Archive de la catégorie ‘Sur la poésie’

Pour John Berger

Mercredi 4 janvier 2017

Ce poème a été publié dans l’anthologie The Long White Thread of Words,
réunissant de nombreux poèmes dédiés à John Berger
et publié en Angleterre par Andy Croft aux éditions Smokestack Books.

John Berger

Le collier du printemps
pour John Berger

La montagne est là tout près
comme un grand sac de cuir fermé,
un sac au trésor abandonné
lourd de pierres, de fatigues, de secrets.
Nous sommes assis dehors
autour de la grande table de bois
et nous parlons au soleil.

Pendant que nous parlons de la poésie, de la révolution, du monde,
la petite fille de John
arrache dans l’herbe des têtes de pissenlit
puis, avec tout le sérieux dont sont capables les enfants
quand ils jouent,
elle vient les déposer, bien alignées,
dans les rainures de la table pour la décorer,
comme un collier,
petit bataillon insolent du soleil
qui défie l’hiver dans nos cœurs.

Le printemps dans une main d’enfant…
De quoi
ne jamais désespérer de la beauté.

J Berger2


Un article que j’avais écrit sur John :

Le passeur fraternel

John Berger est un écrivain anglais qui a posé son baluchon en France depuis près de quarante ans. Il habite à flanc de montagne, dans un petit village de haute Savoie, une ferme au confort rudimentaire, avec les toilettes dans la cour. C’est là qu’il vit et écrit, aux côtés de Beverly, son épouse, et tout près de son fils Yves qui est peintre et qui a transformé la grange voisine en atelier. Attentif au mouvement des saisons et des hommes… Quand je lui avais rendu visite, j’avais vu flotter, dans un champ, en contrebas, un drapeau palestinien, planté là suite aux voyages faits par le père et le fils dans les territoires occupés. Et devant la maison, trônait une grosse moto Honda noire avec laquelle, à quatre-vingts ans passés, il continuait à circuler sur les routes de montagne. John Berger s’est installé ici, dans les années soixante, après être passé par Genève et le Vaucluse. Né à Londres, en 1926, il a quitté l’Angleterre parce qu’il ne se sentait pas chez lui dans son propre pays, habitué qu’il avait été dans sa jeunesse à fréquenter des immigrés antifascistes venus de toute l’Europe. Aujourd’hui, peut-être ferait-il un autre choix, car l’Angleterre devenue multi-ethnique et multiculturelle a beaucoup changé. Dans ce village de Haute Savoie, il lui a fallu s’acclimater et se faire accepter, découvrir surtout ce qu’est la vie des paysans. Aujourd’hui, il fait partie du paysage. Et quand c’est le moment de rentrer les foins, il n’hésite pas à décliner tout rendez-vous littéraire à Paris parce qu’il lui faut retourner pour donner la main aux voisins. De cette plongée dans la vie rurale (qu’il n’idéalise pas mais dont il dit la vérité et la valeur humaine de résistance à une certaine modernité destructrice) il a tiré une très belle trilogie romanesque, Pig Earth (Cochonne de terre) traduite en français sous le titre La Cocadrille.

John Berger n’est pas pour autant un ours retiré dans sa montagne. Non seulement, il voyage, mais il reste en permanence ouvert aux mouvements du monde, en alerte, éveillé comme en témoignent les chroniques qu’il publie régulièrement dans la presse européenne, dans Le Monde Diplomatique, le Irish Time ou El Païs et dont les éditions le Temps des Cerises ont publié une sélection sous le titre Tiens-les dans tes bras, (Hold everything dear). Chacune de ces chroniques, qu’elles parlent d’art contemporain, de la Palestine ou du poète turc Nazim Hikmet, manifestent ce qui est la « marque de fabrique » de l’écrivain John Berger, quel que soit le genre auquel il touche : une grande curiosité pour la vie, un goût insatiable de la fraternité.

Entré aux Beaux Arts de Londres en 1946, John Berger a commencé comme peintre et il n’a jamais cessé de dessiner, avec u trait à la fois précis et libre qui n’est pas sans évoquer les derniers dessins de Rodin.

Très vite, il s’est fait connaître comme essayiste et critique d’art, par ses études sur Picasso et son livre Ways of seeing (Voir le voir) qui a donné lieu à une série à la BBC et qui est considéré comme un classique de la pensée théorique sur l’art et le regard.

En 1972, il a reçu le Booker Prize pour son roman G et a fait scandale pour avoir décider de donner la moitié de la somme aux Black Panthers. L’autre moitié lui servant à financer une enquête sur les immigrés en Europe.

