Un nouvel « unanimisme »

10 novembre 2008

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Voici des poètes qui ne furent pas vraiment  maudits. Pour plusieurs d’entre eux, ils connurent même de leur vivant la notoriété, si ce n’est la gloire. Jules Romain fut un romancier et auteur de théâtre célèbre. Charles Vildrac un écrivain pour la jeunesse heureux et l’auteur de pièces, telles Le Paquebot Tenacity, qui rencontrèrent le succès. Quant à Georges Duhamel, il finit dans l’habit d’un académicien, (ce qui est un sort qui ne menace pas chacun d’entre nous), et en conférencier, ambassadeur des lettres et de la culture française à l’étranger.

Mais l’histoire littéraire, sans les avoir totalement effacés de ses tablettes (comme elle l’a fait pour d’autres),  s’est peut-être montrée injuste à leur égard.

Au départ, ces futurs écrivains, nés dans les années 1880, sont des jeunes gens qui fréquentent les lycées parisiens. Ils lisent, ils pensent aux jeunes filles, ils se promènent ensemble dans les rues de Paris ou les allées du Luxemburg, ils se passionnent pour la littérature et la poésie de leur temps et ils échangent leurs idées. Ils furent en effet, à leurs débuts, de jeunes poètes !

Ces jeunes gens ont l’âme littéraire… Plusieurs d’entre eux se choisiront (parfois très tôt) des noms de plume. Georges Chennevière (1884-1927) s’appelait en fait Léon Debille. Luc Durtain, André Nepveu. Et Charles Vildrac (qui portait le beau nom de Messager) est allé chercher dans Woodstock, roman de Walter Scott, le nom de Wildrake qu’il a francisé en Vildrac.

Ils sont (comme les surréalistes mais d’une façon différente) des enfants du symbolisme. Mais leurs choix poétiques et leur évolution furent différents, voire opposés. Et sans doute, leur souvenir a-t-il pâti de la comparaison avec les surréalistes. Face à la nouveauté « stupéfiante » des images surréalistes, leurs poèmes ont sont doute paru un peu trop sages, voire un peu pâles, à ceux qui ont écrit l’histoire des lettres.

On sait à peu près ce que les surréalistes doivent au symbolisme. Le mot apparu sous la plume d’Apollinaire, dans la préface qu’il écrivit pour sa pièce « Les mamelles de Tirésias », s’oppose au réalisme plat, au « naturalisme » comme nous dirions aujourd’hui, qui domine alors le théâtre. Apollinaire et après lui, les surréalistes, en donnant libre cours à leur imagination, poursuivent à leur façon la tentative symboliste de libérer l’image. Et comme les symbolistes entendaient exprimer les « mouvements de l’âme » plutôt que la vie objective, ils s’attachent à l’exploration de l’inconscient.

Les poètes dont nous voulons parler ici sont aussi influencés par le symbolisme. Mais dans le même temps, ils réagissent contre lui, en tout cas contre sa tendance de plus en plus marquée à couper les ponts avec la vie réelle.

Les poètes qui les ont influencés et dont ils se réclament volontiers sont plutôt l’Américain Whitman (dont Laforgue déjà avait traduit certains textes et qui avait intéressé des symbolistes) et le Belge Verhaeren, qui avait fait entrer dans la poésie française les mots de la réalité moderne et de la ville « tentaculaire ».

Au départ, certains de ces jeunes gens ont des goûts plutôt classiques. Le premier essai de Charles Vildrac, alors qu’il n’a que vingt ans et publie ses premiers vers dans des revues, est un opuscule contre le vers libre (Le Verlibrisme, étude critique sur la forme poétique irrégulière, publié en 1902, avec une dédicace mi-courtoise, mi-ironique, « pour amuser MM. Gustave Kahn et René Ghil ».)

Six ans plus tard, il écrit avec son ami Georges Duhamel un essai très précis en faveur du vers libre, Notes sur la technique poétique. « C’est le vers blanc, écrivent-ils, qui doit succéder au vers régulier et le plus grand contresens consisterait à croire qu’il est plus facile que l’autre. Il est plus facile de rimer un sonnet correct que d’écrire quelques vers libres qui soient d’un poète. » Dans cet essai, les deux jeunes poètes ne se contentent pas de reprendre à leur compte le vers irrégulier et blanc, déjà pratiqué par certains symbolistes, et des contemporains, comme Francis Viélé-Griffin, Francis Jammes ou André Spire. Ils s’en prennent aux « chevilles » auxquelles oblige le vers régulier classique, à sa « cadence d’omnibus »  et défendent une conception nouvelle et originale : le vers libre à « constante rythmique » qui unit dans le même vers un rythme régulier et un rythme libre.

Pour eux, la liberté n’est pas l’absence de règles mais un élargissement des possibilités du vers.

Jeunes praticiens et théoriciens de la poésie, ils restent aussi dans l’histoire littéraire pour leur association dans une entreprise singulière qui leur vaut d’être connus sous le nom de groupe de l’Abbaye. A l’instigation de Vildrac qui rêvait de fonder une sorte de nouvelle abbaye de Thélème, et grâce à une souscription parmi les écrivains de l’époque, ils font l’acquisition d’un pavillon à Créteil et y installent, en 1906, une petite communauté d’artistes, composée notamment des poètes Duhamel, Arcos et Vildrac, du peintre Gleize, du musicien Doyen (le futur organisateur des  Fêtes du peuples ) de Mercereau, de retour de Russie

et du typographe Linard. Le projet est de pouvoir se consacrer à l’art, en exerçant une activité professionnelle   qui soit aussi proche que possible de la création : l’imprimerie. L’aventure ne durera que quinze mois, (faute d’un revenu suffisant pour assurer l’existence de la petite collectivité), mais pendant cette période ils imprimeront une vingtaine d’ouvrages dont La Tragédie des espaces de René Arcos, Des légendes, des batailles de Duhamel, Images et mirages de Vildrac et surtout La Vie unanime de Jules Romains.

On a souvent assimilé le groupe de l’Abbaye de Créteil à l’unanimisme. En fait, ils ne s’en réclamèrent pas et on pourrait trouver plus d’une nuance entre les poètes du groupe et les théories de Jules Romains. Un certain goût pour l’individualisme devait les retenir d’adhérer pleinement à ses thèses. Mais ils étaient amis, ils ont publié le recueil par lequel l’unanimisme s’affirme et ils ont une affinité poétique profonde.

L’unanimisme est d’abord le fait de Jules Romains et de son ami George Chennevière, un poète assez oublié aujourd’hui mais intéressant. C’est au cours d’une promenade qu’ils faisaient tous deux , rue d’Amsterdam, un soir d’octobre 1903, alors qu’ils étaient encore élèves au lycée Condorcet, que Romains eut l’intuition que la foule dans la rue n’était pas composée seulement d’une collection d’individus mais formait un seul corps, un être vivant, avec des émotions, voire des pensées communes. En 1905, dans la revue Le Penseur, il publie un article intitulé Les sentiments unanimes et la poésie, dans lequel il écrit : « … Le théâtre, la rue, en eux-mêmes sont, chacun, un tout réel, vivant, doué d’une exigence globale et de sentiments unanimes. » 

Il me semble qu’au fond de mes rues

Les passant courent du même sens

Redressent les boulevards tordus ;

Pour que, de moins en moins divergentes,

Malgré les murs, malgré les charpentes,

Les innombrables forces confluent,

Et que brusquement l’élan total

Mette en marche toutes les maisons.

(La ville)

Ce sentiment d’une force qui naît s’exprime dans de nombreux poèmes dont les images font souvent penser au futurisme du jeune Maïakovski, qui à l’autre bout de l’Europe éprouve des sensations semblables. On trouverait la même inspiration chez certains expressionistes allemands.

Cette attention à la vie collective et au destin humain, se conjugue, chez Romains, avec des convictions pacifistes. Ce sont aussi les sentiments des poètes de l’Abbaye.

