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Guillevic, ou la fable des hommes

Lundi 10 novembre 2008

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La fréquentation des poètes et des poèmes est ainsi faite qu’il y a dans la vie des moments, des saisons où on se sent plus proche de l’un ou de l’autre, des moments où on éprouve le besoin de revenir vers un poète que l’on a aimé, pour le retrouver, mieux le connaître, le redécouvrir. Le fait est connu…. C’est d’ailleurs la force du poème (ce petit objet d’apparence si fragile) que de se prêter volontiers à la lecture et à la relecture. Le poème ne s’use pas plus on le lit ou le relit. Il résiste et peut même y gagner en profondeur et en beauté. Et ce n’est pas là l’apanage des poèmes hermétiques dont le sens supposé profond se cacherait derrière des formules obscures. Il y a beaucoup de poèmes apparemment tout simples qui présentent cette force, cette richesse, ce clair mystère. J’en ai fait à nouveau l’expérience avec Guillevic en reprenant récemment l’un de ses recueils, que les éditions Seghers, qui semblent fort heureusement redécouvrir leur fond, viennent de rééditer : Terre à bonheur. Et sa relecture m’a poussé à relire tout ce que je pouvais avoir de Guillevic.

J’ai un peu connu Eugène Guillevic et je lui ai rendu de temps en temps visite, dans son appartement de la rue Claude Bernard. Il faisait partie du groupe des écrivains qui, il y a une dizaine d’années, ont participé à la fondation de la maison d’édition qui occupe une grande partie de mon temps. Je garde de ces rencontres un souvenir d’une grande douceur, le souvenir de la bonhomie amusée de Guillevic, assis dans son fauteuil, derrière sa table (pendant que Lucie veillait, tout près…) qui, en quelques mots sobres, trouvait le moyen de dire, comme en passant, des choses essentielles sur la poésie. C’est que, du moins quand je l’ai connu, celle-ci l’occupait tout entier. Il n’était pas ou plus l’homme divisé qui se partage entre les obligations d’une carrière professionnelle et son métier de poète. Il avait atteint cet état, fait de disponibilité et d’attention au monde par lequel il s’attachait, pour reprendre le titre d’un de ses livres d’entretien, à « Vivre en poésie ». Une sorte de sagesse…   Je le revois en train de me donner un petit poème inédit pour la campagne d’affichage poétique que nous menions dans le métro. (Il semblait toujours avoir de nombreux poèmes en réserve, des poèmes qu’il venait de mettre au point et qui seraient rassemblés dans un nouveau livre. Ce poète réputé laconique ne manquait pas de souffle ; c’était en fait un poète abondant et généreux. Je sais qu’il avait connu des périodes de plus ou moins grande créativité, mais dans son grand âge, il me faisait l’effet d’un arbre, un pommier qui aurait donné en toutes saisons non pas des pommes mais des poèmes…) C’était un poème écrit de sa petite écriture droite, sur une feuille de papier qui a jauni mais qui conserve pour moi sa fraîcheur :

 

« Iris

 

Vous me désespérez,

mais je vivrai

comme vivent les hommes

 

qui essaient eux aussi

de fleurir. »

 

C’ est tout simple et ça dit beaucoup… J’y vois pour ma part un de ces « arts poétiques » essentiels dont on trouve de nombreux exemples dans ses livres et pas seulement dans le recueil intitulé « Art poétique ».

On a beaucoup écrit sur la poésie de Guillevic. Des étudiants et des chercheurs lui ont consacré des travaux nombreux. Et c’est justice. On continuera sans doute… sans parvenir à épuiser le personnage. Je m’en voudrais pour ma part de l’enfermer dans une définition, mais j’ai envie de dire qu’il est à mes yeux le grand fabuliste de la poésie française du XXème siècle. Je sais que la fable est un genre décrié, comme toute poésie plus ou moins didactique… C’est que l’on imagine qu’un fabuliste est surtout occupé d’enseigner, alors qu’il peut (comme dans le cas de Guillevic) passer le plus clair de son temps à apprendre. N’est-ce pas pour lui le sens même de l’écriture ?

 « Si je n’écris pas ce matin

je n’en saurai pas davantage »

écrit-il en incipit d’Art poétique. Recueil qu’il dédie d’ailleurs à Jean de La Fontaine. Ce Jean de la Fontaine dont il reconnaît volontiers qu’il fut son maître. « C’est lui qui m’a appris à écrire, en somme. Je l’ai appris par cœur à l’école primaire et il n’a cessé de modeler mon écriture… ses mots, ses vers sont comme gravés. C’est du solide, c’est du net » La Fontaine se servait d’animaux, Guillevic prend pour objets la pierre, l’arbre, la mer, l’assiette, les objets du monde réel.