Son œuvre est nombreuse et éclectique. Elle compte des films (il a travaillé avec le cinéaste suisse Tanner, pour lequel il a notamment écrit le scénario de La Salamandre, et plus récemment avec Gérard Mordillat qui est un de ses amis). Des livres sur la photo et la peinture. Quelques recueils de poèmes. Et des romans. Chacun de ses romans prend à bras le corps l’un des aspects de ce monde globalisé où les hommes sont maltraités et diminués. Outre le déclin du monde paysan, il s’est ainsi intéressé aux effets du Sida (dans Qui va là ?), à la misère extrême des SDF dans les métropoles occidentales (dans King) ou à la prison et aux victimes de « l’anti-terrorisme » (dans De A à X).

A chaque fois, l’écriture lui est moyen de franchir les frontières, de traverser les murs que la société érige entre nous et en nous-mêmes. Ecrire, pour lui, c’est regarder le monde. Et ce regard est un déjà acte. Il consiste « à jeter des ponts » entre les êtres, entre les peuples et aussi, « entre l’esprit humain et la nature, ce qui est, dit-il, l’un des besoins les plus profonds de l’homme ». Voir, l’un de ses derniers livres : Pourquoi regarder les animaux. L’écrivain est un passeur du réel qui utilise la barque du langage.

John Berger est certainement l’un des intellectuels critiques les plus marquants d’aujourd’hui. Il considère que le rôle de l’écrivain est de « nettoyer les mots » qui ont été salis par l’usage mensonger qu’en font le pouvoir politique et économique. (Ce qui est une façon actuelle et vraiment révolutionnaire de redonner un « sens plus pur aux mots de la tribu », comme disait Mallarmé). Mais dans le même temps, sa critique, aussi aiguë soit-elle, n’a rien d’un couteau glacé et tranchant qui ignorerait les états de l’âme. Ce qui le caractérise, c’est au contraire le don d’empathie. La tendresse. On a dit qu’il était un écrivain engagé. C’est vrai (son implication aux côtés des Palestiniens, avec le Tribunal Russel pour la Palestine n’est qu’un aspect de cet engagement). Mais l’engagement chez lui n’a rien d’un enrégimentement. Il s’implique dans le monde tout en se montrant toujours accueillant à l’autre. On l’a dit communiste. Même s’il n’a jamais été membre du parti communiste et s’il a eu pas mal de désaccords avec le PC anglais, notamment sur l’art, il est en effet de cette famille de pensée multiple, qui ne désespère pas de la mise en commun du monde, d’une humanité qui se grandirait dans le partage. Marxiste il est et il demeure. Dans la lignée de Brecht ou d’Ernst Fischer, l’un des plus féconds théoriciens de la « nécessité de l’art ». John Berger sait le rôle de l’histoire (et de l’économie) mais il s’intéresse aussi à la dimension spirituelle de l’humanité. D’où un thème récurrent chez lui : comment les morts survivent en nous ; ce qui définit somme toute la culture et la civilisation. Il pourrait même aux yeux de certains passer pour un peu mystique. A son propos, je pense à une formule du grand romancier brésilien Jorge Amado qui disait : « Je suis d’un matérialisme qui ne me limite pas ». Elle me paraît bien s’appliquer à John Berger…

Dans le triptyque républicain aujourd’hui bien maltraité, la « fraternité » est sans doute le volet le plus ignoré, le plus malmené… Mais c’est la valeur qui vient à l’esprit quand on évoque John Berger. Pour son œuvre, mais aussi pour son comportement personnel, simple, direct, chaleureux… Ses yeux bleu clair et son sourire de bienvenue.

La poésie occupe une part modeste dans ses publications ; modeste mais centrale. « La poésie, m’avait-il dit un jour, c’est la moitié de mes lectures… » En fait, la poésie est présente dans tout ce qu’il écrit, que ce soit en vers ou en prose, si on veut bien considérer que la poésie consiste à se montrer attentif au sens des mots et à leur sensibilité, à tout ce qu’ils véhiculent d’impensé, de clair obscur, de mystère, d’un poids de réalité qui outrepasse le concept, et rend le poème nécessaire pour saisir le monde.

Quand il écrit en vers, John Berger se montre scrupuleux à l’extrême avec les choses et les êtres. Il ne fait pas partie de cette sorte (répandue) de poètes (je ne leur jette pas la pierre !) que les mots grisent. Il y a chez lui, à un haut degré, une des qualités poétiques qui me touchent le plus : le sens de la justesse. Car il y a une vérité du poème. Même quand celui-ci s’autorise par la métaphore un saut périlleux dans l’imaginaire et le rêve, le poète est un trapéziste, un acrobate qui a besoin pour s’envoler de prendre appui sur le tremplin du sol de la réalité.

