterrissage sur le sol d’aujourd’hui

Chassé-croisé des voitures et des deux roues,

Des autobus et des touk-touks
Des taxis et des motos chevauchées à deux ou trois
Le garçon devant, la fille derrière
Parfois même à quatre

Tout le monde roule à gauche dans un monôme permanent de klaxons
un chaos indescriptible
On dirait le remue-ménage des neutrons dans un accélérateur de particules.
On se demande comment il est possible qu’il y ait si peu d’accidents.
Comme si l’anarchie s’autogérait.
(Si l’hypothèse se vérifiait, il faudrait en tirer de grandes leçons pour notre vie en société).

Au milieu de la circulation un homme avance en tendant la main
Sans peur de se faire écraser

Des femmes en sari marchent sur le bas-côté
Le long d’une muraille de tôle ondulée
Sur une absence de trottoir
(Le métro est en cours de construction)

Étudiantes, caissières ou ingénieures en informatique
Elles passent plus de temps devant les écrans
Que dans les bras de leurs amants

La ville est aussi habitée par des chiens bicolores au pelage clair
des chiens philosophes
qui remuent à peine de la queue
des chiens que l’on n’entend jamais aboyer
(Ils ne veulent pas se risquer à rivaliser avec les klaxons)

Ils dorment par terre à côté des échoppes
Ou traversent la rue au mépris du danger
Les chiens croient-ils aussi à la métempsychose ?

 

04-2

Pour les Indiens, renaître perpétuellement est une malédiction
(Bienheureux celui dont s’achève le cycle des vies terrestres)
Pour un occidental, ce serait un rêve…

Moi je ne rêve pas de renaître en chien
(efflanqué ni gras),
en vache sacrée ou en libellule
Non, je ne rêve pas de renaître en vendeur de quatre saisons,
en pousseur de rickshaw, en courtisane
ni même en milliardaire
Et même si la proposition est tentante, je ne rêve pas
de renaître dans le corps
de cette jolie fille en sari vert.
Renaître dans ma propre peau
Plus jeune et plus expérimenté ?…
Je sais que c’est beaucoup demander.
(Une vie accomplie devrait suffire)

En ville, le grand bal de la poussière recouvre tout
« Souviens-toi que tu es né poussière
 et que tu redeviendras poussière »
Vu le règne de la poussière sur une bonne partie du globe
Cela nous promet, si l’on en croit la parole biblique,
un bel avenir,
            une grande carrière…

 

05-1

 

5 – Au pays des vaches sacrées

Dans la pénombre du feuillage près de la boutique de plein air

Dans la nuit balafrée par la lumière des enseignes
Publicitaires pour des compagnies d’assurance
Des hôtels, des restaurants ou des magasins de meubles qui restent éclairés
Dans le petit jour qui vêle
Dans le grand soleil de l’après-midi
Dans la douceur mauve du soir
Surgissant de n’importe où, à l’improviste
Couchées sur le sol ou marchant paisiblement
Parfois décorées d’une couronne rituelle
Les vaches sont partout chez elles dans la ville.
Les Indiens leur vouent le respect d’un peuple de paysans plutôt végétariens

Sur un des stands de l’exposition d’artisanat traditionnel
(Tribal art)
une femme propose à la vente des galettes
élégamment rehaussées de motifs blancs
Objets décoratifs ou utilitaires ils semblent faits de pain d’épice
Mais, renseignement pris,
ils sont constitués de pure bouse de vache déshydratée.

 

05-2

(Ici, on fait de l’art – ou plutôt de l’artisanat – avec de la merde.
Mieux, somme toute, que faire de la merde au nom de l’art.
Comme dans tant de galeries branchées… )

Peut-être, après tout, vivons-nous tous
sur une immense bouse de vache
plus ou moins déshydratée
qu’il faudrait être capables de rendre plus belle.

 

6 – Une histoire de miel

Dans les Védas, il est écrit :

« Ce monde que voici est du miel pour les êtres vivants.
Et les êtres vivants sont du miel
Pour ce monde que voici. »

Mais le miel est inégalement réparti.

Du septième étage de l’Hôtel Radisson
Je regarde la ville par la baie vitrée
L’hôtel domine les quartiers aux maisons basses
Masures, ateliers, échoppes et chantiers

 

06


La ville laborieuse

n’est pas la ville de la classe laborieuse.
Elle ne lui appartient pas.

