Archive de la catégorie ‘Poètes’

Souvenir des jours de terreur au patelin-Heine

Mercredi 25 mars 2020

Heinrich_Heine portrait 2

Souvenir des jours de terreur au patelin*

Nous, bourgmestre et sénateurs,
En vrais pères de la ville, nous adressons
À nos fidèles concitoyens de toutes les classes,
L’avis suivant :

Ce sont les étrangers, venus d’ailleurs,
Pour la plupart, qui parmi nous ont semé
L’esprit de rébellion. Pareils pécheurs,
Dieu soit loué ! sont rarement enfants du pays.

Ils sont aussi, pour la plupart, négateurs de Dieu ;
Celui qui se dresse contre son Dieu,
Finira, en renégat, par s’opposer
Aux autorités terrestres.

Obéir à l’autorité est
Le premier devoir du Juif et du Chrétien.
Chacun doit fermer boutique,
Dès la tombée du jour, qu’il soit Juif ou Chrétien.

Tout attroupement de plus de trois personnes
Doit se disperser.
Personne ne doit être vu
Dehors, la nuit, sans lumière.

Chacun doit déposer les armes
Dans la Maison des Guildes ;
De même les munitions de toutes sortes
Doivent être laissées au même endroit.

Celui qui sera trouvé  dans la rue à raisonner
Sera immédiatement fusillé.
Raisonner par gestes
Sera aussi sévèrement puni.

Faites confiance à vos magistrats
Qui défendent l’État avec affection et piété
Par une conduite clémente et pleine de sagesse ;
Ce qui vous vous signifie : Fermez-là !

Henri Heine

(in Henri Heine, le Tambour de la liberté,
traduit de l’allemand par Francis Combes,
Le Temps des Cerises, 2007)
*« Erinnerung aus Krähwinkels Schrekenstagen », in Gedichte 1853-1854.
(C’est le Sénat de Hambourg qui est visé).

Das Lied von der Moldau – Bertolt Brecht

Samedi 18 janvier 2020

Brecht

Le Chant de la Moldau

Au fond de la Moldau roulent les galets
Trois empereurs dans Prague gisent enterrés.
Nul grand ne reste grand, ni petit le petit.
La nuit compte douze heures et puis voici le jour.

Changent les temps. Et les plus gigantesques plans,
Des puissants  à leur tour finissent par échouer.
Et qu’ils s’en aillent, paradant, comme des coqs sanglants,
Changent les temps ; nulle puissance n’y peut rien.

Au fond de la Moldau roulent les galets
Trois empereurs dans Prague gisent enterrés.
Nul grand ne reste grand, ni petit le petit.
La nuit compte douze heures et puis voici le jour.

Trad. Francis Combes
Galets

Das Lied von der Moldau

Am Grunde der Moldau wandern die Steine
Es liegen drei Kaiser begraben in Prag.
Das Große bleibt groß nicht und klein nicht das Kleine.
Die Nacht hat zwölf Stunden, dann kommt schon der Tag.

Es wechseln die Zeiten. Die riesigen Pläne
Der Mächtigen kommen am Ende zum Halt.
Und gehn sie einher auch wie blutige Hähne
Es wechseln die Zeiten, da hilft kein Gewalt.

Am Grunde der Moldau wandern die Steine
Es liegen drei Kaiser begraben in Prag.
Das Große bleibt groß nicht und klein nicht das Kleine.
Die Nacht hat zwölf Stunden, dann kommt schon der Tag.

Bert. Brecht (« Schweyk im Zweiten Weltkrieg »)

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Attila József – Le Mendiant de la beauté

Jeudi 5 juin 2014

Je viens de faire paraître au Temps des Cerises éditeurs, un choix de poèmes du grand poète hongrois Attila Jozsef, en édition bilingue, traduit par Cécile Holdban, Georges Kassai et moi-même. Quelques extraits…

Mise en page 1

 

Megfáradt ember

A földeken néhany komoly paraszt
hazafele indaul hallgatag.
Egymás mellett fekszünk: a folyó meg én,
gyenge füvek alusznak a szívem alatt.

A folyó csöndes, nagy nyugalmat görget,
harmattá vált bennem a gond és teher;
se férfi, se gyerek, se magyar, se testver,
csak megfáradt ember, aki itt hever.

A békességet szétosztja az este,
meleg kenyeréből egy karaj vagyok,
pihen most az ég is, a nyugodt Marosra
s homlokomra kiülnek csillagok.

1923. aug.

L’homme fatigué

Par les champs, quelque grave paysan
taciturne s’en retourne chez lui.
Étendus côte à côte, le fleuve et moi,
Sous mon cœur s’endort l’herbe tendre.

