Kérala retour
- poème reportage -
1 – « Le changement est comme un courant »
1.
Dans la lumière poudreuse du petit matin, voici la ville avec son agitation
Voici la ville avec ses taxis touk-touk, ses rickshaws jaunes et verts, ses autos, ses camions, ses deux roues, ses motos, ses vélos, ses scooters
Voici la ville avec ses panneaux publicitaires pour le dernier film de Bollywood, ses cliniques dentaires, ses compagnies d’assurances, ses véhicules automobiles, ses jewelleries et ses vendeurs d’or, ses instituts technologiques, ses collèges, ses congrès écologiques, ses festivals de littérature
La ville avec ses fresques murales, ses slogans en malayalam, ses banderoles et les drapeaux des partis, orange et vert pour le Congrès, rouge pour les communistes avec le marteau et la faucille ou le flambeau d’or sur fond d’écarlate et quelques fleurs de Lotus pour le BJP de Narendra Modi
Voici la ville avec ses églises catholiques et blanches comme des morceaux de sucre, ses mosquées, ses temples hindouistes, et leurs statues géantes et colorées de Ganesha ou de Krishna
Voici la ville avec son agitation, ses rares embouteillages, le flot finalement fluide de la circulation,
Voici la ville et ses milliers d’échoppes, ses ateliers de mécanique et leurs moteurs posés sur le trottoir, ses boutiques de produits de beauté, ses vendeurs de noix de coco en grappes orange et les régimes de bananes qui pendent au bout de leur branches comme des bras coupés
Voici la ville avec ses hommes en dothi (qu’on nomme ici mundhu) toujours en train de retenir avec une main leur pan de tissu blanc, comme s’ils craignaient de perdre leur feuille de vigne
Voici les femmes en sari, élégantes comme des princesses aux pieds nus
Voici la ville avec ses guirlandes de fleurs jaune éclatant, les Golden Mary qui pendent dans les devantures, qu’on passe au cou des dieux ou qu’on accroche au pare-brise des triporteurs
Voici la ville avec ses ombrelles de toutes les couleurs, avec ses parasols rouge, vert, jaune, orange et bleu
Voici la ville avec ses barrières métalliques, ses monceaux de parpaings, ses tas de sable, ses ouvriers de la construction armés d’une houe et d’une brouette
Voici la ville avec ses fils électriques, ses câbles téléphoniques emmêlés comme des cheveux qui s’enroulent et qui pendent des poteaux jusque sur le ventre des rues
où traînent des chiens efflanqués qui vivent au milieu des décombres et des détritus
Voici la ville au désordre organique où tout se mêle et tout se croise la plupart du temps apparemment sans catastrophe et sans accident…
« Le changement est comme un courant, dit le manifeste du festival, rien ne peut y échapper, ni les gens, ni la politique, ni la littérature, ni les idées. La Terre sur laquelle nous nous tenons, et l’air que nous respirons, tout est sujet au changement. Le changement est la seule constante dans l’univers. Il n’y a qu’une chose qui puisse capturer les courants du changement, c’est l’aiguille du temps. Le temps capture le changement mais ne peut pas l’emprisonner. Car le temps et le changement sont les deux faces d’une même pièce. »
2.
A l’entrée du festival se dresse une grande roue qui tourne lentement sur le ciel bleu de février.
Douze figures de femmes nues personnifiant les heures tournent dans leur cage métallique sur le fond du ciel
Prisonnières de l’éternel retour
Où tout bouge et rien ne change
La roue dentée
l’antique svastika de l’hindouisme, du jaïnisme et du bouddhisme, la roue crochetée qui tournant dans le sens des aiguilles de l’horloge symbolise le soleil et la voie du bien-être
Et dans le sens inverse le pouvoir de Kali, le noir pouvoir de la destruction et de la nuit
Que les nazis ont renversé à leur profit
Douze figures de femmes nues rouées sur le fond d’azur du ciel
Par le temps cyclique
la roue sans fin du temps de la vie quotidienne et répétitive des travaux et des jours
« Tout bouge, tout s’agite et tout est toujours pareil. La rue indienne, toujours pareille à la rue indienne… »
Si nous sommes tous pris dans le courant irrésistible du changement
N’avons-nous d’autre choix que de nous y adapter ?
Le nageur ne crée pas le courant
La globalisation, le marché mondial,
La concurrence de tous contre tous à laquelle il faut s’adapter
les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle…
Demain nous serons servis par des robots
Ou peut-être les servirons-nous
Le nageur ne crée pas le courant…
Il ne crée pas le courant mais il peut le dominer
La jeune fille avec son sari vert et son casque de scooter
qui slalome dans la circulation
domine le courant
3.