Le rapprochement a souvent été fait avec Francis Ponge, dont il fut aussi ami. Il est vrai que Terraqué et Le Parti pris des choses ont été publiés tous deux en 1942 et que ces deux livres introduisaient un ton neuf dans la poésie française, en rupture, voire en opposition avec les élans lyriques et les envolées imaginaires du surréalisme. Tous deux ramenaient en quelque sorte la poésie sur terre, avec une démarche quasi-scientifique que l’on a souvent qualifiée de « matérialiste ». Ils ont en effet cela en commun qu’annonçait déjà la poésie de Follain, et qui a contribué à ouvrir de nouveaux territoires au poème. Mais la poétique de Guillevic est très différente de celle de Ponge. Lors d’une conversation que j’avais avec lui, Guillevic me disait, mi-sérieux mi-goguenard, que Ponge regardait les choses de l’extérieur, lui de l’intérieur ! Il est vrai que Ponge ne cesse de tourner autour de l’objet qu’il décrit, avec une telle verve, un tel luxe de détails et d’images que l’objet souvent s’y perd et qu’il semble bien que le sujet véritable du poème soit l’écriture elle-même. Rien de tel chez Guillevic. Pas d’effets de manches… Aussi peu de rhétorique que possible. Ce qui compte, c’est d’aller au cœur des choses ou du moins de s’en approcher. Cette approche n’a rien de facile ni de spontané. Elle est une conquête. Toute la poésie de Guillevic, de Terraqué à Quotidiennes, oscille entre la sensation presque panique de l’altérité du monde extérieur, qui vit très bien sans nous et nous ignore, et en même temps la conscience d’appartenir à ce monde, de partager avec lui des secrets essentiels. C’est une œuvre qui instaure un dialogue (impossible mais toujours recommencé) avec la nature. Dès le premier poème de Terraqué (l’armoire dont il peut tomber « beaucoup de morts : beaucoup de pain » ) s’annonce cette dualité de notre rapport au monde. Le climat général de ces poèmes du début est d’ailleurs dominé par une sorte d’angoisse, de sentiment d’être exclu. On a donné de cette angoisse des clefs de lecture tirées de l’enfance, du rapport difficile à la mère. Explications qui ont sans doute leur vérité. Mais l’expérience est finalement assez universelle. L’angoisse d’être au monde est souvent plus vive dans l’enfance qu’à l’âge adulte. Peu à peu ce sentiment va céder le pas devant ce qui n’est pas seulement une acceptation du monde mais une sorte de conquête sensible du réel.

Dans Quotidiennes, Guillevic écrit :

 

Autrefois,

Quand j’étais gamin,

Je me sentais étranger au monde,

C’était

Comme si je n’en étais pas –

 

Et je me suis appliqué

A m’incorporer à ce tout.

 

Maintenant où s’approche ma fin,

Et je le sais, je le vis,

 

Maintenant

je n’ai plus d’effort à faire

pour sentir pleinement le monde

Seconde après seconde.

 

Il est là, je suis en lui

Je suis à lui.

En lui je me plais. 

 

Le travail du poète, qu’il compare à celui des racines du chêne, est d’aller chercher la vie dans l’obscur et de la ramener à la lumière. C’est un travail d’élucidation. C’est un travail de « creusement », un travail de fond (ou le fond l’emporte sur le souci de la forme, de la musique, par exemple, ou du « beau vers »). En ce sens, Guillevic dont la poésie est un des temps forts de notre modernité, est un « classique », comme son maître La Fontaine, un classique au sens où l’entendait Brecht.

Et c’est un moraliste moderne. De façon plus marquée que La Fontaine, Guillevic ne se contente pas d’utiliser le monde qui l’entoure comme un réservoir d’images pour ses fables. On sait sa méfiance à l’égard de la métaphore et sa préférence pour la simple comparaison, qui devait lui paraître plus honnête, plus modeste, plus réaliste aussi. C’est qu’en se servant des objets du monde réel, il les sert aussi. il cherche à les saisir, à les comprendre et à les sentir. A les pénétrer. Mais aussi « scientifique » et réaliste que puisse être cette démarche, elle n’échappe évidemment pas à l’anthropomorphisme et à l’anthropocentrisme qui marquent toute notre culture et notre tradition humaniste et poétique. Il en est lui-même très conscient qui reconnaît, dans l’entretien déjà cité : « Je suis au centre des choses ».*

