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Un nouvel « unanimisme »

Lundi 10 novembre 2008

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Voici des poètes qui ne furent pas vraiment  maudits. Pour plusieurs d’entre eux, ils connurent même de leur vivant la notoriété, si ce n’est la gloire. Jules Romain fut un romancier et auteur de théâtre célèbre. Charles Vildrac un écrivain pour la jeunesse heureux et l’auteur de pièces, telles Le Paquebot Tenacity, qui rencontrèrent le succès. Quant à Georges Duhamel, il finit dans l’habit d’un académicien, (ce qui est un sort qui ne menace pas chacun d’entre nous), et en conférencier, ambassadeur des lettres et de la culture française à l’étranger.

Mais l’histoire littéraire, sans les avoir totalement effacés de ses tablettes (comme elle l’a fait pour d’autres),  s’est peut-être montrée injuste à leur égard.

Au départ, ces futurs écrivains, nés dans les années 1880, sont des jeunes gens qui fréquentent les lycées parisiens. Ils lisent, ils pensent aux jeunes filles, ils se promènent ensemble dans les rues de Paris ou les allées du Luxemburg, ils se passionnent pour la littérature et la poésie de leur temps et ils échangent leurs idées. Ils furent en effet, à leurs débuts, de jeunes poètes !

Ces jeunes gens ont l’âme littéraire… Plusieurs d’entre eux se choisiront (parfois très tôt) des noms de plume. Georges Chennevière (1884-1927) s’appelait en fait Léon Debille. Luc Durtain, André Nepveu. Et Charles Vildrac (qui portait le beau nom de Messager) est allé chercher dans Woodstock, roman de Walter Scott, le nom de Wildrake qu’il a francisé en Vildrac.

Ils sont (comme les surréalistes mais d’une façon différente) des enfants du symbolisme. Mais leurs choix poétiques et leur évolution furent différents, voire opposés. Et sans doute, leur souvenir a-t-il pâti de la comparaison avec les surréalistes. Face à la nouveauté « stupéfiante » des images surréalistes, leurs poèmes ont sont doute paru un peu trop sages, voire un peu pâles, à ceux qui ont écrit l’histoire des lettres.

On sait à peu près ce que les surréalistes doivent au symbolisme. Le mot apparu sous la plume d’Apollinaire, dans la préface qu’il écrivit pour sa pièce « Les mamelles de Tirésias », s’oppose au réalisme plat, au « naturalisme » comme nous dirions aujourd’hui, qui domine alors le théâtre. Apollinaire et après lui, les surréalistes, en donnant libre cours à leur imagination, poursuivent à leur façon la tentative symboliste de libérer l’image. Et comme les symbolistes entendaient exprimer les « mouvements de l’âme » plutôt que la vie objective, ils s’attachent à l’exploration de l’inconscient.

Les poètes dont nous voulons parler ici sont aussi influencés par le symbolisme. Mais dans le même temps, ils réagissent contre lui, en tout cas contre sa tendance de plus en plus marquée à couper les ponts avec la vie réelle.

Les poètes qui les ont influencés et dont ils se réclament volontiers sont plutôt l’Américain Whitman (dont Laforgue déjà avait traduit certains textes et qui avait intéressé des symbolistes) et le Belge Verhaeren, qui avait fait entrer dans la poésie française les mots de la réalité moderne et de la ville « tentaculaire ».

Au départ, certains de ces jeunes gens ont des goûts plutôt classiques. Le premier essai de Charles Vildrac, alors qu’il n’a que vingt ans et publie ses premiers vers dans des revues, est un opuscule contre le vers libre (Le Verlibrisme, étude critique sur la forme poétique irrégulière, publié en 1902, avec une dédicace mi-courtoise, mi-ironique, « pour amuser MM. Gustave Kahn et René Ghil ».)

Six ans plus tard, il écrit avec son ami Georges Duhamel un essai très précis en faveur du vers libre, Notes sur la technique poétique. « C’est le vers blanc, écrivent-ils, qui doit succéder au vers régulier et le plus grand contresens consisterait à croire qu’il est plus facile que l’autre. Il est plus facile de rimer un sonnet correct que d’écrire quelques vers libres qui soient d’un poète. » Dans cet essai, les deux jeunes poètes ne se contentent pas de reprendre à leur compte le vers irrégulier et blanc, déjà pratiqué par certains symbolistes, et des contemporains, comme Francis Viélé-Griffin, Francis Jammes ou André Spire. Ils s’en prennent aux « chevilles » auxquelles oblige le vers régulier classique, à sa « cadence d’omnibus »  et défendent une conception nouvelle et originale : le vers libre à « constante rythmique » qui unit dans le même vers un rythme régulier et un rythme libre.

Pour eux, la liberté n’est pas l’absence de règles mais un élargissement des possibilités du vers.

Jeunes praticiens et théoriciens de la poésie, ils restent aussi dans l’histoire littéraire pour leur association dans une entreprise singulière qui leur vaut d’être connus sous le nom de groupe de l’Abbaye. A l’instigation de Vildrac qui rêvait de fonder une sorte de nouvelle abbaye de Thélème, et grâce à une souscription parmi les écrivains de l’époque, ils font l’acquisition d’un pavillon à Créteil et y installent, en 1906, une petite communauté d’artistes, composée notamment des poètes Duhamel, Arcos et Vildrac, du peintre Gleize, du musicien Doyen (le futur organisateur des  Fêtes du peuples ) de Mercereau, de retour de Russie

et du typographe Linard. Le projet est de pouvoir se consacrer à l’art, en exerçant une activité professionnelle   qui soit aussi proche que possible de la création : l’imprimerie. L’aventure ne durera que quinze mois, (faute d’un revenu suffisant pour assurer l’existence de la petite collectivité), mais pendant cette période ils imprimeront une vingtaine d’ouvrages dont La Tragédie des espaces de René Arcos, Des légendes, des batailles de Duhamel, Images et mirages de Vildrac et surtout La Vie unanime de Jules Romains.