La rue indienne est toujours pareille à la rue indienne
Mais dans les rues de Thiruvananthapuram
Je n’ai pas vu de mendiants
(Ce que tous les jours je vois dans les rues de Paris)
J’ai vu par contre des gens bien portants
Actifs et souriant
Des gens qui travaillent
Qui lisent et se cultivent
Connaissent les films
Et fréquentent les romans
Tout change et tout peut encore changer
Les veuves ne montent plus sur le bûcher
pour suivre leur mari (rarement leur amant)
Mais il se fait toujours beaucoup de mariages arrangés
Et l’amour n’est pas un roman
Tout doit encore changer
Les castes que tout le monde dénonce
Sont toujours là
(Dans le Times of India, les petites annonces matrimoniales
avant d’être classées par région ou par sexe
sont classées suivant l’ordre des castes
Dans les colonnes de ce même journal on apprend que dans le Karnataka
un père a battu sa fille à mort
et l’a étranglée
car elle voulait épouser un garçon d’un autre rang)
Moi qui viens d’un pays où les hommes blancs s’habillent de couleurs sombres
moi qui viens d’un pays où les hommes sont gris
ici j’ai croisé des hommes sombres habillés de blanc et des femmes de toutes les couleurs
des femmes arc-en-ciels et soieries de lumière
qui s’habillent de couleurs
Pour séduire peut-être
ou simplement se sentir belles
comme les fleurs
Quoi qu’il en soit, il faut faire confiance aux femmes pour apporter de la couleur sur terre
Il faut laisser les femmes illuminer la Terre.
2. Le Bûcher de l’amour
Tiruvallar, poète tamoul du Ve siècle, dit de l’amour qu’il est un feu qui consume quand on s’en éloigne et qui rafraîchit quand on s’en approche.
Moi, j’emporte où que j’aille une poignée de cendres blanches qui tombent en pluie dans l’humus de ma mémoire, et ne cessent de couler pour former un petit tas dans le sablier de mon horloge
Pourtant la braise couve encore dans le four à pain de mon coeur
La cendre glacée de l’absence brûle toujours en moi
Et le feu de l’amitié me rafraîchit
3 – La mouche
Kabir fréquentait le Cabaret de l’Absolu. Moi je ne fréquente pas ce genre de taverne…
Mais je loge (pour quelques nuits seulement) à l’Hôtel de l’Eternité, Amritha Hotel
Comme je prends un petit déjeuner indien, avec des galettes de dosa, du thé et de la soupe sambar
Je vois une mouche qui déambule sur mon anthologie de la poésie indienne
Elle se promène sans gêne sur le sépulcre blanc des grands poètes du passé et du présent et se frotte les pattes arrière, comme un moine ou comme un commerçant
Elle aussi a pris ses quartiers d’hiver à l’Hôtel de l’Eternité, mais elle est comme moi logée à l’enseigne de l’éphémère
(Quinze à vingt-cinq jours de vie en moyenne).
A la différence des abeilles, nous ne leur avons pas encore trouvé de véritable utilité
Mais, conformément aux commandements du culte nouveau que nous vouons à la nature, nous devrions leur témoigner du respect
Non pour leur utilité, mais en tant qu’êtres vivants
Pendant que je l’observe, elle s’est envolée de la couverture du bouquin et est venue se poser sur le réservoir de mon stylo-plume noir dont elle entreprend l’ascension
Il ne doit pourtant rien y avoir à manger là-dessus
Sans doute, de sa part, simple curiosité intellectuelle
(Nous ne sommes apparemment pas les seuls)
4 – La Boutique aux souvenirs
La boutique aux souvenirs est pleine de déités
Une petite partie de l’immense troupe du Panthéon hindou
dieux de pierre ou de bois, de bronze ou de cuivre
Posés sur les étagères du marchand de souvenirs
Ils brillent de tout leur éclat mais ne font pas de bruit
Les dieux se tiennent à carreau
(Les hommes ont inventé beaucoup de dieux et beaucoup sont déjà morts en chemin
Car « les dieux sont mortels et les hommes immortels »)
Mais la production du divin va toujours bon train
Brahma le créateur aux quatre têtes
Vichnou, le conservateur de la vie
dont le nombril donne le jour au Lotus d’où est sorti le monde
Vichnou aux nombreux avatars
Shiva aux trois yeux
la destructrice et la créatrice
Et leurs épouses, leur expression féminine, leurs shakti :
Sarasvati, la déesse de la connaissance, son sari blanc et son cygne
Lakshmi, la divinité de la fortune parée de tous ses bijoux
Parvati, la soeur de Vichnou et l’épouse de Shiva
Krishna, le bien-aimé au corps bleu
avec autour du cou sa guirlande de fleurs
les nombreux avatars et toute la compagnie des parèdres, des dieux de second rang
Durga-la-guerrière aux huit bras
Kali, la terrible
Kama, dieu de l’amour, avec son arc et ses flèches
(comme Eros)
Rama et la princesse Sita
L’aigle Garuda
qui transporte Vichnou,
le singe Hanuman, qui sauve Sita et protège du mauvais oeil
Et Ganesha Ganapati,
le fils aîné de Shiva et de Parvati
à qui son père a coupé la tête le jour
où il lui a interdit d’entrer chez lui
pendant que sa mère était au bain
Bien que mécréant j’ai de la sympathie
pour ce petit dieu ventru de la sagesse et de la gourmandise
des voyageurs, des commerçants et des poètes
celui qui lève les obstacles
et qu’il convient d’invoquer au moment de se lancer
dans de nouvelles entreprises
Lalan Fakir,
Le poète errant du Bengale, disait :
« Le monde entier parle de religion
Chacun vante la sienne
Lalan a vendu cette bigoterie
Dans les sept foires de ce monde »
De tous ces dieux je n’en emporterai aucun
(Ils pèsent trop lourd dans les bagages
pour le vol retour
et la vie des humains)
Mais peut-être ferai-je une exception
pour l’éléphant aux quatre bras
qui mange ses modaks
et chevauche un simple rat.
