La fréquentation des poètes et des poèmes est ainsi faite qu’il y a dans la vie des moments, des saisons où on se sent plus proche de l’un ou de l’autre, des moments où on éprouve le besoin de revenir vers un poète que l’on a aimé, pour le retrouver, mieux le connaître, le redécouvrir. Le fait est connu…. C’est d’ailleurs la force du poème (ce petit objet d’apparence si fragile) que de se prêter volontiers à la lecture et à la relecture. Le poème ne s’use pas plus on le lit ou le relit. Il résiste et peut même y gagner en profondeur et en beauté. Et ce n’est pas là l’apanage des poèmes hermétiques dont le sens supposé profond se cacherait derrière des formules obscures. Il y a beaucoup de poèmes apparemment tout simples qui présentent cette force, cette richesse, ce clair mystère. J’en ai fait à nouveau l’expérience avec Guillevic en reprenant récemment l’un de ses recueils, que les éditions Seghers, qui semblent fort heureusement redécouvrir leur fond, viennent de rééditer : Terre à bonheur. Et sa relecture m’a poussé à relire tout ce que je pouvais avoir de Guillevic.
J’ai un peu connu Eugène Guillevic et je lui ai rendu de temps en temps visite, dans son appartement de la rue Claude Bernard. Il faisait partie du groupe des écrivains qui, il y a une dizaine d’années, ont participé à la fondation de la maison d’édition qui occupe une grande partie de mon temps. Je garde de ces rencontres un souvenir d’une grande douceur, le souvenir de la bonhomie amusée de Guillevic, assis dans son fauteuil, derrière sa table (pendant que Lucie veillait, tout près…) qui, en quelques mots sobres, trouvait le moyen de dire, comme en passant, des choses essentielles sur la poésie. C’est que, du moins quand je l’ai connu, celle-ci l’occupait tout entier. Il n’était pas ou plus l’homme divisé qui se partage entre les obligations d’une carrière professionnelle et son métier de poète. Il avait atteint cet état, fait de disponibilité et d’attention au monde par lequel il s’attachait, pour reprendre le titre d’un de ses livres d’entretien, à « Vivre en poésie ». Une sorte de sagesse… Je le revois en train de me donner un petit poème inédit pour la campagne d’affichage poétique que nous menions dans le métro. (Il semblait toujours avoir de nombreux poèmes en réserve, des poèmes qu’il venait de mettre au point et qui seraient rassemblés dans un nouveau livre. Ce poète réputé laconique ne manquait pas de souffle ; c’était en fait un poète abondant et généreux. Je sais qu’il avait connu des périodes de plus ou moins grande créativité, mais dans son grand âge, il me faisait l’effet d’un arbre, un pommier qui aurait donné en toutes saisons non pas des pommes mais des poèmes…) C’était un poème écrit de sa petite écriture droite, sur une feuille de papier qui a jauni mais qui conserve pour moi sa fraîcheur :
« Iris
Vous me désespérez,
mais je vivrai
comme vivent les hommes
qui essaient eux aussi
de fleurir. »
C’ est tout simple et ça dit beaucoup… J’y vois pour ma part un de ces « arts poétiques » essentiels dont on trouve de nombreux exemples dans ses livres et pas seulement dans le recueil intitulé « Art poétique ».
On a beaucoup écrit sur la poésie de Guillevic. Des étudiants et des chercheurs lui ont consacré des travaux nombreux. Et c’est justice. On continuera sans doute… sans parvenir à épuiser le personnage. Je m’en voudrais pour ma part de l’enfermer dans une définition, mais j’ai envie de dire qu’il est à mes yeux le grand fabuliste de la poésie française du XXème siècle. Je sais que la fable est un genre décrié, comme toute poésie plus ou moins didactique… C’est que l’on imagine qu’un fabuliste est surtout occupé d’enseigner, alors qu’il peut (comme dans le cas de Guillevic) passer le plus clair de son temps à apprendre. N’est-ce pas pour lui le sens même de l’écriture ?
« Si je n’écris pas ce matin
je n’en saurai pas davantage »
écrit-il en incipit d’Art poétique. Recueil qu’il dédie d’ailleurs à Jean de La Fontaine. Ce Jean de la Fontaine dont il reconnaît volontiers qu’il fut son maître. « C’est lui qui m’a appris à écrire, en somme. Je l’ai appris par cœur à l’école primaire et il n’a cessé de modeler mon écriture… ses mots, ses vers sont comme gravés. C’est du solide, c’est du net » La Fontaine se servait d’animaux, Guillevic prend pour objets la pierre, l’arbre, la mer, l’assiette, les objets du monde réel.