Le fleuve roule son flot large et calme,
mon fardeau de soucis se change en rosée ;
ni homme, ni enfant, ni Hongrois, ni frère,
là est seulement couché un homme fatigué.

Le soir dispense l’apaisement,
c’est un pain chaud dont je suis un morceau,
le ciel aussi se repose sur le calme Maros*
et sur mon front viennent s’asseoir les étoiles.

Août 1923

* Rivière du sud de la Hongrie qui se jette dans la Tisza.

 

sculpture AJ

Tiszta szívvel

Nincsen apám, se anyám,
se istenem, se hazám,
se bölcsőm, se szemfedőm,
se csókom, se szeretőm.

Harmadnapja nem eszek,
se sokat, se keveset.
Húsz esztendőm hatalom
húsz esztendőm eladom.

Hogyha nem kell senkinek,
hát az ördög veszi meg.
Tiszta szívvel betörök,
ha kell, embert is ölök.

Elfognak és felkötnek,
áldott földdel elfödnek
s halált hozó fű terem
gyönyörűszép szívenem.

1925. márc.

Cœur pur

Je n’ai ni père, ni mère,
ni dieu, ni patrie,
ni berceau, ni linceul,
ni baiser, ni maîtresse.

Voilà trois jours que je ne mange
ni beaucoup ni peu.
Mes vingt ans, c’est ma puissance.
Mes vingt ans, je les vends.

Si personne ne les veut,
Que le diable les prenne.
le cœur pur je force les portes,
Et s’il faut, la mort j’apporte.

On m’attrape et on me pend,
En terre bénie on m’étend,
de la mort la mauvaise herbe
pousse sur mon cœur superbe.

Mars 1925

Tedd a kezed…

Tedd a kezed
homlokomra,
mintha kezed
kezem volna.

úgy őrizz, mint
ki gyilkolna,
mintha éltem
élted volna.

úgy szeress, mint
ha jó volna,
mintha szívem
szíved volna.

1928. máj.-jún

Là sur mon front…

Là sur mon front
pose ta main
comme si ta main
était ma main.

Serre-moi fort
comme à la mort
comme si ma vie
était ta vie.

Et aime-moi
comme à bonheur
comme si mon cœur
était ton cœur.

Mai-juin 1928

traduits du hongrois par Francis Combes

Sárga füvek

Sárga füvek a homokon
Csontos öreg nő ez a szél
A tócsa ideges barom
A tenger nyugodt, elbeszél

Dúdolom halk leltáromat
Hazám az eladott kabát
Buckákra omlott alkonyat
Nincs szivem folytatni tovább

Csillan a nyüzsögő idő
Korallszirtje, a holt világ
A nyirfa, a bérház, a nő
Az áramló kék égen át

1933 (?)

Les herbes jaunes

Des herbes jaunes sur le sable
Ce vent est une vieille pleine d’os
La flaque, un bœuf coléreux
La mer est calme, elle divague

Je sifflote mon inventaire
Mon foyer est un manteau bradé
Le couchant inondant la butte
Je n’ai plus le cœur à continuer

Le temps fourmille et étincelle
Son récif de corail est un monde défunt,
Le peuplier, l’immeuble, la femme
Par-delà le bleu qu’inonde le ciel

1933 (?)

Látod?

A nap kigyulladt vonata elrobogott
Egykedvü küszöböm előtt.

Eredj csak.
A te lábaid nyoma
Nem fáj már néki többé.

Csönd van
Csak egy csobbanás:
Kövér halamat visszaadom a folyónak
Egy surranás:
Gyönge madaram visszaadom a mezőnek
Eredj csak
Elfedezi megcsorbult levelét
A virág.

Látod?
Már esteledik.

1925 ősze

Tu vois ?

Le train lumineux du soleil a filé
Devant mon seuil indifférent.

Pars donc.
La trace de tes pas
Ne peut plus lui faire de mal.

Le silence règne,
Juste un clapotis,
Je rends mon gros poisson au fleuve
Un bruissement d’ailes
Je rends mon frêle oiseau aux champs
Pars donc
La fleur
Cache ses feuilles flétries

Tu vois ?
Le soir tombe déjà.

Automne 1925
Traduits par Cécile Holdban

AJ

Erőének

Derekamban tizenhétéves izmok ringatóznak
És szemem meg nem csorbul a horizontnak az élén.
Én vállamra veszem a Tavaszt
S a szívemnek hozom el.
Bírom vonszolni Időtlenségem igáját
És térdeim nehezebb súlyú sóhaj alatt is
Meg nem rogyadoznak.
Én magamban rejtem a tűzokádót,
De ajkaim keserű rimeknek a bánatát facsarják.
Talpam alatt gúlák világa porladozik szét
És a végtelen Nap ideszédült lelke
Égbebillenő fejem koszorúzza.
Összeszorított öklömről a sebek lecsöpögnek
S én még tudok is alázattal borulni
Anyám begyepesedett koporsójára.