Et les poètes dans les chambres luxueuses de l’hôtel Radisson
peuvent dormir et rêver
la tête dans les nuages.

Ici, en voyage, ils sont des invités
traités comme des princes
ils peuvent se prendre un instant pour des princes
 
De retour chez eux
quelques-uns pourront rester dans les nuées
d’autres recommenceront à bouffer de la vache enragée.

 

7 – Un sage

Dans les allées du parc, autour du palais colonial
de l’ancien Hôtel de Ville
j’ai croisé un sage
comme on en fait aujourd’hui
sous toutes les latitudes.

Un bienfaiteur de l’humanité.
Il a fait fortune dans le business de l’enseignement privé
Et possède six universités.

 

07

Ce qui lui permet d’inviter des poètes du monde entier
Car il est une fontaine généreuse qui ruisselle.

C’est un sage
Il en porte l’habit.

Et il défend avec les moyens qui sont les siens
le retour aux valeurs traditionnelles
de la famille et de la patrie.
Pendant ce temps
dans les allées du festival
vont et viennent les étudiants comme des abeilles.

Lui, qui passe dans son dothi blanc,
pense-t-il que le miel
sur la terre que voici
est trop mal réparti ?

8 – En pensant à ceux que j’ai laissés

Celui qui s’en va

Est toujours coupable
Et celui qui voyage
Se sent coupable
Pour tous ceux qu’il a laissés
Ceux qui ne pourront pas voyager.

 

08

Toi, c’est différent, je ne t’ai pas laissée,
ou seulement quelques jours.
Mais par le miracle de WhatsApp
je peux tous les jours te parler.

Nous qui ne sommes jamais séparés
Nous faisons chambre à part pour quelques jours.
Il a fallu pour cela mettre entre nous
quelques 7 000 kilomètres…
Tu dors quand je m’éveille
Je dors quand tu veilles…
Mais je sais que tu penses à moi
Et tu sais que je pense à toi.

 

09.2


9 – Un mot sur la question du nationalisme

 
A l’origine du monde
selon les anciens textes
les dieux et les démons se sont livrés à une furieuse compétition
pour baratter la mer de lait et en faire surgir notre monde.

Aujourd’hui, c’est la concurrence effrénée
du marché capitaliste mondialisé
qui baratte violemment la mer
du lait plus ou moins clair du monde
et bouscule tous les peuples de la terre
Et le lait tourne à l’aigre
Il tourne même au vinaigre

Chaque peuple dans son coin pour se défendre se raidit
Et il se forme partout des grumeaux de lait caillé acidifié à la surface de l’humanité.

D’après les Indiens nous vivons aujourd’hui l’âge sombre,
l’âge de Kali Yuga
qui  a commencé en – 3102, le jour où Krishna fut tué par un chasseur.
Cet âge doit durer 432 000 ans,
                                   et finir dans un grand embrasement.

(À nous de faire mentir les Écritures).

 

09

 

10 – Le retour

De l’Inde, je n’aurai pas vu grand chose

Je n’aurai pas plongé dans le Gange à Bénarès
Je n’aurai pas sillonné les rues de Bombay
Je ne me serai pas trempé dans les eaux bleues du Kérala
Je n’aurai même pas tâté de l’eau de la piscine sur le toit de l’hôtel
(Chaque fois que j’ai voulu m’y rendre, elle était fermée
et mon maillot est resté au sec).

J’aurai tout juste plongé un orteil dans l’océan du peuple indien…

Juste le temps d’en entrevoir l’immensité,
les épices innombrables
d’en goûter la gentillesse et la curiosité
d’en savourer les couleurs vives
soyeuses et bigarrées.

À qui vient de France l’Inde paraît en effet bariolée
Mais peut-être est-ce l’humanité qui l’est
Les Indiens seulement l’assument.

À l’heure du départ
je lève les yeux
vers la frondaison blanche de métal
de l’aéroport de Bhopal
pour apercevoir un mainate qui chante.
 
