Il y a un mystère Villon. Ce poète dont la figure domine notre poésie est à la fois le plus familier, le plus « fraternel », et le plus étranger qui se puisse imaginer. Plus de cinq siècles après qu’il a vécu ses vers continuent de nous parler avec une grande vigueur, comme s’il nous était très proche et pourtant nous ne sommes pas certains de bien les comprendre.
Plusieurs événements peuvent aujourd’hui relancer l’intérêt pour Villon. La Bibliothèque historique de la Ville de Paris vient de lui consacrer une exposition, sous le titre « Villon poète de Paris », qui a donné lieu à la publication d’un intéressant catalogue comportant des études de Jean Dérens, Jean Dufournet et Michael Freeman, des extraits de l’œuvre et une sélection de l’abondante iconographie qu’elle a inspirée, depuis la première édition de Pierre Levet, en 1489. D’autre part, de nouvelles éditions ont paru parmi lesquelles il en est deux qui ont retenu mon attention et ont à la fois éclairé et renforcé à mes yeux le mystère Villon. L’une (chez Honoré Champion, 2004) est due à deux universitaires suisses, Jean-Claude Mühlethaler et Eric Hicks, l’autre, de Thierry Martin, publiée pour la première fois en 1998 chez Mille et une nuits, présente les « Ballades en argot homosexuel de Villon ».
Le texte principal du petit et du grand Testament, ainsi que des Ballades et poésies diverses, a depuis longtemps fait l’objet de très nombreuses études, grâce auxquels on comprend à peu près de quoi il retourne. (La compréhension n’est évidemment pas la seule clef du plaisir poétique, on peut goûter un texte dont le sens vous échappe et c’est un peu le cas avec Villon, comme c’est le cas avec pas mal de nos contemporains… mais comprendre ce dont le poète parle ne gâche pas le plaisir, cela peut au contraire l’accroître). Les commentateurs de Villon sont nombreux. L’un des premiers et des plus célèbres fut Clément Marot qui réédita ses œuvres, à la demande de François 1er, en 1533. Marot, moins de cinquante ans après la disparition de Villon, s’appuyant sur ses connaissances et le témoignage de quelques vieux Parisiens s’efforçait déjà de rendre le texte moins obscur et de le dégager des fautes apparemment nombreuses de la première édition. « Entre tous les bons livres imprimez de la langue Françoise, écrivait-il dans sa préface, ne s’en veoit ung si incorrect ne si lourdement corrrompu que celuy de Villon ; et m’esbahy (veu que c’est le meilleur poete Parisien qui se treuve) comment les imprimeurs de Paris et les enfans de la ville n’en ont eu plus grand soing. » Nombre de ses notes et explications nous sont d’ailleurs toujours utiles.
Après lui, notamment depuis le XIXème siècle et la redécouverte du Moyen-Age par les romantiques, beaucoup se sont attachés à relire Villon, tels Hugo (qui s’en inspire pour son personnage de Gringoire dans Notre Dame de Paris), Theophile Gautier, Théodore de Banville (qui a refait la Ballade des pendus), Paul Valery ou Marcel Schwob…
Mais bien des points nous restent à éclaircir.