1922. ápr.

Chant de la force

Des muscles de dix-sept ans se bercent dans mes reins,
Et l’horizon n’a pas encore ébréché mes yeux,
Je charge le Printemps sur mes épaules
Et le transporte jusqu’à mon cœur.
Je suis assez fort pour traîner le joug de mon Intemporalité
Et le poids de mes soupirs
Ne fait pas fléchir mes genoux.
Je dissimule en moi des cracheurs de feu,
Mais mes lèvres triturent le chagrin de rimes amères,
Mes pieds écrasent un monde de pyramides,
Et l’âme vertigineuse du Soleil infini
Entoure ma tête qui frôle le ciel.
Les plaies dégouttent de mes poings serrés
Et je sais encore m’écrouler avec humilité
Sur la tombe de ma mère couverte de mauvaises herbes.

Avril 1921

Ad sidera

Anyám, ki már a messzi végtelen vagy
S nem gyötrődöl, hogy nincs kenyér megint,
Nem sáppadsz el, ha szűkös este int,
Hogy kis rikkancs fiad vérébe jajgat.

Anyám, ki már a néma végtelen vagy
S borús szemed fiadra nem tekint,
Ó meg ne lásd az ólom-öklü Kínt -
Miatta zúg e tört, betegre vert agy.

Anyám, falatkenyért sem ér az élet!
De nagy hitem van s szép jövőnek élek:
Ne orditson pénzért gyerektorok

S tudjon zokogni anyja temetésén.
S ne rúgjon még az Ember szenvedésén
A Pénz.

1923. jan. 19.

Ad sidera

Ma mère, qui es désormais l’Infini lointain,
Qui ne te tourmentes plus quand le pain vient à manquer,
Ne blêmis pas, quand un soir nécessiteux
T’avertit que ton fils, vendeur de journaux, baigne dans son sang.

Ma mère qui es désormais l’Infini muet,
Et dont les yeux sombres ne regardent pas ton fils,
Ne repère pas la Souffrance au poing de plomb,
Qui fait bourdonner ce cerveau brisé, battu à mort.

Mère, la vie ne vaut pas un bout de pain,
Mais j’ai grande foi et vis pour un bel avenir,
Il ne faut pas que les gosiers d’enfants crient pour de l’argent !

Il faut qu’ils sachent pleurer à l’enterrement de leur mère,
Il ne faut pas que la souffrance humaine
Soit aggravée par le coup de pied de l’argent !

19 Janv. 1923

traduits par Georges Kassai.

Attila  József
(préface)
bste AJ

Attila József est né le 11 avril 1905, dans un faubourg de Budapest, Ferencváros (« la ville de François », du nom de l’empereur d’Autriche), qui, en dépit de ce nom impérial, était un quartier ouvrier, d’entrepôts, d’usines, d’abattoirs et de docks le long du Danube.
Le père d’Attila, áron, était ouvrier savonnier. C’était un homme de caractère semble-t-il fantasque. Il quitta le domicile conjugal quand le petit Attila n’avait que trois ans, laissant sa femme, Borbála Pőcze, sans ressources et avec trois enfants en bas âge. Après le départ de son mari, Borbála tenta de subsister en faisant des ménages et en lavant le linge des autres. Mais elle était de santé fragile et n’avait pas les moyens d’élever ses enfants. Le jeune Attila fut donc confié à l’Assistance publique qui l’envoya à Öcsöd, à la campagne, dans une famille de paysans. « C’est là que je vécus jusqu’à l’âge de sept ans. Je travaillais comme le font en général les enfants pauvres de la campagne ; je gardais les cochons », raconte Attila dans sa brève autobiographie Curriculum vitae. Cette expérience, la séparation d’avec sa mère et la vie pauvre, à la campagne, marqua pour toujours le futur poète.
Revenu parmi les siens, il commence à lire et à s’intéresser aux romans et à la poésie. Notamment à celle d’Endre Ady, figure majeure de la poésie hongroise du début du XXe siècle, autour duquel s’était formée la revue Nyugat (« Occident »).
Le jeune homme vit son adolescence dans le contexte dramatique de la guerre de 14-18 et de la République des conseils, la Commune hongroise, qui est écrasée en 1919. La même année, sa mère meurt. Son souvenir hantera toujours Attila József qui a écrit, à son sujet, quelques-uns des poèmes les plus émouvants et les plus populaires de la poésie hongroise.
L’Office des orphelins lui choisit alors pour tuteur son beau-frère, Ödön Makai, relativement aisé qui lui permettra de faire des études. Attila travaille pendant plusieurs mois à bord de péniches, en même temps qu’il prépare les examens pour entrer en quatrième de Cours complémentaire, sans suivre les cours.
à dix-sept ans, alors qu’il est élève de seconde au collège de Makó, dans la région de la rivière Tisza, il publie son premier recueil : Mendiant de la beauté (titre que nous avons retenu pour le présent choix de poèmes car il est à certains égards emblématique de toute son œuvre). Il est soutenu par le poète Gyula Juhász qui l’aide à faire paraître le livre et lui écrit une préface.
En 1923, il quitte la province, pour « monter » à Budapest où il travaille dans une librairie puis une banque et passe le baccalauréat. Puis, il retourne à Szeged, dans le sud de la Hongrie, pour entrer à la faculté suivre des études de hongrois, de français et de philosophie.