On a souvent assimilé le groupe de l’Abbaye de Créteil à l’unanimisme. En fait, ils ne s’en réclamèrent pas et on pourrait trouver plus d’une nuance entre les poètes du groupe et les théories de Jules Romains. Un certain goût pour l’individualisme devait les retenir d’adhérer pleinement à ses thèses. Mais ils étaient amis, ils ont publié le recueil par lequel l’unanimisme s’affirme et ils ont une affinité poétique profonde.

L’unanimisme est d’abord le fait de Jules Romains et de son ami George Chennevière, un poète assez oublié aujourd’hui mais intéressant. C’est au cours d’une promenade qu’ils faisaient tous deux , rue d’Amsterdam, un soir d’octobre 1903, alors qu’ils étaient encore élèves au lycée Condorcet, que Romains eut l’intuition que la foule dans la rue n’était pas composée seulement d’une collection d’individus mais formait un seul corps, un être vivant, avec des émotions, voire des pensées communes. En 1905, dans la revue Le Penseur, il publie un article intitulé Les sentiments unanimes et la poésie, dans lequel il écrit : « … Le théâtre, la rue, en eux-mêmes sont, chacun, un tout réel, vivant, doué d’une exigence globale et de sentiments unanimes. » 

Il me semble qu’au fond de mes rues

Les passant courent du même sens

Redressent les boulevards tordus ;

Pour que, de moins en moins divergentes,

Malgré les murs, malgré les charpentes,

Les innombrables forces confluent,

Et que brusquement l’élan total

Mette en marche toutes les maisons.

(La ville)

Ce sentiment d’une force qui naît s’exprime dans de nombreux poèmes dont les images font souvent penser au futurisme du jeune Maïakovski, qui à l’autre bout de l’Europe éprouve des sensations semblables. On trouverait la même inspiration chez certains expressionistes allemands.

Cette attention à la vie collective et au destin humain, se conjugue, chez Romains, avec des convictions pacifistes. Ce sont aussi les sentiments des poètes de l’Abbaye.

Lors de la guerre de 14, alors que le nationalisme l’emporte dans les esprits (chez les écrivains comme dans l’ensemble du pays), ils sont du côté de la minorité qui s’oppose. On les retrouve avec Romain Rolland et Henri Barbusse. Plusieurs font l’expérience des tranchées, mais, contrairement à Apollinaire ils ne s’écrieront pas que la « guerre est jolie ». Réfugié en Suisse, Arcos (qui dirigera après guerre la revue Europe, toujours présente aujourd’hui) fonde les éditions du Sablier, avec le soutien de Romain Rolland. Ils y publieront notamment une anthologie des poètes contre la guerre dans laquelle on retrouve Chennevière, Duhamel, Durtain, Louis de Gonzague Frick, Pierre Jean Jouve, Marcel Martinet, Georges Pioch, Maurice Pottecher, Jules Romains, Charles Vildrac et quelques autres, dont deux femmes : Cécile Périn et Henriette Sauret.

Il y a dans cet ensemble, à côté de poèmes qui ont un peu vieilli car ils reposaient trop uniquement sur de bons sentiments, beaucoup de très beaux textes, comme le Poètes d’Allemagne, Ô frères inconnus de Martinet, ou Ravitaillement de Chenevière dans lequel ils décrit les soldats montant au front « files de camions chargés de viande humaine »…

Un cas singulier : celui de Jouve. En 1924, il connaît une crise mystique et se convertit au catholicisme. Du coup, il rejette ses premiers livres d’inspiration unanimiste, pour développer une œuvre hantée par sa lecture de la psychanalyse ou l’affrontement d’Eros et Thanatos nourrit la vision chrétienne du péché originel qui constituerait le drame de l’homme. Mais il restera fidèle au pacifisme de ses anciens compagnons.

Son cas est intéressant car on voit comment la poésie met en jeu les questions philosophiques les plus importantes.

Aujourd’hui, alors que nous éprouvons dans de nombreux aspects de notre vie collective les limites de l’individualisme, il ne serait pas inutile de s’intéresser à ces poètes du début du siècle dernier. Nous aurions bien besoin d’un nouvel unanimisme. Même s’il est évident qu’il y a quelque chose d’unilatéral, de trop « unanime », justement dans la vision de Romains qui tend à mésestimer tout ce qui fait que l’homme est divisé d’avec lui-même. L’être humain est un individu singulier, être organique et subjectif, mais en même temps un être social, un zoôn politikon, dont l’essence est faite de « l’ensemble de ses rapports sociaux », comme le dit la VIème thèse sur Feuerbach d’un certain Marx que ces poètes connaissaient très peu.

Il nous faudrait bien aujourd’hui  une poésie capable de dire l’individuel et le collectif.

La tentative des poètes de l’Abbaye et des unanimistes de ce point de vue nous est précieuse. Leurs poèmes qui ont pu paraître briller d’un éclat plus faible que celui des surréalistes continuent d’émettre une clarté douce et féconde. Alors que beaucoup de poèmes surréalistes nous tombent des mains et ont mal vieilli, il faut relire, par exemple Charles Vildrac et  on y découvrira avec surprise une poésie (qui n’a pas été sans influence sur Eluard, par exemple ) et qui est toujours vive, comme un bain de jouvence.

 

Francis Combes