Archive de la catégorie ‘Khlebnikov’

Khlebnikov, chaman ou futuriste ?

Lundi 10 novembre 2008

 

 

 

Il y a des poètes (ils sont nombreux) dont on se sent très vite familier. On les lit et les relit, sans éprouver la surprise de la première fois, mais en ressentant le bonheur des retrouvailles et celui d’accroître par cette lecture son propre univers intérieur, d’un autre monde que l’on s’apprivoise. Vélimir Khlebnikov n’est pas tout à fait de ceux-là. Chaque fois que je prends en main un de ses livres, je ressens la joie de la découverte, avec toujours le même sentiment réjouissant d’étrangeïté (pour utiliser un terme emprunté aux futuristes). S’il y a une obscurité de Khlébnikov, disons-le d’emblée, ce n’est pas dû (comme souvent) au fait qu’il accumulerait à plaisir des allusions autobiographiques connues de lui seul, ou au fait (encore plus fréquent) qu’il masquerait le vide de sa poésie par un fatras de mots. Non, ce qui peut rendre obscur Khlebnikov, c’est la trouée de lumière que ses vers, comme des météores, laissent dans la nuit. Il traverse l’espace et le temps en agglomérant à lui des matériaux étranges rencontrés en chemin, comme les morceaux de glace et de gaz que la chevelure du météorite traîne derrière lui et cet objet volant et cosmique nous parle de l’histoire de l’univers, de sa création et de son avenir.

Ce côté météorique de sa poésie explique sans doute l’influence qu’il exerça sur les autres poètes futuristes russes qui le considéraient volontiers comme un maître. A commencer par Maïakovski. Il était pourtant l’un des plus discrets et des plus silencieux du groupe.

 

ornithologie et mathématiques

 

Victor Khlebnikov (qui devait adopter plus tard le vieux prénom slave de Vélimir, « celui qui commande au monde », jugeant sans doute Victor trop latin), est né le 28 octobre 1885, dans un village de l’Astrakhan, dans la cette région orientale de la Russie où la Volga se jette dans la Caspienne. Son père était un scientifique, un naturaliste et un ornithologue. Et il entraîna ses fils dans des expéditions ornithologiques. Sa mère, historienne de formation, était la cousine d’un des dirigeants du groupe révolutionnaire (on dirait aujourd’hui « terroriste ») « Naradonaïa Volia », la Volonté du peuple. Il est probable qu’elle éleva ses fils dans un esprit d’athéisme et dans le culte de la liberté. Le jeune Victor (qui aura plus tard une image de poète maudit, d’« inadapté social ») connut en fait une enfance heureuse, au contact de la nature, dans les plaines kalmoukes, puis ukrainiennes. Et sa poésie en portera l’empreinte. Adolescent, il va faire ses études au gymnase de Simbirsk, puis à la célèbre université de Kazan (en pays tatar) dont le recteur avait été Nikolaï Lobatchevsky, le premier mathématicien non-euclidien, auquel on trouve de nombreuses références dans ses poèmes. Khlebnikov y suit des études de mathématiques, pour qui il manifestera une admiration proche de la vénération et qui deviendra une des figures tutélaires de ses poèmes. Pendant ces études, Khlebnikov contracte la passion des nombres qui le hantera toute sa vie. Parallèlement à son activité poétique, il poursuivra longtemps un travail de recherche (que les scientifiques trouveront peut-être fantaisiste) sur les nombres qui rythment la vie, la nature, l’histoire. Plus tard, ayant rejoint Pétersbourg,  Khlebnikov se lancera dans l’étude des langues anciennes (le sanscrit et le vieux slave) et là encore, il accumule des matériaux et un goût pour la philologie dont sa poésie va abondamment se nourrir.

 

des symbolistes aux « futuriens »

 

Il écrit ses premiers vers alors qu’il est encore sur les bancs de l’école. Etudiant, il subit l’influence durable du symbolisme (les pièces de Maeterlinck, les poèmes de Balmont)  et se lie à la revue Apollon et au groupe de l’Académie (que fréquentent des poètes acméistes, comme Goumilev et Kouzmine). Mais, bien qu’ils reconnaissent la force de ses poèmes, ces poètes plutôt distingués ne l’accueillent pas vraiment et rechignent à publier ses vers qui doivent heurter leur sens aristocratique du bon goût et une conception de la littérature influencée par la poésie française. Khlebnikov est trop sauvage pour eux, trop irrespectueux et peut-être même un peu barbare. Or, pour Khlebnikov, la Russie n’est pas une province littéraire de la France. Ses débuts seront marqués par le pan-slavisme qui se répandait à l’époque dans certains milieux intellectuels. Il fallait s’affranchir de l’influence de l’occident chrétien, retrouver les racines païennes, slaves et orientales. (D’où son intérêt pour les civilisations exotiques, perses, indiennes, voire égyptiennes.) Khlebnikov participe au mouvement de la sensibilité de son époque, voire à la mode du retour à la mythologie, et au fantastique. Mais il introduit un humour, une insolence plébéienne et anarchisante qui dénote dans les salons. Il se sent déjà entraîné par le torrent de l’histoire et le tumulte révolutionnaire. La Révolution de 1905 a eu lieu. Elle a été violemment réprimée mais la révolution n’est pas vaincue. Il se sépare de l’ « apollonisme » et se lie d’amitié avec le jeune poète Vassily Kamensky, secrétaire de rédaction de la revue « Vesna », (printemps) qui publie son premier texte : « La tentation du pêcheur ». Bientôt se forme un nouveau groupe (où se retrouvent des écrivains, comme les Bourliouk et de jeunes peintres d’avant-garde) dont il devient l’animateur. Ce nouveau mouvement que rejoindront plus tard Maïakovski et Kroutchionnikh, prend d’abord le nom de Hylée (la région qui servit de théâtre aux exploits d’Hercule) parce que les Bourliouk ont une maison près de Kherson, en Crimée. Puis Khlebnikov invente un nom : « Boudetliane », du verbe russe « boudet » (il sera), que l’on pourrait traduire par « futurien ».  Ils se nommeront ensuite eux-mêmes cubo-futuristes, pour se démarquer des futuristes italiens dont ils rejettent l’orientation nationaliste et guerrière. Ils organiseront d’ailleurs une manifestation de chahut à l’occasion de la venue de Marinetti en Russie.