Ses poèmes sont publiés dans les revues et les journaux, ce qui lui vaut rapidement un début de reconnaissance et de premiers ennuis. En 1924, il est poursuivi pour blasphème devant un tribunal pour son poème « Le Christ révolté » (Lázadó Krisztus). Le jeune homme commence à s’affranchir de l’influence de la religion et à se forger une conscience politique. Il adhère au parti social démocrate et fréquente les cercles militants et intellectuels.
Un deuxième poème, « Cœur pur » (Tiszta szivvel) lui vaut un nouveau conflit avec les autorités universitaires et son professeur, Antal Horger, qui lui déclare : « à un homme qui écrit de telles choses nous ne saurions confier l’éducation des générations futures ».
Il s’exile alors pour Vienne où il s’inscrit à l’université. Là, il fréquente la communauté hongroise, notamment le château de la famille Hatvany, un mécène en exil qui lui donne les moyens d’aller faire un séjour à Paris. Il passe un an en France (de septembre 1926 à août 1927). Il s’inscrit à la Sorbonne et son existence à Paris est celle d’un étudiant pauvre, qui vit, dit-il, « de lait, de fromage et de poèmes ». Période de rencontres (avec Tzara, Seuphor…) et de lectures nombreuses, notamment celles de Villon (son vrai frère en poésie) qu’il traduit en hongrois. Mais il se met aussi à étudier Lénine et la littérature marxiste. Il écrira plus tard qu’à cette époque, il était « anarcho-communiste ». Après un séjour en été au bord de la Méditerranée, à Cagnes-sur-Mer, il rentre à Budapest.
Dans les années vingt, son activité de poète est intense et il subit de nombreuses influences ; celles de la génération de Nyugat, celle de la poésie française, celle de l’expressionisme allemand, mais aussi celle de l’avant-garde qui, en Hongrie, s’exprime à travers la revue Ma (« Aujourd’hui ») du poète Kassák Lajos.
C’est aussi dans cette période qu’il connaît une déception sentimentale, après être tombé amoureux de Márta Vágó, une jeune fille d’une famille aisée.
« Je m’épris d’une fille fortunée, écrit-il, mais par sa classe, elle me fut ravie »…
En 1929, paraît son recueil Ni père ni mère, (« Nincsen apám, se anyám ») dans lequel commence à s’affirmer vraiment sa propre voix.
1929, année de la grande crise du capitalisme de l’entre-deux-guerres. Le mouvement ouvrier, brisé par la répression de 1919, sort de sa léthargie. Le 1er septembre 1930, une grande manifestation est organisée à Budapest. Attila József écrit le poème La foule (« Tömeg ») et il se rapproche du parti communiste clandestin auquel il adhère peut-être.
à l’engagement politique se mêle sans doute aussi l’entraînement du cœur. Il vient en effet de faire la connaissance d’une belle militante, Judit Szántó, qui va partager sa vie pendant six ans… Ses rapports avec ses camarades communistes sont complexes. Son engagement a certainement donné une nouvelle dimension à sa poésie. Lui qui avait déjà depuis longtemps clairement conscience d’appartenir au clan des pauvres, nourrit maintenant ses écrits de ses convictions révolutionnaires, ainsi qu’en témoignent des poèmes comme « Socialistes », « Le profit pour les capitalistes » ou « Ouvriers ». Mais les relations ne seront pas toujours simples. La montée du fascisme pousse Attila József à souhaiter un large rassemblement, type Front populaire. Or, la clandestinité favorise plutôt le sectarisme. à cela s’ajoute le caractère du poète, probablement rétif à la discipline de parti et volontiers ombrageux. Le poème, Crève-cœur (« Bánat »), dans lequel il évoque la forêt dont les feuilles bruissent comme des tracts, fait allusion à ces difficultés et au fait qu’il s’est senti exclu, pour un moment seulement, précise-t-il. (Critiqué par des communistes hongrois en exil à Moscou, il est ulcéré de ne pas avoir été invité au Congrès des écrivains soviétiques). à partir de 1934, il semble établi qu’il n’a plus de lien organique avec le parti. Il restera néanmoins marxiste et révolutionnaire jusqu’à ses derniers jours.