C’est cette vérité du poème, témoignant pour tout un monde menacé, qui se retrouve dans Pages of the Wound (paru aux Temps des Cerises, éditeurs sous le titre Écrits des Blessures).

écrits des blessures

Du chaos du monde au Peuple-monde Retour à l’article

Dimanche 28 septembre 2014

Aime-Cesaire_

Mon dernier papier dans Cerises : à lire ici

La part des femmes – Les contemporaines

Samedi 6 septembre 2014

Mon nouveau papier dans Cerises.

*A lire ici

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Vie et œuvre de Maïakovski

Samedi 6 septembre 2014

Dans le dernier numéro des Lettres Françaises :

Vie et œuvre de Maïakovski

Maïa LF

 

 

Trois poèmes chinois de la dynastie T’ang

Dimanche 31 août 2014

Voici l’adaptation que j’ai faite de trois poètes de la dynastie T’ang (618 – 907)

Li Bai

(Li Po)
(701-762)

Li Bai

Matin d’ivresse

Puisque vivre en ce monde est le songe d’un songe
Pourquoi perdre son temps en vains travaux ?
Je passe ma journée à m’enivrer
et je dors affalé près du pilier du seuil

Au réveil je regarde par-delà le perron
Un oiseau chante au milieu des fleurs
« Dis-moi, sais-tu quelle est la saison ? »
« Dans le vent du printemps chante le loriot »

Emu je m’apprête à  pousser un soupir
mais voyant le vin je remplis ma coupe
puis je chante en attendant le clair de lune
Et ma chanson finie, ne pense plus à rien…

 

Du Fu

(Tou Fou)
(712-770)
Tou Fou

Voyage nocturne

Le vent joue dans les herbes au bord de l’eau
Mon bateau glisse dans la nuit, son mât dressé
Sur la plaine à l’infini s’étendent les étoiles
La terre est bercée par le Grand fleuve

Mes écrits rendront-ils un jour mon nom célèbre ?
Malade et vieux, je dois me retirer
Balloté par les vents ne suis-je pas semblable
à la faible mouette entre ciel et terre ?

Bai Jiu Yi

(Po Kiu-yi)
(772-846)

Bai Jiu Yi portrait

Le vieux charbonnier

Dans les monts du sud, il abat le bois et le brûle pour en faire du charbon
le visage couvert de cendres, la face brûlée par la suie et le feu
les tempes grises et les mains noires.
Le charbon qu’il vend, que lui rapporte-t-il ?
juste de quoi manger et se vêtir.
Malheureux, alors que ses vêtements sont si peu épais
craignant le bas prix du charbon, il espère qu’il fera froid !
Cette nuit il est tombé un pied de neige hors de la ville ;
Dès l’aube, il attelle sa charrette qui cahote dans les ornières glacées.
Le bœuf est las, l’homme affamé, le soleil déjà haut.
A la porte du sud, près du marché, il fait halte dans la boue.
Mais qui sont ces deux cavaliers si fringants ?
Un émissaire à tunique jaune et un jeune en habit blanc.
Un avis officiel en main, par rescrit impérial
ils ordonnent de faire demi tour vers le palais au Nord.
Dans la charrette, plus de mille livres de charbon.
Les mandarins l’ont réquisitionné, à quoi bon se plaindre ?
Une demi-pièce de soie  d’environ dix pieds de long
nouée aux cornes du bœuf, c’est tout ce qu’il aura pour le charbon !

La part des femmes – Louise Labé

Samedi 28 juin 2014

Louise Labbé

Mon dernier papier dans Cerises.

À lire ici

Nazim Hikmet, le chant de la fraternité

Dimanche 15 juin 2014

Mon dernier papier dans Cerises numéro 222.

A lire ici.

Nazim

Attila József – Le Mendiant de la beauté

Jeudi 5 juin 2014

Je viens de faire paraître au Temps des Cerises éditeurs, un choix de poèmes du grand poète hongrois Attila Jozsef, en édition bilingue, traduit par Cécile Holdban, Georges Kassai et moi-même. Quelques extraits…

Mise en page 1

 

Megfáradt ember

A földeken néhany komoly paraszt
hazafele indaul hallgatag.
Egymás mellett fekszünk: a folyó meg én,
gyenge füvek alusznak a szívem alatt.

