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Petite suite pour San Francisco (2007)

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Vision de nuit

 Quand on arrive au-dessus de San Francisco

par le vol de nuit

                les lumières de la ville

font un tapis incandescent

grande galette rectiligne découpée au couteau

rouge, blanc, jaune, vert

sculpture d’émail encore liquide

                                            juste sortie du feu

émergeant de l’obscurité.

(Pourquoi aimons-nous à ce point les lumières ?

Peut-être, à cause, de notre peur du noir

et de la solitude ?)

 

Avec l’énergie

consommée par la grande cité

la nuit

               fabrique

des bijoux multicolores

qu’elle offre au regard

              des habitants du ciel

et leur en met plein la vue.

 

(L’homme est capable de faire

sans le vouloir aussi bien que les volcans)

Et nous

nous profitons

                         à l’œil

du spectacle

              de la merveille moderne.

*

Métaphysique céleste

Au-dessus de la mer

      les nuages vus d’avion

            font des moutons

                        de poussière…

Visiblement,

      aujourd’hui

            le ménage n’a pas été fait

à la surface de la planète bleue.

De deux choses l’une :

soit Dieu

            est une mauvaise femme de ménage

soit

     il n’existe pas.

*

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Ode à San Francisco

                                               pour Aggie Falk, Jack Hirschman  et Lawrence Ferlinghetti

 Je te salue, San Francisco, ville cosmopolite et pacifique=
Je te salue, ville américaine qui joue aux montagnes russes,
Je te salue et je salue pour commencer la géographie exceptionnelle de ton corps accueillant avec tes hauteurs qui respirent, tes épaules et tes seins qui se soulèvent et d’où les rues dévalent vers la baie et vers le Pacifique,
Je te salue toi et ton ventre qui s’aplanit du côté d’Union square, ton ventre et tes jambes qui s’allongent vers le port,
Je te salue toi et tes tramways qui grimpent et descendent tes collines, encordés comme des alpinistes qui plantent leur piquet dans la roche
Je te salue toi et tes tramways brinquebalant où s’accrochent comme des grappes les hommes et les femmes, grains de raisin dans la vigne ambulante de la grande ville où chacun chaque jour se rend librement au pressoir des ateliers et des bureaux
Je te salue San Francisco, ville cosmopolite
Hi ! San Francisco
Hi ! Hi ! et Hi…
Ay ! des latinos, l’admiration et la nostalgie…
Ay que linda ! le cri d’amour et de plaisir et la douleur aussi qui nous fait dire en français Aïe !
San Francisco, ville en blanc et noir, ville comme un échiquier, tracé au cordeau où le cheval de la liberté doit jouer à sauter par dessus les cases du damier
Ville blanche, fantôme volant d’un port de la Méditerranée, la sieste et le vagabondage, quelque part du côté de North Beach, la petite Italie
San Francisco ville vacante et voyageuse
ville village
ville avenante et promeneuse où j’ai beaucoup marché
ville piétonne où les voitures n’ont pas encore mangé tout l’espace vital des hommes
ville humaine où on ne croise pas que des centaures, des culs-de-jatte sur pneumatiques
San Francisco, ville noire aussi de la fortune et de l’efficacité,
San Francisco, ville blanche des limousines à air conditionné, limousines interminables pour richards minables, bruns blonds ou décolorés, avec des bagues aux doigts et des montres Cartier en or
(Dans la boutique de l’avenue Post, achetez-en une pour 35 000 dollars)
San Francisco, où ici comme ailleurs en Amérique, croisent dans les rues les requins silencieux des limousines blanches ou noires, corbillards pour momies et pour morts-vivants.
San Francisco, ville noire de la joie de vivre, avec le jazz qui s’enfuit par la porte ouverte du bar, le dimanche après-midi, le jazz à la chemise déboutonnée, le pantalon sur les pieds qui saute par la fenêtre et va danser dans les rues
Je te salue ville paisible et pacifique
de la côte pacifique
ville où l’on pourrait entendre du côté de l’Embarcadero résonner le « Camerado » de Walt Whitman
San Francisco, ville qui vote pour la paix et n’a pas oublié tout à fait le souvenir des fleurs dans ses cheveux,
Je te salue pour les fleurs mauves du bougainvillée contre le mur de la maison ocre, à l’angle de Chestnut et de Powell, peut-être
Je te salue pour la senteur des campanules hallucinogènes du datura,
Je te salue pour les fleurs rouges des flamboyants, pour les eucalyptus et pour les saules pleureurs,
Je te salue pour l’église ensoleillée de verdure dans Washington square,
Je te salue pour le glaive blanc de la Tour panaméricaine, planté en plein centre de la ville, comme la pointe d’un cadran solaire
Je te salue pour le portique rouge de ton Golden Gate, perdu dans la brume au milieu du ciel bleu