Me dit-il :
            Adieu
Ou bien :
            Au-revoir?
10

(Le 21/11/2022,
pendant le vol de retour du festival Vishwarang de Bhopal)

Portraits de poètes

Mercredi 9 novembre 2022

En ce moment, se tient, à Paris, une exposition des portraits de la photographe allemande Gisèle Freund (maison de l’Amérique latine).

Lors du festival de Grenade en Espagne, en novembre 2021, les poètes étaient invités à écrire sur quelques portraits choisis.

J’avais, pour ma part, écrit cinq poèmes.

 

Expo Neruda

 

Sur un portrait de Pablo Neruda
par Gisèle Freund

Sur le portrait photographique
de Don Pablo Neruda
on voit un diplomate,
peut-être un sénateur,

jeune encore et bien portant,
dans un costume anglais
très élégant.
Mais où sont les volcans
de son pays natal ?
Où sont les coquelicots
et le sang dans les rues de Madrid ?

Où sont la cordillère du cuir
les hommes de cuivre
le feu du salpêtre
les grappes violettes de la vigne
et les drapeaux rouges ?

Où sont les oignons, les œillets,
le terrible congre au jus du Pacifique,
les racines des forêts du sud,
les papillons du peuple dont la moisson se lève,
Son rostre de narval
et sa sirène familière
en proue de navire ?

 

Expo Rafael Alberti


Rafael Alberti

Rafael Alberti a ouvert une fenêtre
et avec un crayon et trois pinceaux
il a fait entrer
dans la sombre maison blanchie à la chaux
de l’Espagne
toutes les couleurs
de son verger marin,
le bleu des orangers célestes
plantés au milieu des vagues,
le jaune d’or d’un soleil
qui fait l’amour dans l’anse,
le vert intense des algues
qui prolifèrent dans les parages
de l’exil et de la nostalgie,
l’ocre des lianes à qui poussent des jambes de femmes,
le mauve de la guitare martyrisée
qui marche pieds nus dans la poussière
de carmin du chemin,
l’argent bleuté du poisson prisonnier
qui chante dans la barque
au clair de lune,
et l’éclair blanc de la colombe au vol populaire.

 

Expo Nicolas Gullen


Nicolas Guillén

Nicolas Guillén
a attrapé la queue d’un crocodile
et l’a apprivoisé
(On ne le voit pas
car il se cache dans la cuisine.
C’est un crocodile timide
et même amical).

Au milieu des livres de sa bibliothèque
Nicolas Guillén joue du tambour
sur les fesses d’une douce reliure
en cuir de Cordoue
pour inviter sa belle
à venir danser.

Perché sur son balcon
Nicolas Guillén écrit des madrigaux
d’amour pour sa révolution
et des messages secrets
clairs comme le jour
sur les pétales blancs
de la mariposa.

 
Expo Huidobro

 

À propos de Vicente Huidobro

Tout poète se promène dans la rue
avec sur la tête un invisible chapeau de rêves
et sur le bord de son chapeau transparent d’air
sont assises de petites femmes nues.

Leurs jambes pendent dans le vide
tout autour du chapeau.
Elles font au poète une coiffure de clochettes
et jettent sur les passants des campanules

On peut aussi voir passer sur la passe
de l’invisible feutre
un petit train qui ne respecte aucun horaire
et fleurir dans la fente du chapeau
un jet d’eau,
des cigares et des roses
et un moulin à vent…

Mais tout cela, avouons-le, est des plus ordinaires
Car il n’y a pas que les poètes…
Tous les hommes sans doute
et toutes les femmes aussi
passent dans la rue
coiffés du chapeau invisible de leurs rêves
enguirlandés de folie douce.

 

Expo Jules Superviel

 

Jules Supervielle

Un poète est assis
dans un transat au soleil
(Il refait en rêvant
la traversée de l’Atlantique
sur le pont avant)

Et un fleuve de douceur
coule dans ses mots
d’un continent à l’autre
passant en silence
au-dessus des plus sombres abysses
sur les hauts fonds
de sa conscience.
Expo, Fridda Khalo

 

Frida Kahlo

La poésie est un art visuel
dont on ne peut pas photographier
ni peindre les images

Et la peinture est un poème
qui se passe de mots

Mais il vous laisse l’empreinte
de ses couleurs
la métamorphose
de ses métaphores
la fraîcheur
du bleu
de la maison
de Frida Kahlo
à Mexico

d’où j’ai rapporté
(petit objet en bois
d’artisanat populaire)
une licorne ailée
aux flancs ornés
de grandes fleurs écarlates

parfait symbole
de la poésie
révolutionnaire.