Mais la personnalité d’Attila József ne se laisse pas enfermer dans des définitions faciles. C’est qu’il est vivant, intensément, et intensément contradictoire.
Prolétaire et homme des villes, il est aussi un homme de la campagne. La nature est omniprésente chez lui, à la fois délicate et au travail, souffrante et en lutte.
Poète novateur dont les images puisent leur matériau dans la vie moderne, il pratique essentiellement les formes de versification fixes, avec une virtuosité exceptionnelle.
Poète savant, il a comme personne le sens de la chanson populaire.
Poète engagé qui intervient sur la place publique, il est aussi le poète de l’intime.
Il se montre dans ses poèmes capable d’attention envers les manifestations les plus humbles de la vie, en même temps qu’il embrasse l’horizon. Il converse avec la fourmi comme avec les étoiles. Il est en intimité avec l’univers et « tout le touche personnellement », comme il le dit lui-même.
Tempérament profondément mélancolique, voire tragique, il est aussi capable d’exaltation, de joie et d’une formidable fantaisie.
Athée, il n’en continue pas moins de dialoguer avec Dieu.
Marxiste, il s’intéresse passionnément à la psychanalyse dans laquelle il espérait sans doute trouver un remède à son mal de vivre et on peut parler à son sujet de « freudo-marxisme ». (Il suit trois cures psychanalytiques et traduit Wilhelm Reich en hongrois).
Depuis longtemps, son existence déjà difficile du point de vue matériel est rendue plus pénible encore par la souffrance psychique. Régulièrement, il est en proie à la dépression et il doit être hospitalisé à plusieurs reprises. Bientôt, les médecins diagnostiquent une schizophrénie. Plusieurs de ses poèmes disent d’ailleurs ce déchirement qu’il éprouve.
Ses dernières années seront cependant éclairées par un nouvel amour, pour Flóra K., spécialiste en rééducation, qui lui inspire quelques uns de ses plus beaux vers.
Le 3 décembre 1937, Attila József sort de la maison qu’il occupe dans la station de Balatonszárszó, au bord du lac. Il se rend à la gare et se jette sous un train. La veille de l’anniversaire de sa mère.
étrangement, (comme Maïakovski, un autre grand poète révolutionnaire qu’il ne semble pas avoir connu) il avait depuis longtemps annoncé cette fin. Et il avait déjà fait des tentatives. Deux de ses poèmes, dès ses années de jeunesse, évoquent la figure d’une homme couché sur les rails pendant qu’on entend le grondement du train qui approche…