 

le vagabond de la révolution

 

Vélimir Khlebnikov est un tempérament poétique des plus surprenants car des plus riches. Il unit dans le même élan les tentations les plus éloignées et les plus contradictoires : le merveilleux et le réalisme, le prophétisme et l’irrespect, l’esprit scientifique et la propension à la mystification, le goût pour les contes de fées et les civilisations anciennes, en même temps que l’esprit moderne d’utopie et l’audace révolutionnaire. « La patrie de la création est le futur », écrit-il.  Quand vient la révolution, celui que l’on imagine volontiers sous les traits d’un Pierrot lunaire indifférent à l’histoire qui l’entoure, s’engage dans l’action. Comme son camarade Maïakovski, il participe activement aux fenêtres Rosta, (la future Agence Tass) qui fut l’un des principaux organes de la propagande révolutionnaire, réalisant affiches accompagnées de poèmes qui étaient placardées dans les rues ou sur les trains qui circulaient dans le pays. Au moment de la grande famine dans la Volga (la région d’où Khlebnikov est originaire) il écrit des poèmes poignants pour décrire les effets de la catastrophe (parlant des « villages autophages ») et soutenir les actions de solidarité organisées par les nouvelles autorités.

En 1921, il part avec l’Armée rouge participer à la campagne militaire en Iran. Puis, lors de la retraite des armées révolutionnaires, il se perd en chemin, en poursuivant une étrange mouette qui avait une aile blanche et une aile noire. Il erre le long de la mer Caspienne, tombe malade et est recueilli par les pêcheurs persans qui le baptisent « Gul Mullah » (le prêtre des roses). 

Il revient ensuite à Bakou, puis à Piatigorsk (où il travaille à nouveau à l’agence Rosta comme gardien de nuit).

Malade et affaibli, après un séjour à Moscou, il repart pour la région de Novgorod au cours de l’été 1922 et meurt, le 28 juin, dans le village de Santalovo.

 

« la patrie de la création est le futur »

 

Celui qui avait écrit des poèmes mythologiques, parfois inspirés par les traditions chamaniques, les ancienes chansons de gestes (comme le Dit de l’armée d’Igor) ou les contes populaires (tels « Les enfants de la loutre » ou « Le dieu des vierges »), laisse, au milieu d’une œuvre abondante, de grands poèmes épiques, dénonçant la guerre, (« La guerre dans la souricière ») ou soutenant la révolution (« la Blanchisseuse »). Il est aussi l’auteur d’un étonnant poème de science-fiction, « Ladomir » (que l’on pourrait tenter de traduire par « Accormonde »). Les premiers vers de ce monde prennent à nos oreilles une résonance singulièrement actuelle :

« Et les châteaux du commerce mondial

Où luisent les chaînes de la misère

Avec sur le visage joie mauvaise et enthousiasme

un jour tu les réduiras en cendres ».

Au mot d’ordre révolutionnaire, il mêle une vision du futur où les villes voleront, où les glaciers se déplaceront pour rafraîchir les déserts, où les lacs serviront de réserves de nourriture et où toutes les langues de la terre se fonderont dans « un seul langage des mortels ».

 

Le langage, voilà sans doute la grande préoccupation de Khlebnikov. « De tous les mots anciens j’ai fait un fin hachis », écrit-il dans « La guerre dans la souricière ». Mais il ne se contente pas de passer à la moulinette le vieux langage. Il invente joyeusement des mots nouveaux et joue avec les voyelles (dans des poèmes qui nous font penser à cet autre barbare poétique que fut Rimbaud, comme « Bobéobi se chantaient lèvres »… ou « irriez les rieurs »). On sait aussi l’intérêt qu’il portait au langage « zaoum », le langage « transmental », langage d’en-deçà de la langue courante censé parler au subconscient, comme certains mots qui le fascinaient tels les formules magiques qu’il attribue aux sorcières « Chagadam, magadam, vykadam… »
Météore de la poésie futuriste, Khlebnikov fut sans doute l’un des poètes les plus incompris de son temps. Même si après sa mort son œuvre est publiée en cinq volumes (de 1929 à 1933), et même si ses anciens compagnons futuristes le plaçaient au zénith, il ne semble pas qu’il ait laissé de descendance poétique directe. Mais sa trace reste d’une exceptionnelle luminosité.

 

khlebnikov.jpg

 

 

En France, les poèmes de V. Khlebnikov ont d’abord été connus par la belle traduction de Luda Schnitzer (chez Pierre-Jeran Oswald). Deux volumes de traductions nouvelles, dues à Claude Frioux, viennent de paraître aux éditions de l’Harmattan (dans une édition malheureusement très fautive, mais très illustrée et passionnante).