Mais du monde qui l’entoure, Eugène Guillevic tire une leçon qui est une leçon de vie et de bonheur, un bonheur indissociable de la lutte pour échapper à l’informe, à ce qui se couche, meurt et se décompose dans l’ombre et l’eau qui stagne, les « suçoirs » ou « l’entonnoir de la solitude » qui vous enferme dans ses parois. Il y a dans toute sa poésie une opposition entre l’étang, l’étendue, le temps qui passe, ce qui descend et ce qui se dresse, ce qui tend à la verticalité : l’arbre, le menhir, la fleur, l’homme… Avec une volonté tenace d’être sur la Terre et la crainte ou le refus qui revient à plusieurs reprises de se changer en nuage, de se dissoudre dans le ciel, d’aller où vous conduit le vent. Tout à fait à rebours d’une vieille tendance « céleste » qui fait du nuage une image même de la liberté.

C’est aussi parce qu’il avait ce souci des hommes debout que Guillevic a pu partager bien des combats de son temps, pour la paix, la justice, une vie plus fraternelle. S’il a quitté dans les années quatre-vingt le parti communiste qu’il avait rejoint en 1942, et s’il a écrit somme toute assez peu de poèmes directement politiques (encore que Charniers, par exemple, en soit un, et des plus réussis), sa pratique de poète reste fondamentalement celle d’un homme attaché au combat pour une vie meilleure. « La terre est mon bonheur », écrivait-il, et c’est au nom des instants du bonheur éprouvé, à côtoyer le buis, l’abeille ou la rose, qu’il refuse de désespérer. Des noces du soleil et de la terre, du spectacle infini d’une nature toujours au travail, toujours en lutte, il tire sa raison d’espérer en l’homme.

Bien sûr, les poèmes de Terre à bonheur sont marqués par l’époque qui les a vus naître : les années cinquante. Et on ne manquera pas de leur reprocher l’optimisme, certains diront le « manichéisme », qui était de ce temps et que bien des événements ont battu en brèche. Mais quelles que soient les déconvenues de l’Histoire, il semble bien que l’espérance soit indéracinable. Et, n’en déplaise aux blasés et aux « pisse-froids »,  à cause de cette « charge d’espérance », la relecture aujourd’hui de ces poèmes est fort rafraîchissante.

 

Francis Combes

 

*  Entretien avec Pascal Rannou (Guillevic, du menhir au poème, Skol Vreizh 1991)

Khlebnikov, chaman ou futuriste ?

Lundi 10 novembre 2008

 

 

 

Il y a des poètes (ils sont nombreux) dont on se sent très vite familier. On les lit et les relit, sans éprouver la surprise de la première fois, mais en ressentant le bonheur des retrouvailles et celui d’accroître par cette lecture son propre univers intérieur, d’un autre monde que l’on s’apprivoise. Vélimir Khlebnikov n’est pas tout à fait de ceux-là. Chaque fois que je prends en main un de ses livres, je ressens la joie de la découverte, avec toujours le même sentiment réjouissant d’étrangeïté (pour utiliser un terme emprunté aux futuristes). S’il y a une obscurité de Khlébnikov, disons-le d’emblée, ce n’est pas dû (comme souvent) au fait qu’il accumulerait à plaisir des allusions autobiographiques connues de lui seul, ou au fait (encore plus fréquent) qu’il masquerait le vide de sa poésie par un fatras de mots. Non, ce qui peut rendre obscur Khlebnikov, c’est la trouée de lumière que ses vers, comme des météores, laissent dans la nuit. Il traverse l’espace et le temps en agglomérant à lui des matériaux étranges rencontrés en chemin, comme les morceaux de glace et de gaz que la chevelure du météorite traîne derrière lui et cet objet volant et cosmique nous parle de l’histoire de l’univers, de sa création et de son avenir.

Ce côté météorique de sa poésie explique sans doute l’influence qu’il exerça sur les autres poètes futuristes russes qui le considéraient volontiers comme un maître. A commencer par Maïakovski. Il était pourtant l’un des plus discrets et des plus silencieux du groupe.