Lors de la guerre de 14, alors que le nationalisme l’emporte dans les esprits (chez les écrivains comme dans l’ensemble du pays), ils sont du côté de la minorité qui s’oppose. On les retrouve avec Romain Rolland et Henri Barbusse. Plusieurs font l’expérience des tranchées, mais, contrairement à Apollinaire ils ne s’écrieront pas que la « guerre est jolie ». Réfugié en Suisse, Arcos (qui dirigera après guerre la revue Europe, toujours présente aujourd’hui) fonde les éditions du Sablier, avec le soutien de Romain Rolland. Ils y publieront notamment une anthologie des poètes contre la guerre dans laquelle on retrouve Chennevière, Duhamel, Durtain, Louis de Gonzague Frick, Pierre Jean Jouve, Marcel Martinet, Georges Pioch, Maurice Pottecher, Jules Romains, Charles Vildrac et quelques autres, dont deux femmes : Cécile Périn et Henriette Sauret.

Il y a dans cet ensemble, à côté de poèmes qui ont un peu vieilli car ils reposaient trop uniquement sur de bons sentiments, beaucoup de très beaux textes, comme le Poètes d’Allemagne, Ô frères inconnus de Martinet, ou Ravitaillement de Chenevière dans lequel ils décrit les soldats montant au front « files de camions chargés de viande humaine »…

Un cas singulier : celui de Jouve. En 1924, il connaît une crise mystique et se convertit au catholicisme. Du coup, il rejette ses premiers livres d’inspiration unanimiste, pour développer une œuvre hantée par sa lecture de la psychanalyse ou l’affrontement d’Eros et Thanatos nourrit la vision chrétienne du péché originel qui constituerait le drame de l’homme. Mais il restera fidèle au pacifisme de ses anciens compagnons.

Son cas est intéressant car on voit comment la poésie met en jeu les questions philosophiques les plus importantes.

Aujourd’hui, alors que nous éprouvons dans de nombreux aspects de notre vie collective les limites de l’individualisme, il ne serait pas inutile de s’intéresser à ces poètes du début du siècle dernier. Nous aurions bien besoin d’un nouvel unanimisme. Même s’il est évident qu’il y a quelque chose d’unilatéral, de trop « unanime », justement dans la vision de Romains qui tend à mésestimer tout ce qui fait que l’homme est divisé d’avec lui-même. L’être humain est un individu singulier, être organique et subjectif, mais en même temps un être social, un zoôn politikon, dont l’essence est faite de « l’ensemble de ses rapports sociaux », comme le dit la VIème thèse sur Feuerbach d’un certain Marx que ces poètes connaissaient très peu.

Il nous faudrait bien aujourd’hui  une poésie capable de dire l’individuel et le collectif.

La tentative des poètes de l’Abbaye et des unanimistes de ce point de vue nous est précieuse. Leurs poèmes qui ont pu paraître briller d’un éclat plus faible que celui des surréalistes continuent d’émettre une clarté douce et féconde. Alors que beaucoup de poèmes surréalistes nous tombent des mains et ont mal vieilli, il faut relire, par exemple Charles Vildrac et  on y découvrira avec surprise une poésie (qui n’a pas été sans influence sur Eluard, par exemple ) et qui est toujours vive, comme un bain de jouvence.

 

Francis Combes

Guillevic, ou la fable des hommes

10 novembre 2008

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La fréquentation des poètes et des poèmes est ainsi faite qu’il y a dans la vie des moments, des saisons où on se sent plus proche de l’un ou de l’autre, des moments où on éprouve le besoin de revenir vers un poète que l’on a aimé, pour le retrouver, mieux le connaître, le redécouvrir. Le fait est connu…. C’est d’ailleurs la force du poème (ce petit objet d’apparence si fragile) que de se prêter volontiers à la lecture et à la relecture. Le poème ne s’use pas plus on le lit ou le relit. Il résiste et peut même y gagner en profondeur et en beauté. Et ce n’est pas là l’apanage des poèmes hermétiques dont le sens supposé profond se cacherait derrière des formules obscures. Il y a beaucoup de poèmes apparemment tout simples qui présentent cette force, cette richesse, ce clair mystère. J’en ai fait à nouveau l’expérience avec Guillevic en reprenant récemment l’un de ses recueils, que les éditions Seghers, qui semblent fort heureusement redécouvrir leur fond, viennent de rééditer : Terre à bonheur. Et sa relecture m’a poussé à relire tout ce que je pouvais avoir de Guillevic.

J’ai un peu connu Eugène Guillevic et je lui ai rendu de temps en temps visite, dans son appartement de la rue Claude Bernard. Il faisait partie du groupe des écrivains qui, il y a une dizaine d’années, ont participé à la fondation de la maison d’édition qui occupe une grande partie de mon temps. Je garde de ces rencontres un souvenir d’une grande douceur, le souvenir de la bonhomie amusée de Guillevic, assis dans son fauteuil, derrière sa table (pendant que Lucie veillait, tout près…) qui, en quelques mots sobres, trouvait le moyen de dire, comme en passant, des choses essentielles sur la poésie. C’est que, du moins quand je l’ai connu, celle-ci l’occupait tout entier. Il n’était pas ou plus l’homme divisé qui se partage entre les obligations d’une carrière professionnelle et son métier de poète. Il avait atteint cet état, fait de disponibilité et d’attention au monde par lequel il s’attachait, pour reprendre le titre d’un de ses livres d’entretien, à « Vivre en poésie ». Une sorte de sagesse…   Je le revois en train de me donner un petit poème inédit pour la campagne d’affichage poétique que nous menions dans le métro. (Il semblait toujours avoir de nombreux poèmes en réserve, des poèmes qu’il venait de mettre au point et qui seraient rassemblés dans un nouveau livre. Ce poète réputé laconique ne manquait pas de souffle ; c’était en fait un poète abondant et généreux. Je sais qu’il avait connu des périodes de plus ou moins grande créativité, mais dans son grand âge, il me faisait l’effet d’un arbre, un pommier qui aurait donné en toutes saisons non pas des pommes mais des poèmes…) C’était un poème écrit de sa petite écriture droite, sur une feuille de papier qui a jauni mais qui conserve pour moi sa fraîcheur :

 

« Iris

 

Vous me désespérez,

mais je vivrai

comme vivent les hommes

 

qui essaient eux aussi

de fleurir. »

 

C’ est tout simple et ça dit beaucoup… J’y vois pour ma part un de ces « arts poétiques » essentiels dont on trouve de nombreux exemples dans ses livres et pas seulement dans le recueil intitulé « Art poétique ».

On a beaucoup écrit sur la poésie de Guillevic. Des étudiants et des chercheurs lui ont consacré des travaux nombreux. Et c’est justice. On continuera sans doute… sans parvenir à épuiser le personnage. Je m’en voudrais pour ma part de l’enfermer dans une définition, mais j’ai envie de dire qu’il est à mes yeux le grand fabuliste de la poésie française du XXème siècle. Je sais que la fable est un genre décrié, comme toute poésie plus ou moins didactique… C’est que l’on imagine qu’un fabuliste est surtout occupé d’enseigner, alors qu’il peut (comme dans le cas de Guillevic) passer le plus clair de son temps à apprendre. N’est-ce pas pour lui le sens même de l’écriture ?

 « Si je n’écris pas ce matin

je n’en saurai pas davantage »

écrit-il en incipit d’Art poétique. Recueil qu’il dédie d’ailleurs à Jean de La Fontaine. Ce Jean de la Fontaine dont il reconnaît volontiers qu’il fut son maître. « C’est lui qui m’a appris à écrire, en somme. Je l’ai appris par cœur à l’école primaire et il n’a cessé de modeler mon écriture… ses mots, ses vers sont comme gravés. C’est du solide, c’est du net » La Fontaine se servait d’animaux, Guillevic prend pour objets la pierre, l’arbre, la mer, l’assiette, les objets du monde réel.