A commencer par le nom même de notre poète. Sans céder au fantasme littéraire récurrent qui fait déclarer à certains qu’Homère ou Shakespeare n’ont jamais existé et ne sont que des noms apocryphes donnés à des œuvres fondatrices, une certaine incertitude demeure quant à son identité… Villon a bel et bien existé, mais qui était-il ? François Montcorbier ? Des Loges ? Mouton ? Selon plusieurs des noms cités dans ses propres vers ou dans des documents d’époque. Le nom de Villon était en fait celui de son père adoptif, Guillaume Villon le chapelain de Saint-Benoît-le-Bétourné, qu’il l’aurait repris par hommage. Mais on murmure maintenant que ses rapports avec ce « protecteur » étaient plutôt ambigus, ce « plus que père » « plus doulx que mère », ayant peut-être eu des penchants pédophiles. Dans le même temps Villon sonne curieusement comme un nom de plume prédestiné. J. C. Mühlethaler y voit une antithèse entre François (le Français et l’homme « franc », c’est à dire libre) et Villon où il entend l’écho de « vil homme », le voyou, le futur condamné à être « occis par justice »…
Alors qu’il est sans doute le premier poète à avoir fait de son œuvre le « journal de bord de sa propre vie », à la fois aveu et plaidoyer (ce qui le fait passer à nos yeux pour l’initiateur du lyrisme personnel), sa biographie est pleine de lacunes et se prête toujours à l’invention de romans. On ne sait pas grand chose de ses origines et rien de sa fin. On perd en effet sa trace après que le Parlement l’eut banni pour dix ans de Paris en 1463. Selon Rabelais, dans le Quart livre, il aurait vécu retiré et aurait même, « sus ses vieulx jours », monté une représentation de la Passion. Pour d’autres, il est mort peu après son bannissement, des suites des mauvais traitements infligés en prison…
Villon est un poète familier mais aux identités multiples dont la personnalité n’est pas facile à saisir : moqueur et sincère, lyrique et satirique, gouailleur et douloureux, jouisseur et repenti, croyant et mécréant, voyou et philosophe, escolier blagueur et maître en rhétorique, habitué des tavernes et des bordels et reçu à la cour de Charles d’Orléans, jeune homme farceur et « vieux synge » tragique, amoureux éconduit qui ne cesse de médire de l’amour… Poète de la bonne vie, le personnage des « franches repues », est en même temps le poète de la conscience du malheur, de la pauvreté, de la vieillesse et de la mort. Villon nous échappe. Jongleur, il s’en tire toujours par une pirouette ou un jeu de mots, il est en fait aussi divers que peut l’être la vie. Sa poésie qui est largement une poésie « de circonstances » fait de plus allusion à des faits et des personnages connus sans doute de ses contemporains (et de ses auditeurs car ces textes semblent souvent faits pour la lecture publique, voire le théâtre), mais que nous avons oubliés.
Si l’on a réussi cependant à retrouver la trace d’une grande partie des dédicataires de ses legs incongrus et à double sens, qui sont souvent des cadeaux empoisonnés à des amis ou des ennemis, il y a une partie de son œuvre qui résistait aux interprétations : les célèbres ballades en jargon.
Il était depuis longtemps établi que ces ballades avaient été écrites dans l’argot des « coquillards », ou « compagnons de la coquille », cette bande de malfaiteurs à laquelle Villon paraît s’être acoquiné et dont les archives judiciaires de l’époque relatent certains exploits accomplis notamment dans la région de Dijon, vers 1453. Mais, malgré les travaux de savants professeurs, le sens de nombreux passages de ces ballades n’avait rien d’évident. De récentes traductions ont relancé la controverse. Après Pierre Guiraud, qui avait attiré l’attention sur l’argot érotique et sa trace dans l’œuvre de Villon, Thierry Martin livre une traduction en argot moderne selon laquelle il s’agirait de ballades d’inspiration clairement homosexuelle. Selon lui, l’argot utilisé n’est pas tout à fait celui des coquillards. Ni même le jobelin, qu’utilisaient certaines troupes de théâtre que Villon aurait pu fréquenter, mais le « brief langage » utilisé notamment par les prostituées. Si les allusions à l’homosexualité sont visibles dans d’autres parties de son œuvre, elles paraissaient plutôt ambivalentes. Que Villon ait vraiment été homosexuel n’est pas du tout impossible. Il semble que le XVème siècle se soit montré un peu plus tolérant que le suivant à l’égard des « sodomites » et bien des éléments dans la vie des étudiants et prêtres de l’époque pouvaient incliner à recourir aux amours masculines. Mais l’image de Villon, familier des prostituées, amant de la grosse Margot, coureur de filles et trousseur de jupons qu’a transmise la tradition, en est évidemment bouleversée. Encore que l’un n’empêche pas obligatoirement l’autre…
L’écart entre les interprétations est assez sidérant. Pour les uns, le fond de ces textes évoque les voleries et mésaventures des coquillards, pour d’autres, il relève du vocabulaire érotique le plus cru, et paraît désigner un jeu homosexuel dans lequel toute l’affaire est de sodomiser sans se faire sodomiser !