A folyó csöndes, nagy nyugalmat görget,
harmattá vált bennem a gond és teher;
se férfi, se gyerek, se magyar, se testver,
csak megfáradt ember, aki itt hever.

A békességet szétosztja az este,
meleg kenyeréből egy karaj vagyok,
pihen most az ég is, a nyugodt Marosra
s homlokomra kiülnek csillagok.

1923. aug.

L’homme fatigué

Par les champs, quelque grave paysan
taciturne s’en retourne chez lui.
Étendus côte à côte, le fleuve et moi,
Sous mon cœur s’endort l’herbe tendre.

Le fleuve roule son flot large et calme,
mon fardeau de soucis se change en rosée ;
ni homme, ni enfant, ni Hongrois, ni frère,
là est seulement couché un homme fatigué.

Le soir dispense l’apaisement,
c’est un pain chaud dont je suis un morceau,
le ciel aussi se repose sur le calme Maros*
et sur mon front viennent s’asseoir les étoiles.

Août 1923

* Rivière du sud de la Hongrie qui se jette dans la Tisza.

 

sculpture AJ

Tiszta szívvel

Nincsen apám, se anyám,
se istenem, se hazám,
se bölcsőm, se szemfedőm,
se csókom, se szeretőm.

Harmadnapja nem eszek,
se sokat, se keveset.
Húsz esztendőm hatalom
húsz esztendőm eladom.

Hogyha nem kell senkinek,
hát az ördög veszi meg.
Tiszta szívvel betörök,
ha kell, embert is ölök.

Elfognak és felkötnek,
áldott földdel elfödnek
s halált hozó fű terem
gyönyörűszép szívenem.

1925. márc.

Cœur pur

Je n’ai ni père, ni mère,
ni dieu, ni patrie,
ni berceau, ni linceul,
ni baiser, ni maîtresse.

Voilà trois jours que je ne mange
ni beaucoup ni peu.
Mes vingt ans, c’est ma puissance.
Mes vingt ans, je les vends.

Si personne ne les veut,
Que le diable les prenne.
le cœur pur je force les portes,
Et s’il faut, la mort j’apporte.

On m’attrape et on me pend,
En terre bénie on m’étend,
de la mort la mauvaise herbe
pousse sur mon cœur superbe.

Mars 1925

Tedd a kezed…

Tedd a kezed
homlokomra,
mintha kezed
kezem volna.

úgy őrizz, mint
ki gyilkolna,
mintha éltem
élted volna.

úgy szeress, mint
ha jó volna,
mintha szívem
szíved volna.

1928. máj.-jún

Là sur mon front…

Là sur mon front
pose ta main
comme si ta main
était ma main.

Serre-moi fort
comme à la mort
comme si ma vie
était ta vie.

Et aime-moi
comme à bonheur
comme si mon cœur
était ton cœur.

Mai-juin 1928

traduits du hongrois par Francis Combes

Sárga füvek

Sárga füvek a homokon
Csontos öreg nő ez a szél
A tócsa ideges barom
A tenger nyugodt, elbeszél

Dúdolom halk leltáromat
Hazám az eladott kabát
Buckákra omlott alkonyat
Nincs szivem folytatni tovább

Csillan a nyüzsögő idő
Korallszirtje, a holt világ
A nyirfa, a bérház, a nő
Az áramló kék égen át

1933 (?)

Les herbes jaunes

Des herbes jaunes sur le sable
Ce vent est une vieille pleine d’os
La flaque, un bœuf coléreux
La mer est calme, elle divague

Je sifflote mon inventaire
Mon foyer est un manteau bradé
Le couchant inondant la butte
Je n’ai plus le cœur à continuer

Le temps fourmille et étincelle
Son récif de corail est un monde défunt,
Le peuplier, l’immeuble, la femme
Par-delà le bleu qu’inonde le ciel

1933 (?)

Látod?

A nap kigyulladt vonata elrobogott
Egykedvü küszöböm előtt.

Eredj csak.
A te lábaid nyoma
Nem fáj már néki többé.

Csönd van
Csak egy csobbanás:
Kövér halamat visszaadom a folyónak
Egy surranás:
Gyönge madaram visszaadom a mezőnek
Eredj csak
Elfedezi megcsorbult levelét
A virág.

Látod?
Már esteledik.

1925 ősze

Tu vois ?

Le train lumineux du soleil a filé
Devant mon seuil indifférent.

Pars donc.
La trace de tes pas
Ne peut plus lui faire de mal.