Le rapprochement a souvent été fait avec Francis Ponge, dont il fut aussi ami. Il est vrai que Terraqué et Le Parti pris des choses ont été publiés tous deux en 1942 et que ces deux livres introduisaient un ton neuf dans la poésie française, en rupture, voire en opposition avec les élans lyriques et les envolées imaginaires du surréalisme. Tous deux ramenaient en quelque sorte la poésie sur terre, avec une démarche quasi-scientifique que l’on a souvent qualifiée de « matérialiste ». Ils ont en effet cela en commun qu’annonçait déjà la poésie de Follain, et qui a contribué à ouvrir de nouveaux territoires au poème. Mais la poétique de Guillevic est très différente de celle de Ponge. Lors d’une conversation que j’avais avec lui, Guillevic me disait, mi-sérieux mi-goguenard, que Ponge regardait les choses de l’extérieur, lui de l’intérieur ! Il est vrai que Ponge ne cesse de tourner autour de l’objet qu’il décrit, avec une telle verve, un tel luxe de détails et d’images que l’objet souvent s’y perd et qu’il semble bien que le sujet véritable du poème soit l’écriture elle-même. Rien de tel chez Guillevic. Pas d’effets de manches… Aussi peu de rhétorique que possible. Ce qui compte, c’est d’aller au cœur des choses ou du moins de s’en approcher. Cette approche n’a rien de facile ni de spontané. Elle est une conquête. Toute la poésie de Guillevic, de Terraqué à Quotidiennes, oscille entre la sensation presque panique de l’altérité du monde extérieur, qui vit très bien sans nous et nous ignore, et en même temps la conscience d’appartenir à ce monde, de partager avec lui des secrets essentiels. C’est une œuvre qui instaure un dialogue (impossible mais toujours recommencé) avec la nature. Dès le premier poème de Terraqué (l’armoire dont il peut tomber « beaucoup de morts : beaucoup de pain » ) s’annonce cette dualité de notre rapport au monde. Le climat général de ces poèmes du début est d’ailleurs dominé par une sorte d’angoisse, de sentiment d’être exclu. On a donné de cette angoisse des clefs de lecture tirées de l’enfance, du rapport difficile à la mère. Explications qui ont sans doute leur vérité. Mais l’expérience est finalement assez universelle. L’angoisse d’être au monde est souvent plus vive dans l’enfance qu’à l’âge adulte. Peu à peu ce sentiment va céder le pas devant ce qui n’est pas seulement une acceptation du monde mais une sorte de conquête sensible du réel.

Dans Quotidiennes, Guillevic écrit :

 

Autrefois,

Quand j’étais gamin,

Je me sentais étranger au monde,

C’était

Comme si je n’en étais pas –

 

Et je me suis appliqué

A m’incorporer à ce tout.

 

Maintenant où s’approche ma fin,

Et je le sais, je le vis,

 

Maintenant

je n’ai plus d’effort à faire

pour sentir pleinement le monde

Seconde après seconde.

 

Il est là, je suis en lui

Je suis à lui.

En lui je me plais. 

 

Le travail du poète, qu’il compare à celui des racines du chêne, est d’aller chercher la vie dans l’obscur et de la ramener à la lumière. C’est un travail d’élucidation. C’est un travail de « creusement », un travail de fond (ou le fond l’emporte sur le souci de la forme, de la musique, par exemple, ou du « beau vers »). En ce sens, Guillevic dont la poésie est un des temps forts de notre modernité, est un « classique », comme son maître La Fontaine, un classique au sens où l’entendait Brecht.

Et c’est un moraliste moderne. De façon plus marquée que La Fontaine, Guillevic ne se contente pas d’utiliser le monde qui l’entoure comme un réservoir d’images pour ses fables. On sait sa méfiance à l’égard de la métaphore et sa préférence pour la simple comparaison, qui devait lui paraître plus honnête, plus modeste, plus réaliste aussi. C’est qu’en se servant des objets du monde réel, il les sert aussi. il cherche à les saisir, à les comprendre et à les sentir. A les pénétrer. Mais aussi « scientifique » et réaliste que puisse être cette démarche, elle n’échappe évidemment pas à l’anthropomorphisme et à l’anthropocentrisme qui marquent toute notre culture et notre tradition humaniste et poétique. Il en est lui-même très conscient qui reconnaît, dans l’entretien déjà cité : « Je suis au centre des choses ».*

Mais du monde qui l’entoure, Eugène Guillevic tire une leçon qui est une leçon de vie et de bonheur, un bonheur indissociable de la lutte pour échapper à l’informe, à ce qui se couche, meurt et se décompose dans l’ombre et l’eau qui stagne, les « suçoirs » ou « l’entonnoir de la solitude » qui vous enferme dans ses parois. Il y a dans toute sa poésie une opposition entre l’étang, l’étendue, le temps qui passe, ce qui descend et ce qui se dresse, ce qui tend à la verticalité : l’arbre, le menhir, la fleur, l’homme… Avec une volonté tenace d’être sur la Terre et la crainte ou le refus qui revient à plusieurs reprises de se changer en nuage, de se dissoudre dans le ciel, d’aller où vous conduit le vent. Tout à fait à rebours d’une vieille tendance « céleste » qui fait du nuage une image même de la liberté.

C’est aussi parce qu’il avait ce souci des hommes debout que Guillevic a pu partager bien des combats de son temps, pour la paix, la justice, une vie plus fraternelle. S’il a quitté dans les années quatre-vingt le parti communiste qu’il avait rejoint en 1942, et s’il a écrit somme toute assez peu de poèmes directement politiques (encore que Charniers, par exemple, en soit un, et des plus réussis), sa pratique de poète reste fondamentalement celle d’un homme attaché au combat pour une vie meilleure. « La terre est mon bonheur », écrivait-il, et c’est au nom des instants du bonheur éprouvé, à côtoyer le buis, l’abeille ou la rose, qu’il refuse de désespérer. Des noces du soleil et de la terre, du spectacle infini d’une nature toujours au travail, toujours en lutte, il tire sa raison d’espérer en l’homme.

Bien sûr, les poèmes de Terre à bonheur sont marqués par l’époque qui les a vus naître : les années cinquante. Et on ne manquera pas de leur reprocher l’optimisme, certains diront le « manichéisme », qui était de ce temps et que bien des événements ont battu en brèche. Mais quelles que soient les déconvenues de l’Histoire, il semble bien que l’espérance soit indéracinable. Et, n’en déplaise aux blasés et aux « pisse-froids »,  à cause de cette « charge d’espérance », la relecture aujourd’hui de ces poèmes est fort rafraîchissante.

 

Francis Combes

 

*  Entretien avec Pascal Rannou (Guillevic, du menhir au poème, Skol Vreizh 1991)

Khlebnikov, chaman ou futuriste ?

10 novembre 2008

 

 

 

Il y a des poètes (ils sont nombreux) dont on se sent très vite familier. On les lit et les relit, sans éprouver la surprise de la première fois, mais en ressentant le bonheur des retrouvailles et celui d’accroître par cette lecture son propre univers intérieur, d’un autre monde que l’on s’apprivoise. Vélimir Khlebnikov n’est pas tout à fait de ceux-là. Chaque fois que je prends en main un de ses livres, je ressens la joie de la découverte, avec toujours le même sentiment réjouissant d’étrangeïté (pour utiliser un terme emprunté aux futuristes). S’il y a une obscurité de Khlébnikov, disons-le d’emblée, ce n’est pas dû (comme souvent) au fait qu’il accumulerait à plaisir des allusions autobiographiques connues de lui seul, ou au fait (encore plus fréquent) qu’il masquerait le vide de sa poésie par un fatras de mots. Non, ce qui peut rendre obscur Khlebnikov, c’est la trouée de lumière que ses vers, comme des météores, laissent dans la nuit. Il traverse l’espace et le temps en agglomérant à lui des matériaux étranges rencontrés en chemin, comme les morceaux de glace et de gaz que la chevelure du météorite traîne derrière lui et cet objet volant et cosmique nous parle de l’histoire de l’univers, de sa création et de son avenir.

Ce côté météorique de sa poésie explique sans doute l’influence qu’il exerça sur les autres poètes futuristes russes qui le considéraient volontiers comme un maître. A commencer par Maïakovski. Il était pourtant l’un des plus discrets et des plus silencieux du groupe.