Je te salue pour la tour Coit, souvenir du tremblement de terre et incitation publique à la copulation,
Je te salue même pour les gratte-ciels du quartier des affaires qui brillent dans la lumière du soir
les sombres gratte-ciel, temples du culte solaire au dieu dollar
modernes équivalents des pyramides antiques, autels des sacrifices humains, monuments surhumains, supra-humains et inhumains,
Je te sa lue pour tes gratte-ciel qui ne manquent pas de beauté, (mais la beauté est une catin ; depuis toujours elle couche avec le pouvoir et l’argent)
Je te salue pour tes gratte ciel lumineux qui maintiennent dans l’ombre ceux qui vivent à leurs pieds
(La révolution, sera faite le jour où ceux qui fréquentent les sommets travailleront pour ceux qui sont en bas, sur toute la Terre, et seront leurs employés… et ce jour risque d’arriver car l’humanité ne pourra bientôt pas faire autrement pour survivre.
Alors les gratte-ciels deviendront des fusées utiles
et les navettes spatiales ne serviront plus à promener les milliardaires en laisse autour de la Terre
mais se changeront en arches de Noë pour embarquer l’humanité et pour la sauver)
San Francisco, je te salue pour les étoiles que le mica de tes trottoirs jette sous les pieds des passants qui sillonnent le ciel de tes rues
San Francisco
Je te salue pour les enfants qui apprennent à jouer au base-ball, derrière un grillage, harnachés comme des guerriers sur le sentier de la paix
Je te salue pour tes Champions et aussi pour tes perdants
Je te salue pour la petite chinoise de Grant Street, avec sa tunique rouge brodée
et pour celle du bureau de change, en bas de Jackson Street
Je te salue pour la jeune Toscane, fine et insolente comme une va-nu-pieds sur un tableau de Guttuso, qui chante avec des gestes de semeuse « O sole mio » et lance des lazzi pour arrêter le client à la porte du restaurant italien
San Francisco, je te salue pour les malheureux esclaves de la réussite individuelle, qui courent après leurs deux jobs, vivent dans la périphérie, travaillent au centre-ville et ne voient pas le jour
San Francisco, je te salue pour tes mendiants
Je te salue pour le malade du sida, qui, fidèles aux méthodes de la publicité, pour défendre sa part de marché, a dessiné au feutre des cercles autour de ses plaies et de ses sarcomes, sur sa peau, dans Market Street
Je te salue surtout pour tes mendiants qui ne sont pas seulement des victimes mais qui portent en eux la légende de la ville, le rêve de la liberté, de la différence et de la non conformité,
Je te salue pour celui qui est assis, indifférent au business et à son propre business, un gros livre dans les mains, près du siège de la Standart Oil,
je te salue pour la femme peinte en bleu qui porte sa maison sur son dos,
Je te salue pour le clochard de la rue Columbus, affalé le long du mur, qui fait la manche et sirote heureux son capuccino,
Je te salue pour tes mendiants et pour tes fous
pour Roy the Black et pour Roy the White
Je te salue pour les pauvres de Bay View, qui du haut de leur colline dominent le paysage, les pauvres effacés du paysage et dominés qui vivent dans les bâtiments de fortune des sans fortunes du ghetto
Je te salue pour les trois jeunes noirs assis sur le trottoir, dans le parking près des entrepôts et de la centrale électrique, en bordure de l’eau et qui s’occupent activement à ne rien faire
pendant que des prêcheurs hissent dans le quartier le drapeau rouge avec l’étoile et le croissant de la Nation of Islam
San Francisco, je te salue pour les enfants de Bay View qui tombent régulièrement, sans raison, sous les balles des gangs
(quand les pauvres se tuent entre eux, les riches peuvent dormir tranquilles)
San Francisco, je te salue pour les volontaires de la Bibliothèque municipale et pour tous ceux qui se battent
San Francisco, ville de Jack Hirschman et de Lawrence Ferlinghetti, je te salue pour tes poètes,
je te salue pour la poésie, pour la compassion et pour la passion, pour la conscience hyper-sensible de la poésie,
Je te salue pour le poète qui peint des banderoles exigeant la démission du président et les affiche dans la vitrine de City Lights, le poète de quatre-vingt huit ans qui fait du vélo dans les collines et jette autour de lui les pétales joyeux de ses poèmes
Je te salue pour le barde moustachu aux yeux rieurs, qui convoque les poètes du monde entier, l’amitié et la fraternité à la terrasse du café Trieste, boit de la vodka et chante tard, au bar du Specs, Woody Guthrie, le blues, les chants populaires de l’amour et de la révolution,
San Francisco où nous avons parlé anglais, français, italien, russe, hongrois et chinois
San Francisco, image d’une Amérique que nous aimerions aimer
San Francisco, ville paisible et pacifique dont la richesse un jour se déversera dans les mains des pauvres du monde entier,
je te salue pour l’Internationale qu’ensemble ici nous avons chantée.