*

Sa conception même de la poésie assume les contradictions qui sont les siennes. Dans une interview, il explique : « La raison essentielle pour laquelle on a besoin du poète, c’est sans doute qu’il est capable de trouver une forme à des réalités contradictoires ».
Et dans une conférence prononcée devant le syndicat des tailleurs, en 1931, (Littérature et socialisme), il développe les conceptions théoriques qu’il a développées parallèlement à son œuvre poétique. On y découvre qu’Attila József est non seulement un poète hyper-sensible mais aussi un philosophe exigeant et pénétrant, obsédé par la quête de la vérité et de la totalité, par ce qu’il nomme « l’absence du monde » à laquelle le poème supplée en recréant un monde dans le monde, un « infini limité ».
Il animera d’ailleurs, dans ses dernières années une revue intellectuelle Szép Szó (Belle parole ou Argument) dans laquelle il pourra exprimer ses idées.
Contrairement aux visions sectaires qui se manifestaient déjà dans les années trente, il affirme dans cette conférence qu’il n’y a pas d’art bourgeois. Il y a l’art et le non-art.
Et il dit : « L’art prolétarien est aujourd’hui art pur. » L’œuvre d’art, et singulièrement le poème, a selon lui pour objectif non la beauté mais la vérité. Réunir l’intuition et la raison. opérer la synthèse des aspects contradictoires de la réalité dans une nouvelle réalité, une « pure totalité indivise ». Ce qui fait la beauté d’une œuvre, c’est son sens, sa capacité à être pleine de vérité humaine, sociale, universelle.
Et ce sens doit s’imposer par les moyens du poème, de l’image et du rythme.
Le poète hongrois du XIXe siècle, János Arany disait dans son « Art poétique » : « Poète, mens, mais ne te fais pas attraper ! ». Attila József lui répond : « Poète, dis la vérité, mais ne te fais pas attraper, car cette vérité doit se révéler à l’analyse. »
*
Les traductions présentées ici nécessitent quelques mots d’explication. « En traduisant un poème, dit Attila József, nous lui prêtons une forme nouvelle conforme à l’inspiration de notre nation ». Chaque langue porte avec elle son univers d’images et de pensée… Traduire Attila József est une entreprise passionnante mais malaisée. Cela tient tout d’abord à la différence des idiomes. Le hongrois est une langue dite agglutinante, dans laquelle l’essentiel des fonctions grammaticales et syntaxiques sont assurées par des suffixes qui changent la physionomie du mot et donnent au hongrois une apparence plus condensée que le français. C’est de plus une langue qui comporte un accent tonique (ce qui est évidemment important en poésie car cela permet de scander le vers, comme dans l’hexamètre ou l’ïambe). Sa musique, pour des oreilles françaises, est surprenante ; à la fois rugueuse et douce. Cette dimension musicale est essentielle dans la poésie de József qui se montre particulièrement savant à cet égard. Essayer de la restituer en français est impossible et pourrait conduire à des contorsions verbales de nature à porter préjudice au sens et à la compréhension des poèmes. Risque qui n’a pas toujours été évité… à chaque traducteur de faire ce qu’il peut. En français, Attila József a bénéficié de superbes adaptations, dues notamment à Eugène Guillevic, Jean Rousselot, Jacques Gaucheron ou Charles Dobzynski. Il fut en effet un temps, dans les années soixante, où des poètes français qui ne parlaient pas le hongrois purent travailler  à cette entreprise de traduction avec des poètes hongrois francophones. L’organisateur de ces échanges était Ladislas Gara. (Il en est sorti plusieurs livres, notamment l’ouvrage de Guillevic, Mes poètes hongrois et le volume des poèmes choisis d’Attila József coédité par les éditions Corvina de Budapest et les éditeurs français réunis, de Paris.)
Récemment, les éditions Phébus ont publié un grand volume qui rassemble l’essentiel de l’œuvre poétique en français, avec la reprise de nombreuses adaptations anciennes et beaucoup de nouvelles traductions, effectuées notamment par Jean-Pierre Sicre, ainsi que Lucien Feuillade, André Prudhommeaux, Jean-Paul Faucher et Georges Kassai.
Le choix bilingue présenté ici est autre. C’est un choix subjectif et volontairement partiel. Il se veut une manière d’introduction à Attila József et est le résultat de la rencontre entre trois personnes : Georges Kassai, un des meilleurs spécialistes du poète, qui a traduit des poèmes de jeunesse jusque-là inédits en français et ses écrits en prose cités ici, Cécile A. Holdban, poète et traductrice plongée depuis son enfance hongroise dans la poésie d’Attila József et moi-même qui aime depuis longtemps ce poète et me suis pour l’occasion replongé dans mes études de hongrois (lesquelles remontent à mes années université). Espérons qu’à nous trois nous saurons faire partager la joie que nous procurent les vers de celui qui n’est pas seulement un très grand poète hongrois, mais certainement l’un des poètes majeurs du XXe siècle.

Francis Combes

Neruda, trente ans après…

Lundi 10 novembre 2008

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Le Chili nous hante… hier soir, dans le hall de la mairie de Pantin, plusieurs centaines de personnes étaient réunies pour dire « Adieu » au compositeur Sergio Ortega, ami et compagnon de Pablo Neruda, musicien chilien exilé en France depuis 1973, auteur notamment de « El pueblo unido » et « Venceremos ».  Après les discours et les chants, après les dernières notes interprétées par les Quilapayun, a résonné dans ce bâtiment vénérable le cri poignant : « Sergio Ortega… presente ! ». Le même slogan de deuil et de dignité que celui qui s’était fait entendre lors de l’enterrement de Neruda, dans Santiago, depuis quelques jours à peine sous la botte de Pinochet. Et nombreux dans l’assistance furent ceux qui en eurent les larmes aux yeux. Car pour beaucoup d’entre nous le Chili, ce pays inconnu situé dans l’autre hémisphère, fut dans les années soixante-dix comme le mot de passe d’un espoir. Espoir en la possibilité d’une transformation révolutionnaire qui serait pacifique et légale. Puis, à la suite du putsch du 11 septembre 1973,  le nom de ce pays longiligne et perdu dans la nuit australe devint à nos yeux synonyme de colère contre la dictature et la barbarie.