 

ornithologie et mathématiques

 

Victor Khlebnikov (qui devait adopter plus tard le vieux prénom slave de Vélimir, « celui qui commande au monde », jugeant sans doute Victor trop latin), est né le 28 octobre 1885, dans un village de l’Astrakhan, dans la cette région orientale de la Russie où la Volga se jette dans la Caspienne. Son père était un scientifique, un naturaliste et un ornithologue. Et il entraîna ses fils dans des expéditions ornithologiques. Sa mère, historienne de formation, était la cousine d’un des dirigeants du groupe révolutionnaire (on dirait aujourd’hui « terroriste ») « Naradonaïa Volia », la Volonté du peuple. Il est probable qu’elle éleva ses fils dans un esprit d’athéisme et dans le culte de la liberté. Le jeune Victor (qui aura plus tard une image de poète maudit, d’« inadapté social ») connut en fait une enfance heureuse, au contact de la nature, dans les plaines kalmoukes, puis ukrainiennes. Et sa poésie en portera l’empreinte. Adolescent, il va faire ses études au gymnase de Simbirsk, puis à la célèbre université de Kazan (en pays tatar) dont le recteur avait été Nikolaï Lobatchevsky, le premier mathématicien non-euclidien, auquel on trouve de nombreuses références dans ses poèmes. Khlebnikov y suit des études de mathématiques, pour qui il manifestera une admiration proche de la vénération et qui deviendra une des figures tutélaires de ses poèmes. Pendant ces études, Khlebnikov contracte la passion des nombres qui le hantera toute sa vie. Parallèlement à son activité poétique, il poursuivra longtemps un travail de recherche (que les scientifiques trouveront peut-être fantaisiste) sur les nombres qui rythment la vie, la nature, l’histoire. Plus tard, ayant rejoint Pétersbourg,  Khlebnikov se lancera dans l’étude des langues anciennes (le sanscrit et le vieux slave) et là encore, il accumule des matériaux et un goût pour la philologie dont sa poésie va abondamment se nourrir.

 

des symbolistes aux « futuriens »

 

Il écrit ses premiers vers alors qu’il est encore sur les bancs de l’école. Etudiant, il subit l’influence durable du symbolisme (les pièces de Maeterlinck, les poèmes de Balmont)  et se lie à la revue Apollon et au groupe de l’Académie (que fréquentent des poètes acméistes, comme Goumilev et Kouzmine). Mais, bien qu’ils reconnaissent la force de ses poèmes, ces poètes plutôt distingués ne l’accueillent pas vraiment et rechignent à publier ses vers qui doivent heurter leur sens aristocratique du bon goût et une conception de la littérature influencée par la poésie française. Khlebnikov est trop sauvage pour eux, trop irrespectueux et peut-être même un peu barbare. Or, pour Khlebnikov, la Russie n’est pas une province littéraire de la France. Ses débuts seront marqués par le pan-slavisme qui se répandait à l’époque dans certains milieux intellectuels. Il fallait s’affranchir de l’influence de l’occident chrétien, retrouver les racines païennes, slaves et orientales. (D’où son intérêt pour les civilisations exotiques, perses, indiennes, voire égyptiennes.) Khlebnikov participe au mouvement de la sensibilité de son époque, voire à la mode du retour à la mythologie, et au fantastique. Mais il introduit un humour, une insolence plébéienne et anarchisante qui dénote dans les salons. Il se sent déjà entraîné par le torrent de l’histoire et le tumulte révolutionnaire. La Révolution de 1905 a eu lieu. Elle a été violemment réprimée mais la révolution n’est pas vaincue. Il se sépare de l’ « apollonisme » et se lie d’amitié avec le jeune poète Vassily Kamensky, secrétaire de rédaction de la revue « Vesna », (printemps) qui publie son premier texte : « La tentation du pêcheur ». Bientôt se forme un nouveau groupe (où se retrouvent des écrivains, comme les Bourliouk et de jeunes peintres d’avant-garde) dont il devient l’animateur. Ce nouveau mouvement que rejoindront plus tard Maïakovski et Kroutchionnikh, prend d’abord le nom de Hylée (la région qui servit de théâtre aux exploits d’Hercule) parce que les Bourliouk ont une maison près de Kherson, en Crimée. Puis Khlebnikov invente un nom : « Boudetliane », du verbe russe « boudet » (il sera), que l’on pourrait traduire par « futurien ».  Ils se nommeront ensuite eux-mêmes cubo-futuristes, pour se démarquer des futuristes italiens dont ils rejettent l’orientation nationaliste et guerrière. Ils organiseront d’ailleurs une manifestation de chahut à l’occasion de la venue de Marinetti en Russie.

 

le vagabond de la révolution

 

Vélimir Khlebnikov est un tempérament poétique des plus surprenants car des plus riches. Il unit dans le même élan les tentations les plus éloignées et les plus contradictoires : le merveilleux et le réalisme, le prophétisme et l’irrespect, l’esprit scientifique et la propension à la mystification, le goût pour les contes de fées et les civilisations anciennes, en même temps que l’esprit moderne d’utopie et l’audace révolutionnaire. « La patrie de la création est le futur », écrit-il.  Quand vient la révolution, celui que l’on imagine volontiers sous les traits d’un Pierrot lunaire indifférent à l’histoire qui l’entoure, s’engage dans l’action. Comme son camarade Maïakovski, il participe activement aux fenêtres Rosta, (la future Agence Tass) qui fut l’un des principaux organes de la propagande révolutionnaire, réalisant affiches accompagnées de poèmes qui étaient placardées dans les rues ou sur les trains qui circulaient dans le pays. Au moment de la grande famine dans la Volga (la région d’où Khlebnikov est originaire) il écrit des poèmes poignants pour décrire les effets de la catastrophe (parlant des « villages autophages ») et soutenir les actions de solidarité organisées par les nouvelles autorités.

En 1921, il part avec l’Armée rouge participer à la campagne militaire en Iran. Puis, lors de la retraite des armées révolutionnaires, il se perd en chemin, en poursuivant une étrange mouette qui avait une aile blanche et une aile noire. Il erre le long de la mer Caspienne, tombe malade et est recueilli par les pêcheurs persans qui le baptisent « Gul Mullah » (le prêtre des roses). 

Il revient ensuite à Bakou, puis à Piatigorsk (où il travaille à nouveau à l’agence Rosta comme gardien de nuit).

Malade et affaibli, après un séjour à Moscou, il repart pour la région de Novgorod au cours de l’été 1922 et meurt, le 28 juin, dans le village de Santalovo.

 

« la patrie de la création est le futur »

 

Celui qui avait écrit des poèmes mythologiques, parfois inspirés par les traditions chamaniques, les ancienes chansons de gestes (comme le Dit de l’armée d’Igor) ou les contes populaires (tels « Les enfants de la loutre » ou « Le dieu des vierges »), laisse, au milieu d’une œuvre abondante, de grands poèmes épiques, dénonçant la guerre, (« La guerre dans la souricière ») ou soutenant la révolution (« la Blanchisseuse »). Il est aussi l’auteur d’un étonnant poème de science-fiction, « Ladomir » (que l’on pourrait tenter de traduire par « Accormonde »). Les premiers vers de ce monde prennent à nos oreilles une résonance singulièrement actuelle :

« Et les châteaux du commerce mondial

Où luisent les chaînes de la misère

Avec sur le visage joie mauvaise et enthousiasme

un jour tu les réduiras en cendres ».

Au mot d’ordre révolutionnaire, il mêle une vision du futur où les villes voleront, où les glaciers se déplaceront pour rafraîchir les déserts, où les lacs serviront de réserves de nourriture et où toutes les langues de la terre se fonderont dans « un seul langage des mortels ».