 

ornithologie et mathématiques

 

Victor Khlebnikov (qui devait adopter plus tard le vieux prénom slave de Vélimir, « celui qui commande au monde », jugeant sans doute Victor trop latin), est né le 28 octobre 1885, dans un village de l’Astrakhan, dans la cette région orientale de la Russie où la Volga se jette dans la Caspienne. Son père était un scientifique, un naturaliste et un ornithologue. Et il entraîna ses fils dans des expéditions ornithologiques. Sa mère, historienne de formation, était la cousine d’un des dirigeants du groupe révolutionnaire (on dirait aujourd’hui « terroriste ») « Naradonaïa Volia », la Volonté du peuple. Il est probable qu’elle éleva ses fils dans un esprit d’athéisme et dans le culte de la liberté. Le jeune Victor (qui aura plus tard une image de poète maudit, d’« inadapté social ») connut en fait une enfance heureuse, au contact de la nature, dans les plaines kalmoukes, puis ukrainiennes. Et sa poésie en portera l’empreinte. Adolescent, il va faire ses études au gymnase de Simbirsk, puis à la célèbre université de Kazan (en pays tatar) dont le recteur avait été Nikolaï Lobatchevsky, le premier mathématicien non-euclidien, auquel on trouve de nombreuses références dans ses poèmes. Khlebnikov y suit des études de mathématiques, pour qui il manifestera une admiration proche de la vénération et qui deviendra une des figures tutélaires de ses poèmes. Pendant ces études, Khlebnikov contracte la passion des nombres qui le hantera toute sa vie. Parallèlement à son activité poétique, il poursuivra longtemps un travail de recherche (que les scientifiques trouveront peut-être fantaisiste) sur les nombres qui rythment la vie, la nature, l’histoire. Plus tard, ayant rejoint Pétersbourg,  Khlebnikov se lancera dans l’étude des langues anciennes (le sanscrit et le vieux slave) et là encore, il accumule des matériaux et un goût pour la philologie dont sa poésie va abondamment se nourrir.

 

des symbolistes aux « futuriens »

 

Il écrit ses premiers vers alors qu’il est encore sur les bancs de l’école. Etudiant, il subit l’influence durable du symbolisme (les pièces de Maeterlinck, les poèmes de Balmont)  et se lie à la revue Apollon et au groupe de l’Académie (que fréquentent des poètes acméistes, comme Goumilev et Kouzmine). Mais, bien qu’ils reconnaissent la force de ses poèmes, ces poètes plutôt distingués ne l’accueillent pas vraiment et rechignent à publier ses vers qui doivent heurter leur sens aristocratique du bon goût et une conception de la littérature influencée par la poésie française. Khlebnikov est trop sauvage pour eux, trop irrespectueux et peut-être même un peu barbare. Or, pour Khlebnikov, la Russie n’est pas une province littéraire de la France. Ses débuts seront marqués par le pan-slavisme qui se répandait à l’époque dans certains milieux intellectuels. Il fallait s’affranchir de l’influence de l’occident chrétien, retrouver les racines païennes, slaves et orientales. (D’où son intérêt pour les civilisations exotiques, perses, indiennes, voire égyptiennes.) Khlebnikov participe au mouvement de la sensibilité de son époque, voire à la mode du retour à la mythologie, et au fantastique. Mais il introduit un humour, une insolence plébéienne et anarchisante qui dénote dans les salons. Il se sent déjà entraîné par le torrent de l’histoire et le tumulte révolutionnaire. La Révolution de 1905 a eu lieu. Elle a été violemment réprimée mais la révolution n’est pas vaincue. Il se sépare de l’ « apollonisme » et se lie d’amitié avec le jeune poète Vassily Kamensky, secrétaire de rédaction de la revue « Vesna », (printemps) qui publie son premier texte : « La tentation du pêcheur ». Bientôt se forme un nouveau groupe (où se retrouvent des écrivains, comme les Bourliouk et de jeunes peintres d’avant-garde) dont il devient l’animateur. Ce nouveau mouvement que rejoindront plus tard Maïakovski et Kroutchionnikh, prend d’abord le nom de Hylée (la région qui servit de théâtre aux exploits d’Hercule) parce que les Bourliouk ont une maison près de Kherson, en Crimée. Puis Khlebnikov invente un nom : « Boudetliane », du verbe russe « boudet » (il sera), que l’on pourrait traduire par « futurien ».  Ils se nommeront ensuite eux-mêmes cubo-futuristes, pour se démarquer des futuristes italiens dont ils rejettent l’orientation nationaliste et guerrière. Ils organiseront d’ailleurs une manifestation de chahut à l’occasion de la venue de Marinetti en Russie.