le 5/X/2021

Expo

« La maison de l’ami »

Jeudi 27 octobre 2022

               pour Benjamin et Florence

Sur le tertre raviné, à mille mètres d’altitude
au milieu des pins et des blocs de granite rose
non loin de Marvejols
à côté de Saint-Sauveur de Peyre
et de Javols
où sont sortis de terre
des céramiques d’une cité romaine oubliée
de 15 000 habitants
« la Maison de l’ami »
« خانه دوست »(Kaneh doust)
écrit en persan sur le bol bleu du petit-déjeuner
témoignage des voyages
entrepris à deux
et des amours contractées
Avec, sur la table, un livre de Gary Snyder
- Le monde est maintenant partout chez lui
et ici aussi -
(Même dans le hameau de Frayssinet
où j’habitais à l’âge d’un an
et où l’école est à nouveau fermée
le gardien des chèvres parle le hongrois)
Il n’y a plus de « pays perdu à l’extrémité connue des terres habitées »
où un jeune instituteur – mon père -
pouvait se perdre dans une congère
à quelques mètres de la maison.

Dehors, sommeille sur ses rails,
le petit wagonnet d’un train industriel
qui descendit vers la gare
des milliers de poteaux de bois imprégnés de sulfite vert
pour les lignes téléphoniques
(Il y avait ici une fabrique qui a lessivé le sol
Il a fallu après faire venir de la terre de l’Aubrac)

Dans le champ d’à côté, sur le toit du pays
des paysans plantent de l’herbe standardisée
(la bio-diversité en prend un coup)
Mais les champignons organisent en silence leur pacifique explosion

On ne peut plus se promener librement dans la campagne
Même le chemin qui menait au village voisin
est condamné
coupé par une clôture barbelée

(Nul n’échappe à la propriété privée
qui mutile paysage
et humanité)

Je repère dans l’herbe la chevelure emmêlée de l’épilobe
et la petite fleur blanche de l’achillée nobilis
(noblesse toute relative)

Un mouton noir
a de la paille sur le museau

« Où as-tu encore été te fourrer cette nuit ? »

Maintenant, quand ils les tondent, les bergers jettent la laine
(la traiter coûte trop cher)

A quoi pensent les vaches de l’Aubrac en robe marron clair
quand elles nous regardent d’un œil songeur ?

Au coeur du Gévaudan qu’hante encore le souvenir de la Bête
le loup est de retour

Il paraît qu’il traîne en meute dans les bois alentour

(Est-ce la nature qu’il faut protéger ?
Ou l’humanité ?
Rat des villes, rat des champs
nous parlons écologie des villes
écologie des champs…)

Avec les poètes américains – Whitman, W.C. Williams, Ginsberg -
la prose est entrée dans le poème
et ce fut une libération

Les poètes – même les plus réalistes -
égarent toujours leurs affaires
leurs lunettes, leurs stylos, leurs carnets…
Les pieds ici la tête ailleurs

L’hôte accueille la parole de l’autre
(et le poème accueille l’inattendu)

Je reviens dans ce pays où je suis né
ce pays qui n’est plus le mien
mais où je ne suis pas plus qu’ailleurs un étranger

Au petit matin
la vapeur se lève dans la combe qui bleuit
Tu m’apprends à reconnaître les lactaires sanguins
que je rapporterai à Patricia

La poésie n’a pas pour objet l’au-delà
mais le réel
ici et là
comme une cure de jouvence
un rêve d’enfance

La poésie
nous ramène à la fraîcheur des sources
comme un  voyage vers la planète Terre

Epouser le monde et ouvrir l’horizon

(le 25/X/2022)

Deux petits poèmes d’amour

Jeudi 6 octobre 2022

Pat Philarmonie


« Ma guerrière »

Tu es depuis toujours une battante
Fille d’ouvriers d’Aubervilliers
tu t’es battue pour tes études
tu t’es battue pour tes enfants
tu t’es battue pour la paix au Vietnam
Tu t’es battue pour Angela Davis
tu t’es battue au travail
tu t’es battue contre les problèmes d’argent
tu t’es battue pour ton amour
tu te bats pour la paix et pour la vie
et c’est pourquoi jamais
je ne t’appellerai ma guerrière.