 

Le langage, voilà sans doute la grande préoccupation de Khlebnikov. « De tous les mots anciens j’ai fait un fin hachis », écrit-il dans « La guerre dans la souricière ». Mais il ne se contente pas de passer à la moulinette le vieux langage. Il invente joyeusement des mots nouveaux et joue avec les voyelles (dans des poèmes qui nous font penser à cet autre barbare poétique que fut Rimbaud, comme « Bobéobi se chantaient lèvres »… ou « irriez les rieurs »). On sait aussi l’intérêt qu’il portait au langage « zaoum », le langage « transmental », langage d’en-deçà de la langue courante censé parler au subconscient, comme certains mots qui le fascinaient tels les formules magiques qu’il attribue aux sorcières « Chagadam, magadam, vykadam… »
Météore de la poésie futuriste, Khlebnikov fut sans doute l’un des poètes les plus incompris de son temps. Même si après sa mort son œuvre est publiée en cinq volumes (de 1929 à 1933), et même si ses anciens compagnons futuristes le plaçaient au zénith, il ne semble pas qu’il ait laissé de descendance poétique directe. Mais sa trace reste d’une exceptionnelle luminosité.

 

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En France, les poèmes de V. Khlebnikov ont d’abord été connus par la belle traduction de Luda Schnitzer (chez Pierre-Jeran Oswald). Deux volumes de traductions nouvelles, dues à Claude Frioux, viennent de paraître aux éditions de l’Harmattan (dans une édition malheureusement très fautive, mais très illustrée et passionnante).

 

Neruda, trente ans après…

10 novembre 2008

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Le Chili nous hante… hier soir, dans le hall de la mairie de Pantin, plusieurs centaines de personnes étaient réunies pour dire « Adieu » au compositeur Sergio Ortega, ami et compagnon de Pablo Neruda, musicien chilien exilé en France depuis 1973, auteur notamment de « El pueblo unido » et « Venceremos ».  Après les discours et les chants, après les dernières notes interprétées par les Quilapayun, a résonné dans ce bâtiment vénérable le cri poignant : « Sergio Ortega… presente ! ». Le même slogan de deuil et de dignité que celui qui s’était fait entendre lors de l’enterrement de Neruda, dans Santiago, depuis quelques jours à peine sous la botte de Pinochet. Et nombreux dans l’assistance furent ceux qui en eurent les larmes aux yeux. Car pour beaucoup d’entre nous le Chili, ce pays inconnu situé dans l’autre hémisphère, fut dans les années soixante-dix comme le mot de passe d’un espoir. Espoir en la possibilité d’une transformation révolutionnaire qui serait pacifique et légale. Puis, à la suite du putsch du 11 septembre 1973,  le nom de ce pays longiligne et perdu dans la nuit australe devint à nos yeux synonyme de colère contre la dictature et la barbarie.

Trente ans après le coup d’État de Pinochet, l’opéra que Pablo Neruda et Sergio Ortega avaient composé ensemble, « Splendeur et mort de Joaquin Murieta » a été enfin monté par le Théâtre municipal de Santiago (qui est l’équivalent de notre Opéra) où il a connu un franc succès. Lors de la cérémonie funéraire pour Sergio Ortega (brutalement décédé des suites d’un cancer du pancréas), au milieu des anciens guerilleros et des drapeaux rouges, l’ambassadeur du Chili était venu  représenter son pays (où rôde pourtant toujours le spectre  de Pinochet…). Et le gouvernement chilien a proposé de prendre en charge le retour de la dépouille de l’exilé à Santiago…

Que l’on me pardonne cette introduction personnelle, mais Sergio Ortega fut mon ami pendant plus de vingt ans. Nous avons beaucoup travaillé ensemble, écrit des opéras, des cantates, des pièces, des chansons… Nous avons beaucoup parlé ensemble. Beaucoup refait le monde… (pas assez, bien sûr…) Et j’ai beaucoup appris auprès de lui.  Sergio était un artiste formé par les combats de son peuple pour la liberté. Musicien à la fois savant et populaire, il s’inscrivait dans la lignée de Brecht,  Kurt Weil, Eisler. il avait beaucoup appris de sa collaboration avec Pablo Neruda et m’avait souvent parlé de cette expérience. Comment Neruda se méfiait du folklore et de ses formes figées, mais comment il avait le sens du peuple et une haute idée du rôle du poète. Dans certaines circonstances, écrivait-il, le poète doit pouvoir se faire « barde d’utilité publique ».

Ces derniers temps, je me suis replongé dans la lecture de Neruda et je pense que nous n’en avons pas fini avec lui. Il est né le 12 juillet 1904 (on fêtera donc le centenaire de sa naissance l’an prochain). Et il est mort le 20 septembre 1973… neuf jours à peine après le coup d’État qu’il a eu le temps de stigmatiser, dans les dernières pages de ses mémoires, « J’avoue que j’ai vécu »*, écrites alors qu’il était hospitalisé et mourant, Victime lui aussi du cancer.

Pablo Neruda était issu d’un milieu très modeste. Sa mère est morte de la tuberculose alors qu’il était tout jeune. Son père était cheminot. Il vécut son enfance dans le sud du Chili, le pays du froid et de la pluie. Le contact avec cette nature forte et dramatique l’a profondément marqué et a sans doute laissé en lui cette empreinte de romantisme irréductible dont il ne s’est jamais complètement départi. « La nature me donnait une sorte d’ivresse », écrit-il dans ses mémoires. C’est à son contact, en entendant le chant de la rivière, en se plongeant dans la profondeur des forêts, qu’il a dû éprouver à la fois cet accord avec l’univers, et en même temps ce sentiment irrépressible de débordement de l’être, d’ « enthousiasme » au sens propre du terme devant ce qui vous dépasse, qui pousse souvent à écrire et parfois même à devenir poète. Claude Couffon vient de traduire en français le grand volume des poèmes inédits de jeunesse de Pablo Neruda qui a été récemment retrouvé et publié en espagnol : les Cahiers de Temuco**. Il s’agit de cahiers que le jeune Neruda remplissait de poèmes (au rythme quasiment d’un par jour) alors qu’il avait entre seize et dix sept ans et qu’il confiait ensuite à sa sœur.  Cinquante ans plus tard, comme sa sœur les lui montrait, il écrivait : «  En les lisant, j’ai souri devant la douleur enfantine et adolescente, devant le sentiment littéraire de solitude qui se dégage de toute mon œuvre de jeunesse. L’écrivain jeune ne peut écrire sans ce frisson de solitude, même imaginaire, de même que l’écrivain mûr ne fera rien sans la saveur de la compagnie humaine, de la société ». Il résumait ainsi le parcours d’une vie et d’une œuvre. Il est vrai qu’à lire aujourd’hui ces poèmes de jeunesse du Neruda qui n’est pas encore Neruda, on est frappé par leur spleen, leur accent désespéré. On sent bien sûr les premières influences du jeune poète ; singulièrement l’influence de la poésie symboliste française… Par exemple, l’écho inattendu d’un poète comme Lorrain. Mais d’autres, aussi. Il y a même un poème qui débute par « La chair est triste… ». Mais on ressent aussi le tourment universel de l’adolescent qui s’ennuie dans sa ville de province et attend l’Amour, la Femme, la vraie Vie, qui, par définition, est ailleurs. Ce qui frappe aussi, c’est déjà le souffle, la générosité de l’inspiration en même temps qu’une conscience aiguë de ce qu’il lui reste à gagner pour devenir le poète que nous connaissons. Alors qu’il n’a que seize ans, il porte un jugement définitif sur son œuvre, qu’il juge ratée, parce que, explique-t-il, il n’a pas su parler des gens ordinaires qu’il croise tous les jours dans la rue ! J’y vois pour ma part une grande leçon esthétique. C’est en effet ce qui vous est le plus proche qui est le plus difficile à conquérir  poétiquement. A l’époque, Neruda s’appelait encore Neftali Ricardo Reyes… (C’est pour tromper la vigilance paternelle qu’inquiétait ses premières tentatives littéraires, qu’il prit le pseudonyme de Neruda ; du nom de Jan Neruda qu’il avait lu dans un magazine, alors qu’il ne savait même pas qu’il s’agissait d’un des grands poètes et conteurs de la littérature tchèque). En fait, il lui restait en effet à gagner un pays : le Chili. Il le fit peu à peu. Ses premiers livres : Crépusculaire, Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée*, surtout, puis Résidence sur la Terre *(écrit alors qu’il avait été nommé consul à Rangoon) lui attirèrent vite une belle renommée au Chili et en Amérique latine. Ces recueils, à côté de beaux moments d’exaltation et de joie de vivre, portent l’empreinte de cette nostalgie native, du sceau noir de la solitude dont il retrouvera à plusieurs reprises la mélodie dans ses livres ultérieurs ; accents qui correspondaient sans doute à la sensibilité d’une jeunesse intellectuelle latino-américaine, ailleurs marquée par le modernisme, qui rejetait la réalité qui l’entourait et vivait dans la rêverie de l’Europe. Mais la vie allait se charger de conduire Neruda sur d’autres chemins. Le moment décisif fut sans doute la guerre d’Espagne. A Madrid, il se lia d’amitié avec les poètes de la nouvelle génération d’or espagnole : Garcia Lorca, dont il fut très proche, Rafael Alberti, Miguel Hernandez, Manuel Altolaguire… Il prit fait et cause pour la République espagnole, organisa, notamment avec Aragon, le Congrès des écrivains pour le soutien à l’Espagne républicaine, publia des revues pour la défense de l’Espagne, écrivit un livre superbe, imprimé en pleine guerre civile, sur le front : « L’Espagne au cœur », puis, après la défaite des républicains, fit des pieds et des mains pour sauver des centaines de réfugiés espagnols et leur permettre de s’embarquer pour le Chili, à bord du Winnipeg. Cette bataille qu’il mena avec succès fut de toute sa vie l’un de ses plus grands motifs de fierté. C’est en Espagne que Neruda acquit une conscience politique et devint communiste. C’est aussi en Espagne qu’il trouva les chemins du peuple. « Il n’était pas possible de fermer la porte à la rue, dans mes poèmes », devait-il écrire plus tard.  De retour au Chili, il s’installe à l’Ile noire, en face de l’océan, et forme le projet du  Chant général*  pour raconter l’épopée du continent et de ses peuples. Il se plonge alors dans l’histoire,  la géographie, la botanique et entreprend l’une des plus grandes aventures poétiques du XXème siècle. Du coup, sa poésie, tout en conservant l’héritage précieux de Gongora et de l’Espagne, devient profondément américaine. Elle tend à l’espace, à l’illimité, au grandiose et  rejoint ainsi l’autre grand barde du continent : Walt Whitman.

