Le poète palestinien Mahmoud Darwich est mort le 9 août, loin de chez lui, aux Etats-Unis, pendant une intervention chirurgicale. Il souffrait du cœur… une malformation des artères. Peut-être cela contribuait-il à la sorte de timidité, de fragilité qui émanait de lui. Ce grand poète qui, de son vivant fut transformé, dans une certaine mesure malgré lui, en symbole de la Palestine, cet intellectuel profond et influent était aussi un homme timide. Les rares fois où je l’ai croisé, j’avais été frappé par l’impression de réserve, de distance qui l’entourait.
Mahmoud Darwich est né en 1942, dans une famille d’agriculteurs du village de Birwa, près de Saint Jean d’Acre. En 1948, comme des milliers de Palestiniens, il a été chassé avec sa famille (ce que les Palestiniens appellent la Naqba) et son village a été rasé. Etranger dans son propre pays, assigné à résidence pendant plusieurs années à Haïfa, entre le mont Carmel et la mer, il quitta Israël en 1970, alors qu’il participait à une délégation de la jeunesse communiste. Il a ensuite longtemps vécu en exil, à Beyrouth, au Caire, à Paris… Pour revenir, après les accords d’Oslo, à Ramallah, où il a pu reprendre un temps la publication de sa revue, al-Karmel. Mais là non plus, il n’a pas connu vraiment le repos. Sa maison y fut saccagée par l’armée israélienne (comme celle de Neruda l’avait été par les sbires de Pinochet). Et il dût reprendre le chemin de l’exil.
Dès ses premiers poèmes, sa voix fut identifiée à celle de son peuple. Son poème sur le laissez-passer imposé aux Palestiniens, « Inscris : je suis arabe… », a été perçu comme la revendication d’une fierté retrouvée. Et, par la suite, Darwich eut souvent à se défendre de la tentation chez beaucoup de ses lecteurs de l’enfermer dans ce rôle de porte-drapeau… Non pas qu’il refusât le drapeau… La génération des pères avait perdu la terre, celle de Darwich découvrit la révolution. Dans son village explique-t-il, « tout le monde aimait bien le communisme ». Lui-même fut d’ailleurs membre du parti communiste, le Rakah, jusqu’en 1993. Puis, il rejoignit l’OLP qui lui semblait un cadre plus large pour l’action. Olp qu’il quitta à son tour, quelques années plus tard. Jamais il n’a abandonné ses convictions ni tourné le dos à la nécessité de la conscience et de l’action politique. Mais, d’une façon de plus en plus affirmée au cours des années et des quelques vingt recueils publiés, il n’a cessé de faire effort pour dégager la poésie palestinienne de la tentation de la réduire à son seul contenu politique. Longtemps il a réclamé une lecture « innocente » de ses poèmes ; mais, même dans ses textes les plus intimes, note-t-il, ses lecteurs avaient tendance à y voir des allusions à la « cause ».
Ce qui lui importait au plus haut point, c’était le contenu humain de la poésie, dans toute sa complexité. « C’est ce souci de l’Homme, dit-il dans un entretien, qui donne à la poésie son feu et lui assure la pérennité, au-delà de ses conditions historiques propres. » Dès ses premiers poèmes, il donne à la Palestine non seulement une voix mais des visages. Celui par exemple de sa mère Hourryia. Et la patrie perdue s’identifie à l’odeur de son café. Mais à l’ennemi aussi, il restitue son visage humain. Comme dans le beau poème sur le « Soldat rêvant de lys blancs », où il fait le portrait d’un de ses voisins, israélien, enrôlé dans l’armée et pour qui aussi, la patrie « c’est de boire le café de sa mère et de rentrer au soir ». Ou dans les poèmes consacrés à Rita, la jeune israélienne qu’il a aimée et ne pouvait pas aimer. « Entre Rita et mes yeux, un fusil », écrit-il dans un poème célèbre.
Yannis Ritsos (qui ne fut pas sans exercer une certaine influence sur lui) disait du style de Mahmoud Darwich qu’il était « épico-lyrique ». « Lyrisme épique », la formule convenait à Darwich dont la poésie mêle les voix des individus concrets à la tragédie de l’histoire collective. Darwich a inventé le « poème ouvert », une forme où se retrouvent, dans un même poème, plusieurs voix et plusieurs thèmes qui peuvent être antagoniques. Toujours, cette passion de la complexité, cette volonté de réunir les éléments épars du réel et du rêve, qui est, dit-il, « la région du poème ». Prolongeant à sa façon la grande tradition de la poésie arabe, avant-même Mutannabbî, depuis les odes anté-islamiques des Mu ‘Allaqua, qui fait une grande place à l’allégorie et l’éloge, il porte à un point rarement atteint avant lui l’art de la métaphore, parfois jusqu’à l’ivresse, accueillant dans son poème tout ce qui fait la vie et lui donnant valeur de signe. Né sur la terre natale des symboles, où le mythe est omniprésent (et même terriblement pesant quand il sert à justifier l’inacceptable), Darwich cherche à traverser le mythe pour atteindre le familier. Dans le même temps, il confie au poème le projet de créer sa propre mythologie, d‘écrire à nouveau le Livre de la Genèse. Lui qui fut marxiste, assume l’héritage de la Bible, l’héritage musulman, juif et chrétien. Le Messie sur sa croix est un Palestinien. Mais au-delà des drames de l’histoire, si la Palestine est aussi une métaphore, tout homme est comme un Palestinien, en exil, confronté à la solitude, devant affronter le deuil et renaître. La poésie de Darwich vit dans son voyage jamais achevé vers le poème, le franchissement permanent des frontières et sa métaphore centrale est sans doute celle de la résurrection.
Il faut noter qu’au-delà de la place qui est la sienne, la poésie palestinienne d’aujourd’hui est riche d’une grande diversité de voix. Dans la poésie arabe, les poètes palestiniens occupent une position particulière. Ils ont non seulement rejoint depuis longtemps le mouvement de la modernité arabe contemporaine (qui n’a rien à envier à la nôtre), mais l’exil les a souvent conduits à s’ouvrir aux autres poésies du monde, anglaise, française, grecque, espagnole, allemande… Et si l’influence de Darwich est forte, cette poésie palestinienne d’aujourd’hui est très diverse et bien vivante. Et nombreux sont les poètes arabes et palestiniens qui cherchent aujourd’hui dans une tout autre voie que la sienne. Mais le fait majeur à mes yeux est que cette poésie, bien que confrontée à l’urgence et au drame collectif, ne se résume pas au slogan ni à l’immédiateté. A son meilleur, cette poésie qui vient d’un des épicentres de la douleur humaine, est une grande œuvre de beauté, de caractère universel et qui passe les frontières. En cela, tous, à leur façon, sont héritiers de Darwich.
PS : Les recueils de Darwich, traduits notamment par Abdellatif Laabi et Elias Sanbar, sont disponibles aux éditions de Minuit, Actes Sud et Gallimard. Pour se faire une idée de l’ensemble de la poésie palestinienne, voir l’anthologie « La poésie palestinienne contemporaine », traduite par A. Laabi, au Temps des Cerises.
article paru dans Le Manifeste, septembre/octobre 2008