Trente ans après le coup d’État de Pinochet, l’opéra que Pablo Neruda et Sergio Ortega avaient composé ensemble, « Splendeur et mort de Joaquin Murieta » a été enfin monté par le Théâtre municipal de Santiago (qui est l’équivalent de notre Opéra) où il a connu un franc succès. Lors de la cérémonie funéraire pour Sergio Ortega (brutalement décédé des suites d’un cancer du pancréas), au milieu des anciens guerilleros et des drapeaux rouges, l’ambassadeur du Chili était venu  représenter son pays (où rôde pourtant toujours le spectre  de Pinochet…). Et le gouvernement chilien a proposé de prendre en charge le retour de la dépouille de l’exilé à Santiago…

Que l’on me pardonne cette introduction personnelle, mais Sergio Ortega fut mon ami pendant plus de vingt ans. Nous avons beaucoup travaillé ensemble, écrit des opéras, des cantates, des pièces, des chansons… Nous avons beaucoup parlé ensemble. Beaucoup refait le monde… (pas assez, bien sûr…) Et j’ai beaucoup appris auprès de lui.  Sergio était un artiste formé par les combats de son peuple pour la liberté. Musicien à la fois savant et populaire, il s’inscrivait dans la lignée de Brecht,  Kurt Weil, Eisler. il avait beaucoup appris de sa collaboration avec Pablo Neruda et m’avait souvent parlé de cette expérience. Comment Neruda se méfiait du folklore et de ses formes figées, mais comment il avait le sens du peuple et une haute idée du rôle du poète. Dans certaines circonstances, écrivait-il, le poète doit pouvoir se faire « barde d’utilité publique ».

Ces derniers temps, je me suis replongé dans la lecture de Neruda et je pense que nous n’en avons pas fini avec lui. Il est né le 12 juillet 1904 (on fêtera donc le centenaire de sa naissance l’an prochain). Et il est mort le 20 septembre 1973… neuf jours à peine après le coup d’État qu’il a eu le temps de stigmatiser, dans les dernières pages de ses mémoires, « J’avoue que j’ai vécu »*, écrites alors qu’il était hospitalisé et mourant, Victime lui aussi du cancer.