Les événements retarderont un temps la réalisation de ce projet. En 1945, il est élu sénateur par les mineurs de cuivre et les ouvriers du salpêtre. Quelques temps plus tard, pourchassé par la dictature de Videla, il doit fuir le Chili et passer clandestinement la cordillère à cheval… Mais c’est dans les conditions épiques de cette odyssée qu’il achève le Chant général.

Poète évidemment très engagé, Neruda nous laisse l’exemple d’une poésie particulièrement libre. Libre parce qu’engagé, pourrait-on dire par esprit dialectique. Ce qui n’est pas complètement faux. Mais l’engagement ne suffit pas à faire que l’œuvre soit libre et libératrice. Chez Neruda, même si la raison a le dernier mot, la « folle du logis » de l’imagination est toujours aux premières loges. « Le poète, s’il n’est pas réaliste, est un écrivain mort », dit-il. Mais il ajoute aussitôt : «  le poète qui ne serait que réaliste serait lui aussi un écrivain mort ».

En fait, ce marxiste convaincu (dont on a dit à tort qu’il avait été proche du surréalisme) prône joyeusement une poésie « irréaliste », une poésie qui n’hésite pas à refaire le monde aux couleurs de son désir. Car Neruda est avant tout un grand lyrique.

De lui, comme de mon ami Ortega, j’ai envie de dire qu’il n’a trahi ni l’étoile du peuple, ni celle de la beauté. Ce sont deux étoiles différentes, deux étoiles souvent distantes, mais des plus brillantes. Comme le sont dans notre ciel Mars et Vénus.

 

* J’avoue que j’ai vécu, éditions Gallimard

** Les Cahiers de Temuco, éditions Le Temps des cerises

Mahmoud Darwich, le passeur des frontières

9 novembre 2008

 

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Le poète palestinien Mahmoud Darwich est mort le 9 août, loin de chez lui, aux Etats-Unis, pendant une intervention chirurgicale. Il souffrait du cœur… une malformation des artères. Peut-être cela contribuait-il à la sorte de timidité, de fragilité qui émanait de lui. Ce grand poète qui, de son vivant fut transformé, dans une certaine mesure malgré lui, en symbole de la Palestine, cet intellectuel profond et influent était aussi un homme timide. Les rares fois où je l’ai croisé, j’avais été frappé par l’impression de réserve, de distance qui l’entourait.

Mahmoud Darwich est né en 1942, dans une famille d’agriculteurs du village de Birwa, près de Saint Jean d’Acre. En 1948, comme des milliers de Palestiniens, il a été chassé avec sa famille (ce que les Palestiniens appellent la Naqba) et son village a été rasé. Etranger dans son propre pays, assigné à résidence pendant plusieurs années à Haïfa, entre le mont Carmel et la mer, il quitta Israël en 1970, alors qu’il participait à une délégation de la jeunesse communiste. Il a ensuite longtemps vécu en exil, à Beyrouth, au Caire, à Paris… Pour revenir, après les accords d’Oslo, à Ramallah, où il a pu reprendre un temps la publication de sa revue, al-Karmel. Mais là non plus, il n’a pas connu vraiment le repos. Sa maison y fut saccagée par l’armée israélienne (comme celle de Neruda l’avait été par les sbires de Pinochet). Et il dût reprendre le chemin de l’exil.

Dès ses premiers poèmes, sa voix fut identifiée à celle de son peuple. Son poème sur le laissez-passer imposé aux Palestiniens, « Inscris : je suis arabe… », a été perçu comme la revendication d’une fierté retrouvée. Et, par la suite, Darwich eut souvent à se défendre de la tentation chez beaucoup de ses lecteurs de l’enfermer dans ce rôle de porte-drapeau… Non pas qu’il refusât le drapeau… La génération des pères avait perdu la terre, celle de Darwich découvrit la révolution. Dans son village explique-t-il, « tout le monde aimait bien le communisme ». Lui-même fut d’ailleurs membre du parti communiste, le Rakah, jusqu’en 1993. Puis, il rejoignit l’OLP qui lui semblait un cadre plus large pour l’action. Olp qu’il quitta à son tour, quelques années plus tard. Jamais il n’a abandonné ses convictions ni tourné le dos à la nécessité de la conscience et de l’action politique. Mais, d’une façon de plus en plus affirmée au cours des années et des quelques vingt recueils publiés, il n’a cessé de faire effort pour dégager la poésie palestinienne de la tentation de la réduire à son seul contenu politique. Longtemps il a réclamé une lecture « innocente » de ses poèmes ; mais, même dans ses textes les plus intimes, note-t-il, ses lecteurs avaient tendance à y voir des allusions à la « cause ».

Ce qui lui importait au plus haut point, c’était le contenu humain de la poésie, dans toute sa complexité. « C’est ce souci de l’Homme, dit-il dans un entretien, qui donne à la poésie son feu et lui assure la pérennité, au-delà de ses conditions historiques propres. » Dès ses premiers poèmes, il donne à la Palestine non seulement une voix mais des visages. Celui par exemple de sa mère Hourryia. Et la patrie perdue s’identifie à l’odeur de son café. Mais à l’ennemi aussi, il restitue son visage humain. Comme dans le beau poème sur le « Soldat rêvant de lys blancs », où il fait le portrait d’un de ses voisins, israélien, enrôlé dans l’armée et pour qui aussi, la patrie « c’est de boire le café de sa mère et de rentrer au soir ». Ou dans les poèmes consacrés à Rita, la jeune israélienne qu’il a aimée et ne pouvait pas aimer. « Entre Rita et mes yeux, un fusil », écrit-il dans un poème célèbre.