IMG_5085(Edited)

Coeur de rubis

Je ne t’ai pas offert de rubis
pour nos noces de rubis.
Ce qui m’a manqué ce n’était pas l’envie
Mais c’est ainsi… c’est la vie… c’est notre vie
Dirai-je pour me faire pardonner
qu’on n’offre pas un verre d’eau à une rivière
Ni un rubis à un coeur de rubis,
Toi, si peu précieuse qui m’es si précieuse.

Coeur rubis

(le 5 octobre 2022, assis sur un banc devant le saule de la clinique de l’Estrée à Stains)

İlhan Sami Çomak

Dimanche 18 septembre 2022

Ilhan poète kurde2

Ilhan Sami Çomak est un poète kurde emprisonné en Turquie depuis vingt-huit ans. Il a été arrêté en 1994, avec d’autres membres du PKK (le Parti des Travailleurs du Kurdistan). Dans un premier temps, il a été accusé d’avoir tenté de mettre le feu à une forêt et des aveux lui ont été arrachés au bout de dix-neuf jours de torture. Aveux sur lesquels il est revenu ensuite. Un tribunal militaire l’a alors condamné à mort, puis à la prison à vie. En 2007, la  Cour Européenne des Droits de l’Homme, jugeant le procès irrégulier, a demandé sa révision.  En 2016, un tribunal civil l’a rejugé. L’accusation d’incendie a été abandonnée mais le tribunal a confirmé la peine de 36 ans de prison pour « séparatisme ». Il est aujourd’hui l’un des plus anciens prisonniers politiques de Turquie et, sans doute, l’un des plus anciens au monde.
Né en 1973 à Karliova, dans la province de Bingöl, il a passé son enfance à la campagne, au milieu des chèvres et des chevaux, et son imagination a été nourrie de ce contact avec la nature et des histoires que sa mère lui contait le soir, dans leur maison de torchis. Il a ensuite étudié la géographie à l’Université d’Istanbul et c’est pendant ses études qu’il a été arrêté lors d’une rafle dans un café. En prison, il est devenu poète et a publié neuf recueils. Il a reçu plusieurs prix de poésie dont le prestigieux prix Sennur Sezer en mars 2022.  Son dernier recueil, « Hayattahiz Nihayet », (« Nous sommes toujours vivants »), a reçu le prix  Metin Altiok, du nom d’un de ses anciens professeurs qui faisait partie des intellectuels, notamment alévis, tués lors de l’incendie  criminel de l’hôtel à Sivas en 1993.
Un recueil de ses poèmes, « Separated from the Sun »,  traduit par Caroline Stockford et un collectif de traducteurs, vient de paraître en Angleterre, aux éditions Smockestack Books que dirige le poète Andy Croft. J’ai traduit les poèmes qui suivent de l’anglais, pour commencer à le faire connaître. En attendant que soit faite une traduction à partir de la langue originale. (Il écrit en turc et en kurde).

Ilhan poète kurde1

Liberté

Sortez-moi d’ici, il y a tant de choses que j’ai vues
J’ai vu si profondément, si loin. Longtemps, longtemps j’ai été attristé
Le temps est venu  pour les torrents de montagne, le vent
qui souffle sur les récoltes, pour le…

Temps de remuer sans fin mes jambes
se dirigeant vers l’horizon quand le jour ouvre grand sa porte
Comprenez-moi par mes racines, pas par mes branches
par mes rêves, pas par la vie que j’ai menée
Peut-être que le miroir est en morceaux
Connaissez-moi par mon rire, pas par ce que le miroir raconte.

Il y a si longtemps que ma rue a été peuplée d’absence
et par l’ascension silencieuse du lierre

Son hirondelle : sombre, lente et toujours à mi-chemin.
Emportez-moi loin de cette stagnation
J’ai tant regardé l’abîme, longtemps, longtemps, je l’ai dévisagé
Ce vide n’est que répétition.