Le silence règne,
Juste un clapotis,
Je rends mon gros poisson au fleuve
Un bruissement d’ailes
Je rends mon frêle oiseau aux champs
Pars donc
La fleur
Cache ses feuilles flétries

Tu vois ?
Le soir tombe déjà.

Automne 1925
Traduits par Cécile Holdban

AJ

Erőének

Derekamban tizenhétéves izmok ringatóznak
És szemem meg nem csorbul a horizontnak az élén.
Én vállamra veszem a Tavaszt
S a szívemnek hozom el.
Bírom vonszolni Időtlenségem igáját
És térdeim nehezebb súlyú sóhaj alatt is
Meg nem rogyadoznak.
Én magamban rejtem a tűzokádót,
De ajkaim keserű rimeknek a bánatát facsarják.
Talpam alatt gúlák világa porladozik szét
És a végtelen Nap ideszédült lelke
Égbebillenő fejem koszorúzza.
Összeszorított öklömről a sebek lecsöpögnek
S én még tudok is alázattal borulni
Anyám begyepesedett koporsójára.

1922. ápr.

Chant de la force

Des muscles de dix-sept ans se bercent dans mes reins,
Et l’horizon n’a pas encore ébréché mes yeux,
Je charge le Printemps sur mes épaules
Et le transporte jusqu’à mon cœur.
Je suis assez fort pour traîner le joug de mon Intemporalité
Et le poids de mes soupirs
Ne fait pas fléchir mes genoux.
Je dissimule en moi des cracheurs de feu,
Mais mes lèvres triturent le chagrin de rimes amères,
Mes pieds écrasent un monde de pyramides,
Et l’âme vertigineuse du Soleil infini
Entoure ma tête qui frôle le ciel.
Les plaies dégouttent de mes poings serrés
Et je sais encore m’écrouler avec humilité
Sur la tombe de ma mère couverte de mauvaises herbes.

Avril 1921

Ad sidera

Anyám, ki már a messzi végtelen vagy
S nem gyötrődöl, hogy nincs kenyér megint,
Nem sáppadsz el, ha szűkös este int,
Hogy kis rikkancs fiad vérébe jajgat.

Anyám, ki már a néma végtelen vagy
S borús szemed fiadra nem tekint,
Ó meg ne lásd az ólom-öklü Kínt -
Miatta zúg e tört, betegre vert agy.

Anyám, falatkenyért sem ér az élet!
De nagy hitem van s szép jövőnek élek:
Ne orditson pénzért gyerektorok

S tudjon zokogni anyja temetésén.
S ne rúgjon még az Ember szenvedésén
A Pénz.

1923. jan. 19.

Ad sidera

Ma mère, qui es désormais l’Infini lointain,
Qui ne te tourmentes plus quand le pain vient à manquer,
Ne blêmis pas, quand un soir nécessiteux
T’avertit que ton fils, vendeur de journaux, baigne dans son sang.

Ma mère qui es désormais l’Infini muet,
Et dont les yeux sombres ne regardent pas ton fils,
Ne repère pas la Souffrance au poing de plomb,
Qui fait bourdonner ce cerveau brisé, battu à mort.

Mère, la vie ne vaut pas un bout de pain,
Mais j’ai grande foi et vis pour un bel avenir,
Il ne faut pas que les gosiers d’enfants crient pour de l’argent !

Il faut qu’ils sachent pleurer à l’enterrement de leur mère,
Il ne faut pas que la souffrance humaine
Soit aggravée par le coup de pied de l’argent !

19 Janv. 1923

traduits par Georges Kassai.