Yannis Ritsos (qui ne fut pas sans exercer une certaine influence sur lui) disait du style de Mahmoud Darwich qu’il était « épico-lyrique ». « Lyrisme épique », la formule convenait à Darwich dont la poésie mêle les voix des individus concrets à la tragédie de l’histoire collective. Darwich a inventé le « poème ouvert », une forme où se retrouvent, dans un même poème, plusieurs voix et plusieurs thèmes qui peuvent être antagoniques. Toujours, cette passion de la complexité, cette volonté de réunir les éléments épars du réel et du rêve, qui est, dit-il, « la région du poème ». Prolongeant à sa façon la grande tradition de la poésie arabe, avant-même Mutannabbî, depuis les odes anté-islamiques des Mu ‘Allaqua, qui fait une grande place à l’allégorie et l’éloge, il porte à un point rarement atteint avant lui l’art de la métaphore, parfois jusqu’à l’ivresse, accueillant dans son poème tout ce qui fait la vie et lui donnant valeur de signe. Né sur la terre natale des symboles, où le mythe est omniprésent (et même terriblement pesant quand il sert à justifier l’inacceptable), Darwich cherche à traverser le mythe pour atteindre le familier. Dans le même temps, il confie au poème le projet de créer sa propre mythologie, d‘écrire à nouveau le Livre de la Genèse. Lui qui fut marxiste, assume l’héritage de la Bible, l’héritage musulman, juif et chrétien. Le Messie sur sa croix est un Palestinien. Mais au-delà des drames de l’histoire, si la Palestine est aussi une métaphore, tout homme est comme un Palestinien, en exil, confronté à la solitude, devant affronter le deuil et renaître. La poésie de Darwich vit dans son voyage jamais achevé vers le poème, le franchissement permanent des frontières et sa métaphore centrale est sans doute celle de la résurrection.

Il faut noter qu’au-delà de la place qui est la sienne, la poésie palestinienne d’aujourd’hui est riche d’une grande diversité de voix. Dans la poésie arabe, les poètes palestiniens occupent une position particulière. Ils ont non seulement rejoint depuis longtemps le mouvement de la modernité arabe contemporaine (qui n’a rien à envier à la nôtre), mais l’exil les a souvent conduits à s’ouvrir aux autres poésies du monde, anglaise, française, grecque, espagnole, allemande… Et si l’influence de Darwich est forte, cette poésie palestinienne d’aujourd’hui est très diverse et bien vivante. Et nombreux sont les poètes arabes et palestiniens qui cherchent aujourd’hui dans une tout autre voie que la sienne. Mais le fait majeur à mes yeux est que cette poésie, bien que confrontée à l’urgence et au drame collectif, ne se résume pas au slogan ni à l’immédiateté. A son meilleur, cette poésie qui vient d’un des épicentres de la douleur humaine, est une grande œuvre de beauté, de caractère universel et qui passe les frontières. En cela, tous, à leur façon, sont héritiers de Darwich.

PS : Les recueils de Darwich, traduits notamment par Abdellatif Laabi et Elias Sanbar, sont disponibles aux éditions de Minuit, Actes Sud et Gallimard. Pour se faire une idée de l’ensemble de la poésie palestinienne, voir l’anthologie « La poésie palestinienne contemporaine », traduite par A. Laabi, au Temps des Cerises.

 

article paru dans Le Manifeste, septembre/octobre 2008

à propos de la francophonie

9 novembre 2008

Les poètes de langue française venus d’autres pays, du Québec, d’Haïti, des Antilles, de Belgique ou d’Afrique, font partie de notre paysage poétique intime. Avec chacun d’entre eux, nous avons une histoire d’amour en commun, non pas avec la même femme mais avec la même langue. Mais cette histoire est à chaque fois différente et différemment vécue.

J’ai eu l’occasion de rencontrer de nombreux poètes francophones et j’ai pu constater que, dans la plupart des cas, leur relation avec la langue française était une relation passionnée, en général, bien plus que pour les poètes de France. Peut-être parce qu’elle est moins naturellement évidente, et plus marquée par les contradictions de l’histoire qui ont fait du français un instrument de domination coloniale, mais aussi un outil d’émancipation.

Il y a quelques années, quand j’étais directeur littéraire des éditions Messidor, j’avais été rendre visite à Léopold Sédar Senghor. Me recevant dans son appartement parisien, il m’avait montré un lutrin, sur lequel reposait une Bible… Et il m’avait précisé que chaque matin il lisait la Bible en grec. (A moi, dont le fait de n’avoir jamais étudié le grec est un des seuls regrets scolaires…) Puis il m’avait fait un discours sur le thème «  Si vous n’êtes pas capables, vous les Français de défendre la langue française, est-ce nous les Africains qui allons devoir le faire ? »…  Pour cet ancien Normalien,  père de la négritude, l’affirmation de l’identité africaine passait par la conquête de la culture du colonisateur. J’ai mieux connu Gaston Miron, qui a laissé dans ma mémoire une empreinte chaleureuse et fraternelle… Je  me souviens de repas pris ensemble, dans des bistrots parisiens, où à un certain moment de la conversation, il sortait son harmonica et nous chantait une chanson populaire du Québec, comme celle qu’il m’a chanté, au téléphone, quelques temps avant de mourir, une chanson qui parlait de l’industrie du papier que les USA venaient voler au Canada. Pour lui, l’affirmation linguistique et culturelle était inséparable d’un combat social pour la dignité et la liberté. Contre le colonialisme, sous toutes ses formes… Un jour, nous avons descendu ensemble le boulevard Saint-Michel en discutant du fait que la France, vieux pays colonisateur, était aussi un pays de plus en plus colonisé par l’empire états-unien. Frappé par le nombre d’enseignes en anglais, Gaston s’arrêtait devant chaque boutique et faisait un numéro. De temps en temps, il entrait et demandait, avec son accent où le vent du nord a distendu les syllabes, « Mais dans quel pays sommes-nous donc, ici ? Et quelle langue vous parlez, donc ? »

Pour lui, le français était une langue unique et commune, mais, contrairement à ce que pensent beaucoup de Français de France attachés à une certaine normalité du « bon français », c’était en même temps une langue plurielle et multiple, du fait de ce qu’il appelait les « variances » d’un pays à l’autre.

Je pourrais aussi évoquer les Haïtiens René Depestre ou Jean Métellus, ou des poètes des plus jeunes générations, tels Rodney Saint Eloi et James Noël, que j’ai entendus chanter Jean Ferrat, Léo Ferré et réciter par cœur Aragon, à des milliers de kilomètres de Paris, dans un restaurant de Saint Domingue… une ville dans les rues de laquelle leurs compatriotes sont considérés comme des parias.

Ce qui se joue, à mon avis, dans la poésie francophone d’aujourd’hui, c’est, à travers la multiplicité des écritures et des situations, la complexité des nouvelles figures de l’identité.

Les hommages rendus à Césaire à l’occasion de sa mort ont été l’occasion de revenir sur le sujet. L’affirmation de la négritude a très certainement été une nécessité du combat émancipateur. Mais on comprend que la plupart des écrivains des Antilles aujourd’hui éprouvent le besoin d’aller au-delà, en parlant par exemple de créolité ou de métissage, comme Glissant et Chamoiseau. Car l’identité positive, aujourd’hui, en particulier dans cette période de « mondialisation » uniformisante (et de son corollaire obligé qui est le repli nationaliste ou identitaire) paraît devoir être nécessairement ouverte, multiple, évolutive… La métaphore de l’arbre est toujours féconde. Sans racines, un arbre ne peut pas vivre ni se développer… Et connaître ses racines, voire les inventer, est indispensable ; surtout quand on appartient à un peuple qui a été déraciné. Mais un arbre qui se limiterait à ses racines ne serait pas un arbre. Ce serait au mieux une souche. Un arbre a besoin d’un tronc et de branches, pour pousser le plus haut et le plus loin possible. Des branches forcément accueillantes aux vents et aux oiseaux de passage…

De ce point de vue, il serait intéressant de relire aujourd’hui Bois d’ébène, le beau poème de l’écrivain haïtien Jacques Roumain, qui affirmait déjà, dans les années trente, en même temps que la revendication noire, une vocation à un internationalisme qui allait plus loin.

