Un mois après le décès de Patricia, j’ai écrit dix sonnets. Les voici:
Les Dix Sonnets à l’absente
1. Le couple
Nous étions deux et nous ne faisions qu’un
Chacun lui-même et l’autre en même temps
Chacun vaquant à ses propres affaires
Tous deux ayant ensemble tant à faire
En tous les lieux où nous allions ensemble
Il m’arrivait souvent de te chercher
Aurais-je dit : « Sans toi, je ne suis rien » ?
Non, et de même, sans moi tu existais
Mais l’un sans l’autre, nous étions incomplets
Nous n’étions pas le reflet l’un de l’autre
Mais l’un dans l’autre pourtant nous reflétions
Par bien des traits l’un et l’autre contraires
Si différents et unis cependant
L’un à l’autre le ciel, l’un à l’autre la terre.
(Le 23/07/2024)
2. La mappemonde
Il manque un continent sur ma mappemonde
Amputée d’un flanc la Terre n’est plus ronde
Une tâche aveugle grandit dans la nuit
Car tu as déserté la planète où je suis
Une tache blanche s’est répandue sur Terre
La forêt des coraux meurt sous les polymères
La mer se retire et mon rivage est nu
Ce qui fut hier aujourd’hui n’est plus
L’absence est contagieuse ; elle occupe l’espace
On a beau te dire qu’avec le temps ça passe
ça ne passe pas… Tu es toujours là
Ton absence pour moi prend beaucoup de place
Et le monde a changé pour toujours de visage
Je marche sans raison sur une longue plage
(Le 29/07/2024)
3. La mémoire
Je ne suis plus sans toi que la moitié de moi
Et même mon passé par morceaux disparaît
Avec toi la moitié de mes souvenirs part
Ce qui fut s’est perdu dans le fond d’un tiroir
Car ce qu’à deux nous avons vécu jamais
Nous n’en avons conservé même mémoire
On vit les mêmes choses et pas les mêmes choses
Comme placés de part et d’autre d’un miroir
(Ma mémoire est faite d’images, de climats
La tienne gardait trace des dates et des faits
Sur toi j’accoutumais de me reposer)
Moi qui ne vivais toujours que de projets
Vivrai-je maintenant surtout de souvenirs ?
Mais vivre en souvenir c’est déjà mourir.
(Le 31/07/2024)
4. L’Arc-en-ciel
Comment pouvais-tu ne pas te trouver belle ?
D’emblée ton visage avait su me charmer
Tu avais l’air mutine, espiègle, et décidée
Dans ton ciré jaune je t’avais trouvée belle
Et douce sous ton pull aux allures de nuage
« Toutoune » est le surnom que je t’avais donné
(Ce secret entre nous était très partagé)
Nous étions lycéens et c’était de notre âge
Nous n’avons pas toujours vécu sur un nuage
Et nous avons connu des grains et des orages
Pourtant nous chevauchions toujours des arcs-en-ciel
Et jamais nous n’avons abjuré l’embellie
Qui promet de percer dans le ciel le plus gris.
Ah ! C’est le fait d’aimer qui rend plus beaux et belles.
(Le 1er août 2024)
5. La blessure
Ô cette grande douleur que j’ai de toi
Et cette blessure qui ne se ferme pas
Et tous ceux qui viennent, sans le faire exprès,
Pour me consoler appuyant sur la plaie…
Je me sens parfois comme un lac d’eau salée
Perdu en montagne et qui va déborder
Derrière le frêle barrage des paupières
Une retenue d’eau menaçant la terre
Je sais qu’il est normal, bien sûr, de pleurer
Quand je suis tout seul ou que je parle d’elle
Il n’y a là nulle honte ; c’est naturel
Me dit-on… Sans doute un jour va tarir
le clair ruisseau des pleurs et puis pour finir
Restera la combe à sec et ravinée.
(Le 1er août 2024)
6. Le ballon captif
Depuis que tu n’es plus tout semble irréel
Tel un ballon-sonde géostationnaire
Je flotte dans les airs par-dessus la ville
Indifférent désormais à bien des choses
Ce qui hier m’aurait causé du souci
(par exemple une saisie pour impayé
car j’aurais accumulé trop de PV)
aujourd’hui pour un peu me ferait sourire
Je suis un peu ailleurs, j’ai changé d’habits
Ma voiture aussi s’est faite une autre tête
Le monde autour de moi porte un masque blanc
Je suis un ballon-sonde au-dessus des toits
(Libre et captif, car toujours relié au sol
par le filin de ceux qui comptent sur moi).
(le 3/08/2024)
7. La rivière
Tu étais pour moi la plus claire des rivières
Et je me baignais dans l’eau de ta fraîcheur
J’ai fait l’expérience de ta transparence
J’ai connu tes remous, tes galets glissants
Et le jeu qu’y faisaient l’ombre et la lumière
Je fus arpentant ta berge le pêcheur
Qui plonge inlassable sa ligne et relance
Et le poisson qui remonte le courant
Tu fus près de moi la rivière au soleil
qui dort et murmure et me parle au réveil
Je fus l’eau qui court et la terre qui l’enserre
J’ai connu tes crues tes moments de torrent
Et j’ai vu aussi tes forces faiblissant
Mais jamais n’ai cru m’exiler au désert.
(Le 3/08/2024)
8. Le chemin
aux enfants
« Je suis sur un chemin, il n’y a rien au bout »
m’as-tu dit vers la fin, allongée près de moi
La mort c’est la vie qui continue sans nous
La vie continue, amour, mais pas pour toi
Dont la vie pourtant m’importait tellement
Mais le chemin ouvert par toi va plus loin
Nos propres enfants le tracent en marchant
Où les mènera-t-il ? Nous n’en savons rien
Qu’ils ne tournent pas comme des écureuils
Dans leur cage prisonniers d’une existence
Sans joie et sans espoir, privée de tout sens
Tu voulais qu’ils sachent s’aimer, s’entraider
S’épauler pour mieux surmonter les écueils
Que la vie leur soit comme un tour de potier !
(le 3/08/2024)
9. Le cadeau
Quand tout est passé, que cela semble court !
Que restera-t-il de cinquante ans d’amour ?
Aimer c’est se donner ; c’est aussi donner
Ce qu’on peut aux autres, un sourire, un baiser
Une caresse, un câlin dans la nature
Ou peut être aussi un pot de confitures
Pour une enfant une robe de princesse
(De coudre pour elle tu n’auras eu de cesse)
Une chanson douce pour conjurer la nuit
Un livre, une idée, ouverte comme un fruit
(Les humains ne se font pas assez de bien…)
Un repas partagé, un combat généreux
Pour faire le monde un peu moins malheureux
A défaut, un poème pour dire que l’on aime.
Le 3/08/2024
10. Le rosier
Le dernier mot d’amour qu’à mi-voix tu m’as dit
« Je t’aime tellement… » fut le premier aussi
(Nature, tu étais à ta façon pudique)
Le monde autour de nous prend des airs d’incendie
Au milieu de ces cendres qu’il faut traverser
tu étais femme-flamme, une fleur écarlate
mais épineuse aussi… tu renaîtras rosier
De l’eau des souvenirs je saurai t’abreuver
Pareil au coudrier le lierre s’est noué
comme le chèvrefeuille au buis de notre puits
(Il y a tant de ronces qu’il nous faudra couper)
La viorne a envahi le pays de nos nuits
Même éborgnée l’aurore aura raison des guerres
L’arbre de nos amours fleurira sous la terre.
(Le 4/08/2024)