 

le vagabond de la révolution

 

Vélimir Khlebnikov est un tempérament poétique des plus surprenants car des plus riches. Il unit dans le même élan les tentations les plus éloignées et les plus contradictoires : le merveilleux et le réalisme, le prophétisme et l’irrespect, l’esprit scientifique et la propension à la mystification, le goût pour les contes de fées et les civilisations anciennes, en même temps que l’esprit moderne d’utopie et l’audace révolutionnaire. « La patrie de la création est le futur », écrit-il.  Quand vient la révolution, celui que l’on imagine volontiers sous les traits d’un Pierrot lunaire indifférent à l’histoire qui l’entoure, s’engage dans l’action. Comme son camarade Maïakovski, il participe activement aux fenêtres Rosta, (la future Agence Tass) qui fut l’un des principaux organes de la propagande révolutionnaire, réalisant affiches accompagnées de poèmes qui étaient placardées dans les rues ou sur les trains qui circulaient dans le pays. Au moment de la grande famine dans la Volga (la région d’où Khlebnikov est originaire) il écrit des poèmes poignants pour décrire les effets de la catastrophe (parlant des « villages autophages ») et soutenir les actions de solidarité organisées par les nouvelles autorités.

En 1921, il part avec l’Armée rouge participer à la campagne militaire en Iran. Puis, lors de la retraite des armées révolutionnaires, il se perd en chemin, en poursuivant une étrange mouette qui avait une aile blanche et une aile noire. Il erre le long de la mer Caspienne, tombe malade et est recueilli par les pêcheurs persans qui le baptisent « Gul Mullah » (le prêtre des roses). 

Il revient ensuite à Bakou, puis à Piatigorsk (où il travaille à nouveau à l’agence Rosta comme gardien de nuit).

Malade et affaibli, après un séjour à Moscou, il repart pour la région de Novgorod au cours de l’été 1922 et meurt, le 28 juin, dans le village de Santalovo.

 

« la patrie de la création est le futur »

 

Celui qui avait écrit des poèmes mythologiques, parfois inspirés par les traditions chamaniques, les ancienes chansons de gestes (comme le Dit de l’armée d’Igor) ou les contes populaires (tels « Les enfants de la loutre » ou « Le dieu des vierges »), laisse, au milieu d’une œuvre abondante, de grands poèmes épiques, dénonçant la guerre, (« La guerre dans la souricière ») ou soutenant la révolution (« la Blanchisseuse »). Il est aussi l’auteur d’un étonnant poème de science-fiction, « Ladomir » (que l’on pourrait tenter de traduire par « Accormonde »). Les premiers vers de ce monde prennent à nos oreilles une résonance singulièrement actuelle :

« Et les châteaux du commerce mondial

Où luisent les chaînes de la misère

Avec sur le visage joie mauvaise et enthousiasme

un jour tu les réduiras en cendres ».

Au mot d’ordre révolutionnaire, il mêle une vision du futur où les villes voleront, où les glaciers se déplaceront pour rafraîchir les déserts, où les lacs serviront de réserves de nourriture et où toutes les langues de la terre se fonderont dans « un seul langage des mortels ».

 

Le langage, voilà sans doute la grande préoccupation de Khlebnikov. « De tous les mots anciens j’ai fait un fin hachis », écrit-il dans « La guerre dans la souricière ». Mais il ne se contente pas de passer à la moulinette le vieux langage. Il invente joyeusement des mots nouveaux et joue avec les voyelles (dans des poèmes qui nous font penser à cet autre barbare poétique que fut Rimbaud, comme « Bobéobi se chantaient lèvres »… ou « irriez les rieurs »). On sait aussi l’intérêt qu’il portait au langage « zaoum », le langage « transmental », langage d’en-deçà de la langue courante censé parler au subconscient, comme certains mots qui le fascinaient tels les formules magiques qu’il attribue aux sorcières « Chagadam, magadam, vykadam… »
Météore de la poésie futuriste, Khlebnikov fut sans doute l’un des poètes les plus incompris de son temps. Même si après sa mort son œuvre est publiée en cinq volumes (de 1929 à 1933), et même si ses anciens compagnons futuristes le plaçaient au zénith, il ne semble pas qu’il ait laissé de descendance poétique directe. Mais sa trace reste d’une exceptionnelle luminosité.

 

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En France, les poèmes de V. Khlebnikov ont d’abord été connus par la belle traduction de Luda Schnitzer (chez Pierre-Jeran Oswald). Deux volumes de traductions nouvelles, dues à Claude Frioux, viennent de paraître aux éditions de l’Harmattan (dans une édition malheureusement très fautive, mais très illustrée et passionnante).