De même, on pourrait réfléchir aux liens qui nous unissent et nous définissent non seulement par-delà la géographie, mais aussi par-delà le temps. Villon et Charles d’Orléans restent nos bons compagnons… Contrairement à ce qui a pu se passer parfois, la modernité ne consiste pas forcément à oublier l’écho en nous des poètes du passé. Et  vouloir à toute force être radicalement nouveau et original. Quitte à en perdre l’air et la chanson… Mais peut-être plutôt à essayer de faire vivre en poésie une sensibilité et une conscience d’être humain d’aujourd’hui, avec ce qu’il y a en lui du passé… et sans doute du futur.

La question se pose pour la poésie « savante », mais aussi pour le slam dont le développement manifeste un renouveau inattendu de la poésie populaire. Que des jeunes choisissent pour s’exprimer un mode exclusivement poétique (sans même le secours de la musique) est en soi un fait remarquable et prometteur. Mais pour qu’il tienne ses promesses, le slam doit se garder, comme le rap avant lui, des pièges du marché qui récupère tout et de la démagogie médiatique et officielle qui tend à faire croire qu’on peut être bon poète sans faire l’effort de connaître les poètes anciens et contemporains.

La poésie francophone pose donc des questions au monde. Et le monde pose des questions à la poésie. Par exemple celle-ci : que tout ne se joue pas sur le terrain de la culture. Les racines de l’aliénation culturelle ne sont pas culturelles. Vouloir reconquérir sa dignité en se contentant d’affirmer son identité seulement sur un plan culturel, sans poser la question de la dépendance, économique, politique et administrative aboutit semble-t-il à un renforcement de l’aliénation, à un mal être, voire à des formes de « racisme à l’envers » qui relèvent, tout comme l’islamisme, des impasses du « culturalisme », pour utiliser un concept de l’économiste égyptien Samir Amin.

Autrement dit, la poésie peut et doit aussi s’intéresser aujourd’hui à ce qui est hors de son champ habituel. Elle a besoin, pour être pleinement elle-même, c’est-à-dire un acte de langage par lequel s’affirme la beauté de l’être, de sortir de temps en temps d’elle-même, de descendre danss l’arène, de se frotter au « non-poétique », en premier lieu à ce qui lui est naturellement contraire :  à l’économie et à la politique.

De ce point de vue, la poésie française de ces dernières années (en France et dans les autres pays francophones) pouvait souvent paraître un peu timide. Mais j’ai l’impression que c’est en train de changer.

Lettre à de jeunes poètes

9 novembre 2008

 

Au cours du printemps 2008, Francis Combes a participé en tant que président du jury, aux délibérations du jury du prix de poésie des lycéens et des étudiants « Poésie en liberté ». Les débats qu’il a eus avec les lycéens l’ont conduit à écrire cette Lettre à de jeunes poètes.

 

1 – Adolescents, nombreux sont ceux qui éprouvent le besoin d’écrire des poèmes. Par la suite, la vie se charge de vous émonder, de vous faire renoncer à cette activité ni raisonnable ni rentable. Le poète est celui qui n’a pas renoncé à ses erreurs de jeunesse. Mais pour cela, il faut lire, travailler, se corriger sans cesse. Car la poésie est aussi un art. Etudiez les poètes qui vous ont précédés. Une fois que vous avez trouvé la poésie, continuez à la chercher. Apprenez les règles. Ne les respectez pas.

 

2 – Le plus important est de se former une conscience et une sensibilité d’être humain vivant pleinement son temps. Il ne s’agit pas d’être dans l’air du temps ; il s’agit d’être à la pointe de son temps. Emporter dans ses bagages ce qu’il faudrait garder du passé pour voyager dans le futur. Car la poésie n’est pas qu’un art. Ou c’est un art d’habiter le monde. La poésie n’est pas faite que de mots. Elle est une forme de conscience hypersensible. (Ou de sensibilité hyper-consciente).

 

3 – Le rôle des poètes a toujours été de connaître le nom des plantes, des pierres, des oiseaux. Enumérer le monde pour l’apprivoiser. La ville moderne et nos inventions font aussi partie du monde. Il nous faut les acclimater. Imaginer le monde. Manœuvrer dans la fiction à haut régime. Le domaine du poème, c’est le réel et c’est aussi l’impossible, le merveilleux. Il n’y a pas de poésie sans utopie. Le vrai domaine du poème, c’est le rêve éveillé. Entraînez-vous à marcher avec les pieds sur la Terre et ne dédaignez pas, de temps en temps, d’effectuer des sauts périlleux dans l’espace.

 

4 – Quand on est jeune et qu’on a la vie devant soi, on aime souvent les poèmes sombres et désespérés, le spleen, le noir et le gothique… Plus tard, on apprend à apprécier chaque instant de la vie. Il y a des poètes tristes et des poètes gais, des nostalgiques et des poètes qui espèrent. Parfois, ce sont les mêmes. Tous ont droit de cité dans la cité si, à l’égal du boulanger, ils font un pain bon, odorant, croquant, tendre et réjouissant ; s’ils apportent un peu de vérité, de force, de joie.

 

5 – Comme la vie est courte, il faut essayer de la vivre pleinement. Ne pas pactiser avec la mort. Dans une société où la plupart des gens perdent leur vie à essayer de la gagner, le poète s’arrête pour regarder, comprendre, sentir. Intéressez-vous aux autres, prenez le temps de les aimer. Le continent le plus étrange et le plus neuf à explorer pour le poème, c’est notre vie commune. Je est aussi tous les autres. Nous ne sommes pas si différents que ça les uns des autres. C’est ce qui fonde la possibilité du poème. Et du partage. Le poème élargit l’enveloppe de l’individu à l’humanité.

 

6 – Le poème est l’étincelle qui peut jaillir du frottement de deux regards. Sentir que nous existons vraiment parce que nous avons besoin des autres et que nous comptons pour eux. Essayer chaque jour de faire quelque chose qui soit utile et beau. Etre heureux est un travail. Le vrai bonheur est productif. Communicatif. Le poème est un cadeau que l’on se fait et que l’on fait aux autres. 

 

7 – Les poètes ne sont pas les inventeurs de la langue. La langue vient du peuple. C’est en lui qu’elle vit et bouge. Même s’il est souvent dépossédé de ses propres mots… Le poète est l’Indien qui applique son oreille sur la poitrine du peuple pour entendre venir de loin le galop assourdi des mots… Et tente de leur restituer le sens de la chevauchée. Faites l’amour avec les mots. Faites qu’ils fassent l’amour entre eux. Parler est utile. Même pour aimer.

 

8 – Pas de poème sans jeu avec les mots. Mais la poésie n’est pas qu’un jeu. La vraie matière première de la poésie, ce ne sont pas les mots, ce sont les émotions, les sens, les sentiments. Il n’est pas non plus interdit de penser.

 

9 – Ne vous payez pas de mots. Ne faites pas trop confiance aux mots. Entendez leur musique ; sachez y céder… et ne pas y céder. Evitez les phrases creuses, les images et les idées qui sonnent creux. Restez concrets. Pensez en images. N’ayez pas peur de la folie. Dans la folie, restez lucide. Préférez le mot juste. Ajustez les mots. Il y a une vérité du poème. Cherchez la vérité ; dites-la.

 

10 – Il y a encore des révolutions à imaginer. Faites à votre idée… À vous de jouer…

Poésie d’utilité publique

9 novembre 2008

Poésie d'utilité publique Francis-Medellin

Depuis toujours, je défends l’idée que la poésie, même si elle est une activité savante, n’est pas réservée par principe à un petit groupe de spécialistes. Elle naît de l’usage que les peuples font de leur langue. Elle ne vit que parce qu’elle est mise en commun. Écrire un poème, comme chanter, peindre ou cuisiner est une façon de partager son plaisir. Pour moi la poésie est une fabrique de bonheur, un transformateur électrique qui convertit nos sentiments et nos idées en énergie. Elle est une façon d’être de plain pied dans le réel, sans s’accommoder de l’état des choses. Elle est à la fois la conscience et l’utopie du monde. Parole intime, elle est d’utilité publique.

 


 

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