Pablo Neruda était issu d’un milieu très modeste. Sa mère est morte de la tuberculose alors qu’il était tout jeune. Son père était cheminot. Il vécut son enfance dans le sud du Chili, le pays du froid et de la pluie. Le contact avec cette nature forte et dramatique l’a profondément marqué et a sans doute laissé en lui cette empreinte de romantisme irréductible dont il ne s’est jamais complètement départi. « La nature me donnait une sorte d’ivresse », écrit-il dans ses mémoires. C’est à son contact, en entendant le chant de la rivière, en se plongeant dans la profondeur des forêts, qu’il a dû éprouver à la fois cet accord avec l’univers, et en même temps ce sentiment irrépressible de débordement de l’être, d’ « enthousiasme » au sens propre du terme devant ce qui vous dépasse, qui pousse souvent à écrire et parfois même à devenir poète. Claude Couffon vient de traduire en français le grand volume des poèmes inédits de jeunesse de Pablo Neruda qui a été récemment retrouvé et publié en espagnol : les Cahiers de Temuco**. Il s’agit de cahiers que le jeune Neruda remplissait de poèmes (au rythme quasiment d’un par jour) alors qu’il avait entre seize et dix sept ans et qu’il confiait ensuite à sa sœur.  Cinquante ans plus tard, comme sa sœur les lui montrait, il écrivait : «  En les lisant, j’ai souri devant la douleur enfantine et adolescente, devant le sentiment littéraire de solitude qui se dégage de toute mon œuvre de jeunesse. L’écrivain jeune ne peut écrire sans ce frisson de solitude, même imaginaire, de même que l’écrivain mûr ne fera rien sans la saveur de la compagnie humaine, de la société ». Il résumait ainsi le parcours d’une vie et d’une œuvre. Il est vrai qu’à lire aujourd’hui ces poèmes de jeunesse du Neruda qui n’est pas encore Neruda, on est frappé par leur spleen, leur accent désespéré. On sent bien sûr les premières influences du jeune poète ; singulièrement l’influence de la poésie symboliste française… Par exemple, l’écho inattendu d’un poète comme Lorrain. Mais d’autres, aussi. Il y a même un poème qui débute par « La chair est triste… ». Mais on ressent aussi le tourment universel de l’adolescent qui s’ennuie dans sa ville de province et attend l’Amour, la Femme, la vraie Vie, qui, par définition, est ailleurs. Ce qui frappe aussi, c’est déjà le souffle, la générosité de l’inspiration en même temps qu’une conscience aiguë de ce qu’il lui reste à gagner pour devenir le poète que nous connaissons. Alors qu’il n’a que seize ans, il porte un jugement définitif sur son œuvre, qu’il juge ratée, parce que, explique-t-il, il n’a pas su parler des gens ordinaires qu’il croise tous les jours dans la rue ! J’y vois pour ma part une grande leçon esthétique. C’est en effet ce qui vous est le plus proche qui est le plus difficile à conquérir  poétiquement. A l’époque, Neruda s’appelait encore Neftali Ricardo Reyes… (C’est pour tromper la vigilance paternelle qu’inquiétait ses premières tentatives littéraires, qu’il prit le pseudonyme de Neruda ; du nom de Jan Neruda qu’il avait lu dans un magazine, alors qu’il ne savait même pas qu’il s’agissait d’un des grands poètes et conteurs de la littérature tchèque). En fait, il lui restait en effet à gagner un pays : le Chili. Il le fit peu à peu. Ses premiers livres : Crépusculaire, Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée*, surtout, puis Résidence sur la Terre *(écrit alors qu’il avait été nommé consul à Rangoon) lui attirèrent vite une belle renommée au Chili et en Amérique latine. Ces recueils, à côté de beaux moments d’exaltation et de joie de vivre, portent l’empreinte de cette nostalgie native, du sceau noir de la solitude dont il retrouvera à plusieurs reprises la mélodie dans ses livres ultérieurs ; accents qui correspondaient sans doute à la sensibilité d’une jeunesse intellectuelle latino-américaine, ailleurs marquée par le modernisme, qui rejetait la réalité qui l’entourait et vivait dans la rêverie de l’Europe. Mais la vie allait se charger de conduire Neruda sur d’autres chemins. Le moment décisif fut sans doute la guerre d’Espagne. A Madrid, il se lia d’amitié avec les poètes de la nouvelle génération d’or espagnole : Garcia Lorca, dont il fut très proche, Rafael Alberti, Miguel Hernandez, Manuel Altolaguire… Il prit fait et cause pour la République espagnole, organisa, notamment avec Aragon, le Congrès des écrivains pour le soutien à l’Espagne républicaine, publia des revues pour la défense de l’Espagne, écrivit un livre superbe, imprimé en pleine guerre civile, sur le front : « L’Espagne au cœur », puis, après la défaite des républicains, fit des pieds et des mains pour sauver des centaines de réfugiés espagnols et leur permettre de s’embarquer pour le Chili, à bord du Winnipeg. Cette bataille qu’il mena avec succès fut de toute sa vie l’un de ses plus grands motifs de fierté. C’est en Espagne que Neruda acquit une conscience politique et devint communiste. C’est aussi en Espagne qu’il trouva les chemins du peuple. « Il n’était pas possible de fermer la porte à la rue, dans mes poèmes », devait-il écrire plus tard.  De retour au Chili, il s’installe à l’Ile noire, en face de l’océan, et forme le projet du  Chant général*  pour raconter l’épopée du continent et de ses peuples. Il se plonge alors dans l’histoire,  la géographie, la botanique et entreprend l’une des plus grandes aventures poétiques du XXème siècle. Du coup, sa poésie, tout en conservant l’héritage précieux de Gongora et de l’Espagne, devient profondément américaine. Elle tend à l’espace, à l’illimité, au grandiose et  rejoint ainsi l’autre grand barde du continent : Walt Whitman.

Les événements retarderont un temps la réalisation de ce projet. En 1945, il est élu sénateur par les mineurs de cuivre et les ouvriers du salpêtre. Quelques temps plus tard, pourchassé par la dictature de Videla, il doit fuir le Chili et passer clandestinement la cordillère à cheval… Mais c’est dans les conditions épiques de cette odyssée qu’il achève le Chant général.

Poète évidemment très engagé, Neruda nous laisse l’exemple d’une poésie particulièrement libre. Libre parce qu’engagé, pourrait-on dire par esprit dialectique. Ce qui n’est pas complètement faux. Mais l’engagement ne suffit pas à faire que l’œuvre soit libre et libératrice. Chez Neruda, même si la raison a le dernier mot, la « folle du logis » de l’imagination est toujours aux premières loges. « Le poète, s’il n’est pas réaliste, est un écrivain mort », dit-il. Mais il ajoute aussitôt : «  le poète qui ne serait que réaliste serait lui aussi un écrivain mort ».

En fait, ce marxiste convaincu (dont on a dit à tort qu’il avait été proche du surréalisme) prône joyeusement une poésie « irréaliste », une poésie qui n’hésite pas à refaire le monde aux couleurs de son désir. Car Neruda est avant tout un grand lyrique.

De lui, comme de mon ami Ortega, j’ai envie de dire qu’il n’a trahi ni l’étoile du peuple, ni celle de la beauté. Ce sont deux étoiles différentes, deux étoiles souvent distantes, mais des plus brillantes. Comme le sont dans notre ciel Mars et Vénus.

 

* J’avoue que j’ai vécu, éditions Gallimard

** Les Cahiers de Temuco, éditions Le Temps des cerises