Attila  József
(préface)
bste AJ

Attila József est né le 11 avril 1905, dans un faubourg de Budapest, Ferencváros (« la ville de François », du nom de l’empereur d’Autriche), qui, en dépit de ce nom impérial, était un quartier ouvrier, d’entrepôts, d’usines, d’abattoirs et de docks le long du Danube.
Le père d’Attila, áron, était ouvrier savonnier. C’était un homme de caractère semble-t-il fantasque. Il quitta le domicile conjugal quand le petit Attila n’avait que trois ans, laissant sa femme, Borbála Pőcze, sans ressources et avec trois enfants en bas âge. Après le départ de son mari, Borbála tenta de subsister en faisant des ménages et en lavant le linge des autres. Mais elle était de santé fragile et n’avait pas les moyens d’élever ses enfants. Le jeune Attila fut donc confié à l’Assistance publique qui l’envoya à Öcsöd, à la campagne, dans une famille de paysans. « C’est là que je vécus jusqu’à l’âge de sept ans. Je travaillais comme le font en général les enfants pauvres de la campagne ; je gardais les cochons », raconte Attila dans sa brève autobiographie Curriculum vitae. Cette expérience, la séparation d’avec sa mère et la vie pauvre, à la campagne, marqua pour toujours le futur poète.
Revenu parmi les siens, il commence à lire et à s’intéresser aux romans et à la poésie. Notamment à celle d’Endre Ady, figure majeure de la poésie hongroise du début du XXe siècle, autour duquel s’était formée la revue Nyugat (« Occident »).
Le jeune homme vit son adolescence dans le contexte dramatique de la guerre de 14-18 et de la République des conseils, la Commune hongroise, qui est écrasée en 1919. La même année, sa mère meurt. Son souvenir hantera toujours Attila József qui a écrit, à son sujet, quelques-uns des poèmes les plus émouvants et les plus populaires de la poésie hongroise.
L’Office des orphelins lui choisit alors pour tuteur son beau-frère, Ödön Makai, relativement aisé qui lui permettra de faire des études. Attila travaille pendant plusieurs mois à bord de péniches, en même temps qu’il prépare les examens pour entrer en quatrième de Cours complémentaire, sans suivre les cours.
à dix-sept ans, alors qu’il est élève de seconde au collège de Makó, dans la région de la rivière Tisza, il publie son premier recueil : Mendiant de la beauté (titre que nous avons retenu pour le présent choix de poèmes car il est à certains égards emblématique de toute son œuvre). Il est soutenu par le poète Gyula Juhász qui l’aide à faire paraître le livre et lui écrit une préface.
En 1923, il quitte la province, pour « monter » à Budapest où il travaille dans une librairie puis une banque et passe le baccalauréat. Puis, il retourne à Szeged, dans le sud de la Hongrie, pour entrer à la faculté suivre des études de hongrois, de français et de philosophie.

Ses poèmes sont publiés dans les revues et les journaux, ce qui lui vaut rapidement un début de reconnaissance et de premiers ennuis. En 1924, il est poursuivi pour blasphème devant un tribunal pour son poème « Le Christ révolté » (Lázadó Krisztus). Le jeune homme commence à s’affranchir de l’influence de la religion et à se forger une conscience politique. Il adhère au parti social démocrate et fréquente les cercles militants et intellectuels.
Un deuxième poème, « Cœur pur » (Tiszta szivvel) lui vaut un nouveau conflit avec les autorités universitaires et son professeur, Antal Horger, qui lui déclare : « à un homme qui écrit de telles choses nous ne saurions confier l’éducation des générations futures ».
Il s’exile alors pour Vienne où il s’inscrit à l’université. Là, il fréquente la communauté hongroise, notamment le château de la famille Hatvany, un mécène en exil qui lui donne les moyens d’aller faire un séjour à Paris. Il passe un an en France (de septembre 1926 à août 1927). Il s’inscrit à la Sorbonne et son existence à Paris est celle d’un étudiant pauvre, qui vit, dit-il, « de lait, de fromage et de poèmes ». Période de rencontres (avec Tzara, Seuphor…) et de lectures nombreuses, notamment celles de Villon (son vrai frère en poésie) qu’il traduit en hongrois. Mais il se met aussi à étudier Lénine et la littérature marxiste. Il écrira plus tard qu’à cette époque, il était « anarcho-communiste ». Après un séjour en été au bord de la Méditerranée, à Cagnes-sur-Mer, il rentre à Budapest.
Dans les années vingt, son activité de poète est intense et il subit de nombreuses influences ; celles de la génération de Nyugat, celle de la poésie française, celle de l’expressionisme allemand, mais aussi celle de l’avant-garde qui, en Hongrie, s’exprime à travers la revue Ma (« Aujourd’hui ») du poète Kassák Lajos.
C’est aussi dans cette période qu’il connaît une déception sentimentale, après être tombé amoureux de Márta Vágó, une jeune fille d’une famille aisée.
« Je m’épris d’une fille fortunée, écrit-il, mais par sa classe, elle me fut ravie »…
En 1929, paraît son recueil Ni père ni mère, (« Nincsen apám, se anyám ») dans lequel commence à s’affirmer vraiment sa propre voix.
1929, année de la grande crise du capitalisme de l’entre-deux-guerres. Le mouvement ouvrier, brisé par la répression de 1919, sort de sa léthargie. Le 1er septembre 1930, une grande manifestation est organisée à Budapest. Attila József écrit le poème La foule (« Tömeg ») et il se rapproche du parti communiste clandestin auquel il adhère peut-être.
à l’engagement politique se mêle sans doute aussi l’entraînement du cœur. Il vient en effet de faire la connaissance d’une belle militante, Judit Szántó, qui va partager sa vie pendant six ans… Ses rapports avec ses camarades communistes sont complexes. Son engagement a certainement donné une nouvelle dimension à sa poésie. Lui qui avait déjà depuis longtemps clairement conscience d’appartenir au clan des pauvres, nourrit maintenant ses écrits de ses convictions révolutionnaires, ainsi qu’en témoignent des poèmes comme « Socialistes », « Le profit pour les capitalistes » ou « Ouvriers ». Mais les relations ne seront pas toujours simples. La montée du fascisme pousse Attila József à souhaiter un large rassemblement, type Front populaire. Or, la clandestinité favorise plutôt le sectarisme. à cela s’ajoute le caractère du poète, probablement rétif à la discipline de parti et volontiers ombrageux. Le poème, Crève-cœur (« Bánat »), dans lequel il évoque la forêt dont les feuilles bruissent comme des tracts, fait allusion à ces difficultés et au fait qu’il s’est senti exclu, pour un moment seulement, précise-t-il. (Critiqué par des communistes hongrois en exil à Moscou, il est ulcéré de ne pas avoir été invité au Congrès des écrivains soviétiques). à partir de 1934, il semble établi qu’il n’a plus de lien organique avec le parti. Il restera néanmoins marxiste et révolutionnaire jusqu’à ses derniers jours.