Le rapprochement a souvent été fait avec Francis Ponge, dont il fut aussi ami. Il est vrai que Terraqué et Le Parti pris des choses ont été publiés tous deux en 1942 et que ces deux livres introduisaient un ton neuf dans la poésie française, en rupture, voire en opposition avec les élans lyriques et les envolées imaginaires du surréalisme. Tous deux ramenaient en quelque sorte la poésie sur terre, avec une démarche quasi-scientifique que l’on a souvent qualifiée de « matérialiste ». Ils ont en effet cela en commun qu’annonçait déjà la poésie de Follain, et qui a contribué à ouvrir de nouveaux territoires au poème. Mais la poétique de Guillevic est très différente de celle de Ponge. Lors d’une conversation que j’avais avec lui, Guillevic me disait, mi-sérieux mi-goguenard, que Ponge regardait les choses de l’extérieur, lui de l’intérieur ! Il est vrai que Ponge ne cesse de tourner autour de l’objet qu’il décrit, avec une telle verve, un tel luxe de détails et d’images que l’objet souvent s’y perd et qu’il semble bien que le sujet véritable du poème soit l’écriture elle-même. Rien de tel chez Guillevic. Pas d’effets de manches… Aussi peu de rhétorique que possible. Ce qui compte, c’est d’aller au cœur des choses ou du moins de s’en approcher. Cette approche n’a rien de facile ni de spontané. Elle est une conquête. Toute la poésie de Guillevic, de Terraqué à Quotidiennes, oscille entre la sensation presque panique de l’altérité du monde extérieur, qui vit très bien sans nous et nous ignore, et en même temps la conscience d’appartenir à ce monde, de partager avec lui des secrets essentiels. C’est une œuvre qui instaure un dialogue (impossible mais toujours recommencé) avec la nature. Dès le premier poème de Terraqué (l’armoire dont il peut tomber « beaucoup de morts : beaucoup de pain » ) s’annonce cette dualité de notre rapport au monde. Le climat général de ces poèmes du début est d’ailleurs dominé par une sorte d’angoisse, de sentiment d’être exclu. On a donné de cette angoisse des clefs de lecture tirées de l’enfance, du rapport difficile à la mère. Explications qui ont sans doute leur vérité. Mais l’expérience est finalement assez universelle. L’angoisse d’être au monde est souvent plus vive dans l’enfance qu’à l’âge adulte. Peu à peu ce sentiment va céder le pas devant ce qui n’est pas seulement une acceptation du monde mais une sorte de conquête sensible du réel.
Dans Quotidiennes, Guillevic écrit :
Autrefois,
Quand j’étais gamin,
Je me sentais étranger au monde,
C’était
Comme si je n’en étais pas –
Et je me suis appliqué
A m’incorporer à ce tout.
Maintenant où s’approche ma fin,
Et je le sais, je le vis,
Maintenant
je n’ai plus d’effort à faire
pour sentir pleinement le monde
Seconde après seconde.
Il est là, je suis en lui
Je suis à lui.
En lui je me plais.
Le travail du poète, qu’il compare à celui des racines du chêne, est d’aller chercher la vie dans l’obscur et de la ramener à la lumière. C’est un travail d’élucidation. C’est un travail de « creusement », un travail de fond (ou le fond l’emporte sur le souci de la forme, de la musique, par exemple, ou du « beau vers »). En ce sens, Guillevic dont la poésie est un des temps forts de notre modernité, est un « classique », comme son maître La Fontaine, un classique au sens où l’entendait Brecht.
Et c’est un moraliste moderne. De façon plus marquée que La Fontaine, Guillevic ne se contente pas d’utiliser le monde qui l’entoure comme un réservoir d’images pour ses fables. On sait sa méfiance à l’égard de la métaphore et sa préférence pour la simple comparaison, qui devait lui paraître plus honnête, plus modeste, plus réaliste aussi. C’est qu’en se servant des objets du monde réel, il les sert aussi. il cherche à les saisir, à les comprendre et à les sentir. A les pénétrer. Mais aussi « scientifique » et réaliste que puisse être cette démarche, elle n’échappe évidemment pas à l’anthropomorphisme et à l’anthropocentrisme qui marquent toute notre culture et notre tradition humaniste et poétique. Il en est lui-même très conscient qui reconnaît, dans l’entretien déjà cité : « Je suis au centre des choses ».*
Mais du monde qui l’entoure, Eugène Guillevic tire une leçon qui est une leçon de vie et de bonheur, un bonheur indissociable de la lutte pour échapper à l’informe, à ce qui se couche, meurt et se décompose dans l’ombre et l’eau qui stagne, les « suçoirs » ou « l’entonnoir de la solitude » qui vous enferme dans ses parois. Il y a dans toute sa poésie une opposition entre l’étang, l’étendue, le temps qui passe, ce qui descend et ce qui se dresse, ce qui tend à la verticalité : l’arbre, le menhir, la fleur, l’homme… Avec une volonté tenace d’être sur la Terre et la crainte ou le refus qui revient à plusieurs reprises de se changer en nuage, de se dissoudre dans le ciel, d’aller où vous conduit le vent. Tout à fait à rebours d’une vieille tendance « céleste » qui fait du nuage une image même de la liberté.
C’est aussi parce qu’il avait ce souci des hommes debout que Guillevic a pu partager bien des combats de son temps, pour la paix, la justice, une vie plus fraternelle. S’il a quitté dans les années quatre-vingt le parti communiste qu’il avait rejoint en 1942, et s’il a écrit somme toute assez peu de poèmes directement politiques (encore que Charniers, par exemple, en soit un, et des plus réussis), sa pratique de poète reste fondamentalement celle d’un homme attaché au combat pour une vie meilleure. « La terre est mon bonheur », écrivait-il, et c’est au nom des instants du bonheur éprouvé, à côtoyer le buis, l’abeille ou la rose, qu’il refuse de désespérer. Des noces du soleil et de la terre, du spectacle infini d’une nature toujours au travail, toujours en lutte, il tire sa raison d’espérer en l’homme.
Bien sûr, les poèmes de Terre à bonheur sont marqués par l’époque qui les a vus naître : les années cinquante. Et on ne manquera pas de leur reprocher l’optimisme, certains diront le « manichéisme », qui était de ce temps et que bien des événements ont battu en brèche. Mais quelles que soient les déconvenues de l’Histoire, il semble bien que l’espérance soit indéracinable. Et, n’en déplaise aux blasés et aux « pisse-froids », à cause de cette « charge d’espérance », la relecture aujourd’hui de ces poèmes est fort rafraîchissante.
Francis Combes
* Entretien avec Pascal Rannou (Guillevic, du menhir au poème, Skol Vreizh 1991)