Il est temps pour toi de dire que tu es un oiseau mouillé par la pluie
Il est temps de respirer l’odeur de la terre, de s’en emplir, de grandir avec elle
Connaissez-moi par mon amour, pas par ma solitude.
Comprenez-moi pour ce après quoi je languis, pas pour ce que j’ai perdu
Comprenez-moi par mon enfance, pas par la version présente de ce que je suis.

Je viens pour vous chercher.

*

ilhansamicomak

 

La vie ne ment pas

pour Michael Baron

Je me tiens entre la lune et la marée
entre le murmure et le cri.
Quand j’étais un enfant, je suivais encore le scénario de l’enfance,
alors que j’étais l’otage du sourire de grenade de ma mère,
quand je regardais par la fenêtre la lumière du jardin,
observant la philosophie pratique des mains qui plantent l’arbre fruitier.
A cette époque, quand nous entendions encore le bruit des grenouilles,
quand des femmes passaient à travers ma vie, quand le lac était bleu
quand je connaissais la valeur du bleu. J’ai compris
que la peine existait, aussi, au seuil de la vie.

Le jour de l’existence le vent s’est levé pour me faire rencontrer
la résistance, comme la rosée sur l’herbe a rencontré mes pieds
Des feux mûrs ont grandi dans mon corps, et des colombes -
mes sentiments ont été touchés par le bruissement de leurs ailes.
Dans le comportement des sources, j’entends le son du grand ménage
j’entends le pas des plaines et des montagnes et la loi
de la fonte des neiges. Dans mon souvenir, la terre devient humide,
les fruits mûrissent, le poids habituel des pierres se fait léger,
et se met à flotter et trembler comme il veut.
A la place où je suis, entre trouble et bien-être
j’entends le chant de bonheur du monde.
Quand fleurit la bonne volonté, je dis : la Vie ne ment pas !
Elle ne ment pas !

*

Ne parlons pas

Ne parlons pas tant, dis-je.
Rions, sautons les barrières de la méfiance.
Le vent souffle, le vent souffle.

Murmurons à l’oreille de chacun,
dans vos propres oreilles. Dans le lieu secret des rivières,
dans l’ombre tendre des buissons, à la brique d’argile

quand toute la ville dort, parlons un peu dans ce coin
que la lumière n’atteint pas. Il y a une croyance partagée entre nous
et la sécheresse d’une bouche assoiffée.

Asseyons-nous et versons les images
que contiennent nos têtes sur la surface de l’eau.
Aimons l’oeillet quand il dit « ma confession est rouge ».

Les faucons volent jusqu’au sommet le plus solitaire au monde.
Ouvrons nos fenêtres à la beauté fluide des papillons.
Avec l’art de sentir, écoutons la ruée du coeur.

Je chanterai des chants et jetterai des pierres, comme autrefois,
je chevaucherai des chevaux et réciterai des poèmes.

Ici, il y a une profondeur et ici, un feu.
Ici, il y  a un mot, non dit !
Laissons roucouler les colombes, ne parlons pas.

*

Nous sommes après vous

Nous sommes au temps des feuilles, dans le soir du sel répandu
Le tourbillon vire à sa fin, les troubles se multiplient
la chaleur des pierres voyage du passé vers le futur
Nous sommes à la recherche de sourires qui infuseraient la lumière
avec des fruits secs et des noix dans nos poches
Le craquement des branches ouvre la fente du ciel
Peut-être ici à nos pieds
avec notre regard métallique qui scrute le marbre
et l’esprit d’un cheval qui descend vers l’eau
nous cherchons le vent.

*

Ilhan poète kurde3
Je me suis levé et j’ai marché

Je me suis levé et j’ai marché
J’ai redressé ma tête vers le ciel
et tiré son immensité vacante vers moi.

Ses mains dont coule le bleu raccourcissent mon pas
et j’ai dérobé la précipitation et le froid des nuages.

J’étais seul.

Je me suis vu comme une averse de pluie
qui se mêle aux vents et à leur grondement
en queue de poisson.
Une pluie colorée de la respiration
des horizons qui ouvre les fleurs ensoleillées.
Je me suis souvenu de la façon dont tombe la neige
du rapport entre l’ombre et l’existence
et de quelques autres choses.
Le point du jour a succédé à ces longues nuits
J’ai essayé de me réveiller pour me rappeler les jours d’hier
et d’après.
Je me suis levé et j’ai marché.
*

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