Mais la personnalité d’Attila József ne se laisse pas enfermer dans des définitions faciles. C’est qu’il est vivant, intensément, et intensément contradictoire.
Prolétaire et homme des villes, il est aussi un homme de la campagne. La nature est omniprésente chez lui, à la fois délicate et au travail, souffrante et en lutte.
Poète novateur dont les images puisent leur matériau dans la vie moderne, il pratique essentiellement les formes de versification fixes, avec une virtuosité exceptionnelle.
Poète savant, il a comme personne le sens de la chanson populaire.
Poète engagé qui intervient sur la place publique, il est aussi le poète de l’intime.
Il se montre dans ses poèmes capable d’attention envers les manifestations les plus humbles de la vie, en même temps qu’il embrasse l’horizon. Il converse avec la fourmi comme avec les étoiles. Il est en intimité avec l’univers et « tout le touche personnellement », comme il le dit lui-même.
Tempérament profondément mélancolique, voire tragique, il est aussi capable d’exaltation, de joie et d’une formidable fantaisie.
Athée, il n’en continue pas moins de dialoguer avec Dieu.
Marxiste, il s’intéresse passionnément à la psychanalyse dans laquelle il espérait sans doute trouver un remède à son mal de vivre et on peut parler à son sujet de « freudo-marxisme ». (Il suit trois cures psychanalytiques et traduit Wilhelm Reich en hongrois).
Depuis longtemps, son existence déjà difficile du point de vue matériel est rendue plus pénible encore par la souffrance psychique. Régulièrement, il est en proie à la dépression et il doit être hospitalisé à plusieurs reprises. Bientôt, les médecins diagnostiquent une schizophrénie. Plusieurs de ses poèmes disent d’ailleurs ce déchirement qu’il éprouve.
Ses dernières années seront cependant éclairées par un nouvel amour, pour Flóra K., spécialiste en rééducation, qui lui inspire quelques uns de ses plus beaux vers.
Le 3 décembre 1937, Attila József sort de la maison qu’il occupe dans la station de Balatonszárszó, au bord du lac. Il se rend à la gare et se jette sous un train. La veille de l’anniversaire de sa mère.
étrangement, (comme Maïakovski, un autre grand poète révolutionnaire qu’il ne semble pas avoir connu) il avait depuis longtemps annoncé cette fin. Et il avait déjà fait des tentatives. Deux de ses poèmes, dès ses années de jeunesse, évoquent la figure d’une homme couché sur les rails pendant qu’on entend le grondement du train qui approche…