5. Le pays des drapeaux rouges
Ici la ville se fait une beauté d’un collier de drapeaux rouges
avec la faucille et le marteau
(Ça change de chez nous…)
Les anciens maoïstes dirigent le pays
avec d’autre forces de gauche
Ils respectent la Constitution et la liberté d’expression
favorisent la culture, la tolérance religieuse,
la solidarité, les droits des femmes
et l’éducation
(Ce que leur reproche un éminent expert qui écrit dans les colonnes du journal que le système éducatif
Du Kérala est un désastre car, au lieu d’être un business, il est presque gratuit
Ce qui est contraire à l’excellence et décourage les meilleurs éléments
– enseignants comme étudiants)
Dans la rue, je croise une manifestation de scientifiques
qui tiennent congrès et se mobilisent pour la science
contre son utilisation
à des fins de guerre et de destruction
Rien ne va de soi
La presse annonce que le secrétaire général du parti communiste
est convoqué devant le Tribunal
pour avoir incontestablement enfreint la loi :
il a fait édifier une tribune pour tenir meeting
sur la voie publique !
La ville se met autour du cou une guirlande de drapeaux écarlates
Les communistes indiens n’ont pas perdu la foi
Le communisme aussi a été une religion
une religion (parfois déraisonnable) de la science et de la raison
qui rêvait que l’humanité devienne son propre dieu
Une religion qui prônait à sa façon l’Eveil
La découverte soudain que la folie du monde
et la lutte des classes
ont des raisons
(Une révélation
qui peut vous marquer pour la vie)
Pour ma part, je ne fréquente pas le cabaret de l’Absolu
Mais j’ai depuis longtemps goûté
au vin rouge de la révolution
dans la coupe de l’avenir
Et tout en essayant d’être aussi lucide que possible
je garde aux lèvres l’ivresse légère de l’espérance.
6. En avant vers l’océan !
Sur le chemin du retour vers l’aéroport, je demande au chauffeur de taxi de m’arrêter au bord de la mer
Bien que ne parlant pas la même langue, il comprend que j’avais un rituel à accomplir : faire mes ablutions à l’océan
Il s’arrête sur le bas-côté et je traverse en m’arrêtant sur le terre-plein pour guetter le moment qui me permettra de me lancer de l’autre côté
(Ici, traverser la route et braver la circulation est un peu chaque fois comme franchir l’Achéron)
Je rejoins la plage en dégringolant d’un éboulis
Le sable est fin et d’un ocre sombre. Il colle à la peau.
Je passe outre les sacs plastiques, les bouteilles vides, les ordures abandonnées sur le bord, comme un peu de mousse à la commissure des lèvres d’une planète épileptique
Une mère et ses deux enfants se promènent à la lisière des vagues
Tout près, un chien maigre est couché sur le sable au soleil
Est-il mort ou bien dort-il simplement, paisiblement ?
Cela ne fait en tout cas ni chaud ni froid au soleil qui poursuit sa course dans le cosmos
Ni à la terre qui court après le soleil et fait la roue
Quant à moi, je ne veux pas me fondre dans le Grand Tout
(J’en fais déjà partie)
Je veux juste me tremper dans la mer pour la saluer
et plonger mes jambes dans les remous de l’eau boueuse qui lave éternellement le rivage.
7. Le vieil homme dans l’avion
Dans l’avion du retour, un vieil homme qui me voit écrire m’adresse la parole
Il a quatre-vingt dix ans
C’est un ancien officier de police
« J’aime la poésie… » me dit-il
Et il me parle du « Wasted Land » de T.S. Eliot
C’est rare, un policier qui aime la poésie…
Même en Inde
« La poésie est morte, me confie-t-il comme un secret… Nous n’avons plus de coeur… »
Alors j’écris pour lui pour mon premier (et peut-être dernier) vers en anglais :
« Let us handle
the Heart of the World
with Care ».
(Thiruvananthapuram – Festival littéraire MBFIL – Aubervilliers – 5 au 11 février 2025)