La ballade I, par exemple, commence par des deux vers suivants :
« A Parouart, la grant mathe gaudye,
Ou accollez sont dupes et noirciz ; »
L’un (Eric Hicks) traduit : « A Paname, on s’éclate sur le grand gibet / où les caves sont pincés et bronzés »… Tandis que l’autre (Thierry Martin) lit : « Dans un fessier gode le grand mât / où les dupes sont empalés et encrottés »… Et la suite à l’avenant.
Ainsi le refrain de la même ballade (« Eschec, eschec pour le fardis ! ») chez l’un devient : « Décampez, décampez et gare à la corde » ; et chez l’autre : « gare, gare à votre derche ! »
On reste rêveur… A lire ces traductions, le soupçon vous prend que ni l’un ni l’autre n’ont tout à fait tort ni tout à fait raison. Ou plutôt que leur tort est que malgré leurs savants efforts, ils échouent à rendre le double sens et le double jeu des vers supposés de Villon et dont le reste de son œuvre donne de très nombreux exemples. Du coup, ils passent assez à côté de sa dimension proprement poétique.
On comprend aisément cet embarras quand il s’agit de reconstituer à des siècles de distance des expressions d’argot. Imaginons un éminent linguiste qui, dans cinq siècles, se pencherait sur le vers suivant : « Le con s’est fait baiser » (encore qu’il ait peu de chances de rencontrer une expression aussi triviale dans le poème d’un de nos contemporains…). S’il traduit « le vagin a été pénétré », il sera organiquement dans le vrai. Mais il aura tout faux. Gageons qu’il se passe là quelque chose qui ressemble à ça.
En fait, on aimerait bien tomber sur ce diable de Villon, à un coin de rue aujourd’hui dans Paris, par exemple du côté de la rue de la Grande truanderie, pour l’entraîner prendre un verre et tirer ces affaires (et quelques autres ) au clair. Mais c’est improbable… Nous devons rester avec nos questions et peut-être ne jamais savoir qui fut le « vrai » Villon, tant il apparaît que son visage change au cours des siècles, selon les préoccupations du moment. Nous regardons toujours Villon dans notre propre miroir.
Reste que malgré ces mystères (et pour partie à cause d’eux) Villon continue de nous toucher.
Villon est sans doute le premier et le plus grand de nos poètes de la rue. La nature chez lui n’a aucune place. Il est définitivement urbain, citadin et parisien.
Dans son anti-lyrisme même qui le conduit à prendre le contre-pied systématique des figures de l’amour courtois et du Roman de la rose, il est aussi l’inventeur d’un nouveau lyrisme, aux accents plus authentiques.
Poète volontiers grossier, qui chante ce qui est bas, il nous lègue l’antidote toujours nécessaire à la tendance dominante en poésie à l’idéalisation et à la poétisation.
Poète savant qui dialogue avec ses prédécesseurs, (Rutebeuf, Jean de Meung ou Alain Chartier) comme avec ses contemporains, il a aussi introduit en poésie la langue parlée dans la rue (dont certaines expressions vivent encore aujourd’hui). Nombre de ses vers viennent de proverbes (ou le sont devenus) et ceci est la marque de fabrique du poète populaire.
Poète de la vie réelle, de ses joies et de ses plaisirs, il est aussi le poète de la précarité de vivre dans un monde où « vivre aux humains est incertain » et en cela il nous parle de la façon la plus intime. Villon est toujours des nôtres.