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Sa conception même de la poésie assume les contradictions qui sont les siennes. Dans une interview, il explique : « La raison essentielle pour laquelle on a besoin du poète, c’est sans doute qu’il est capable de trouver une forme à des réalités contradictoires ».
Et dans une conférence prononcée devant le syndicat des tailleurs, en 1931, (Littérature et socialisme), il développe les conceptions théoriques qu’il a développées parallèlement à son œuvre poétique. On y découvre qu’Attila József est non seulement un poète hyper-sensible mais aussi un philosophe exigeant et pénétrant, obsédé par la quête de la vérité et de la totalité, par ce qu’il nomme « l’absence du monde » à laquelle le poème supplée en recréant un monde dans le monde, un « infini limité ».
Il animera d’ailleurs, dans ses dernières années une revue intellectuelle Szép Szó (Belle parole ou Argument) dans laquelle il pourra exprimer ses idées.
Contrairement aux visions sectaires qui se manifestaient déjà dans les années trente, il affirme dans cette conférence qu’il n’y a pas d’art bourgeois. Il y a l’art et le non-art.
Et il dit : « L’art prolétarien est aujourd’hui art pur. » L’œuvre d’art, et singulièrement le poème, a selon lui pour objectif non la beauté mais la vérité. Réunir l’intuition et la raison. opérer la synthèse des aspects contradictoires de la réalité dans une nouvelle réalité, une « pure totalité indivise ». Ce qui fait la beauté d’une œuvre, c’est son sens, sa capacité à être pleine de vérité humaine, sociale, universelle.
Et ce sens doit s’imposer par les moyens du poème, de l’image et du rythme.
Le poète hongrois du XIXe siècle, János Arany disait dans son « Art poétique » : « Poète, mens, mais ne te fais pas attraper ! ». Attila József lui répond : « Poète, dis la vérité, mais ne te fais pas attraper, car cette vérité doit se révéler à l’analyse. »
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Les traductions présentées ici nécessitent quelques mots d’explication. « En traduisant un poème, dit Attila József, nous lui prêtons une forme nouvelle conforme à l’inspiration de notre nation ». Chaque langue porte avec elle son univers d’images et de pensée… Traduire Attila József est une entreprise passionnante mais malaisée. Cela tient tout d’abord à la différence des idiomes. Le hongrois est une langue dite agglutinante, dans laquelle l’essentiel des fonctions grammaticales et syntaxiques sont assurées par des suffixes qui changent la physionomie du mot et donnent au hongrois une apparence plus condensée que le français. C’est de plus une langue qui comporte un accent tonique (ce qui est évidemment important en poésie car cela permet de scander le vers, comme dans l’hexamètre ou l’ïambe). Sa musique, pour des oreilles françaises, est surprenante ; à la fois rugueuse et douce. Cette dimension musicale est essentielle dans la poésie de József qui se montre particulièrement savant à cet égard. Essayer de la restituer en français est impossible et pourrait conduire à des contorsions verbales de nature à porter préjudice au sens et à la compréhension des poèmes. Risque qui n’a pas toujours été évité… à chaque traducteur de faire ce qu’il peut. En français, Attila József a bénéficié de superbes adaptations, dues notamment à Eugène Guillevic, Jean Rousselot, Jacques Gaucheron ou Charles Dobzynski. Il fut en effet un temps, dans les années soixante, où des poètes français qui ne parlaient pas le hongrois purent travailler  à cette entreprise de traduction avec des poètes hongrois francophones. L’organisateur de ces échanges était Ladislas Gara. (Il en est sorti plusieurs livres, notamment l’ouvrage de Guillevic, Mes poètes hongrois et le volume des poèmes choisis d’Attila József coédité par les éditions Corvina de Budapest et les éditeurs français réunis, de Paris.)
Récemment, les éditions Phébus ont publié un grand volume qui rassemble l’essentiel de l’œuvre poétique en français, avec la reprise de nombreuses adaptations anciennes et beaucoup de nouvelles traductions, effectuées notamment par Jean-Pierre Sicre, ainsi que Lucien Feuillade, André Prudhommeaux, Jean-Paul Faucher et Georges Kassai.
Le choix bilingue présenté ici est autre. C’est un choix subjectif et volontairement partiel. Il se veut une manière d’introduction à Attila József et est le résultat de la rencontre entre trois personnes : Georges Kassai, un des meilleurs spécialistes du poète, qui a traduit des poèmes de jeunesse jusque-là inédits en français et ses écrits en prose cités ici, Cécile A. Holdban, poète et traductrice plongée depuis son enfance hongroise dans la poésie d’Attila József et moi-même qui aime depuis longtemps ce poète et me suis pour l’occasion replongé dans mes études de hongrois (lesquelles remontent à mes années université). Espérons qu’à nous trois nous saurons faire partager la joie que nous procurent les vers de celui qui n’est pas seulement un très grand poète hongrois, mais certainement l’un des poètes majeurs du XXe siècle.

Francis Combes

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