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*

 La joyeuse bande

                                               pour Maram, Sinan, Alberto, Deborah, Cletus, Anna, Aharon, Sotirios…

 

Bras dessus, bras dessous
la bande joyeuse des poètes traverse la ville
pauvres, perclus de blessures
mais pleins d’amour
et de force
comme les lions de mer
qui se rassemblent sur les pontons du Fisherman Wharf

Eux sentent beaucoup plus mauvais que nous
mais comme nous, ils sont pauvres, mal en point
ils se dorent au soleil
prônent le droit à la paresse
battent des nageoires
poussent des cris d’amour
et les enfants et leurs parents
se rassemblent pour les voir
et les applaudir.

Et nous, qui remontons la ville
tout le long de Stockton
pour la fête provisoire
de la poésie,
animaux marins débarqués à terre
avec le baluchon de nos vies trouées,
nous portons beau
comme des lions de mer
nous beuglons d’amour
et laissons derrière nous
un sillage invisible pour certains
mais turbulent dans l’air
de bulles de lumière.

*

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*

Erotica

 

En sortant de l’hôtel Rex, je ramasse par terre
un journal que le vent a fait voler jusqu’à mes pieds
ouvert à la page où des femmes lascives
belles et impatientes
te pressent de les appeler
pour faire l’amour par téléphone
et te soulager
de quelques dollars.

Dans les Sex shop de Broadway
on vend des godemichés de toutes les couleurs et de toutes les dimensions,
des cassettes vidéos, des magazines pornos,
des vagins en latex et des anus artificiels,
appareillage pour grands opérés du cancer
et prothèses de la solitude.

Dans cet univers où le plaisir est une marchandise
et où beaucoup se réfugient dans l’abstinence
et la religion,
il faudrait déclarer d’utilité publique
la poésie érotique
pour défendre le droit au plaisir

et à l’invention

le droit à la complicité
à la séduction
à l’intimité

et déclarer, en Europe comme en Amérique,
le Sexe
Territoire libre
de l’Amour et de la Joie.

*

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Sausalito

 

De la station balnéaire de Sausalito
sous un ciel méditerranéen
je regarde San Francisco
de l’autre côté de la baie.

Devant moi un oiseau qui pêche
plonge dans l’eau
comme une flèche.

Au loin,
San Francisco est ensevelie sous l’avalanche blanche
d’une montagne de brouillard
comme sous la coupole des globes souvenir
où la neige tombe
sur les monuments miniaturisés.
et les habitants qui travaillent
petits poissons dans le vivier des grands poissons.

Demain, parmi nous les privilégiés
vivront peut-être sous d’immenses cloches de verre
pour se protéger des rayonnements du soleil
pendant que les autres
plus nus que des vers
iront chasser dans le désert.

*

 A la manière

Ah ! dit la femme
Je ne serai heureuse
que le jour où j’aurais rencontré
l’homme
heureux
de m’avoir rencontrée.

*

Je suis un poète humaniste,
un poète socialiste, communiste,
révolutionnaire même,
et je partage tout…

La preuve :
chaque fois que je mange
je fais manger ma chemise.

 d’après M. Al Masri

*

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*

On signale disparition intellectuels français

 

Où sont les intellectuels français ? me demande-t-on, quand je suis à l’étranger
Où sont les Sartre, les Éluard, les Prévert, les Barthes ou les Althusser d’aujourd’hui ?
Où sont les penseurs critiques, les artistes audacieux, les rêveurs de la liberté ?
Où sont les poètes à l’imagination rebelle, les enthousiastes de l’amour fou ?
Dans Sutter Street, on signale une exposition de petits maîtres impressionnistes
Paris ici est représenté par Hermès, Dior, Yves Saint Laurent
et dans Post avenue, Cartier ouvre sa deuxième boutique
Dans Bush, vous trouverez aussi plusieurs cafés français
mais rien ou presque dans les librairies.
Sommes-nous des Étrusques dont la langue est oubliée ?
De nous ne restera-t-il bientôt que quelques tombeaux
avec de beaux gisants minéraux de couples enlacés ?
Sur la Côté Est, il paraît qu’on a retrouvé un béret tombé dans la Seine et qui flottait au milieu des détritus dans le port de New York…
Pourtant de temps en temps, imprévisible et attendu comme une giboulée de printemps, le peuple de France descend dans la rue et donne de ses nouvelles au monde entier.
(Car il n’est pas encore totalement calibré, conditionné et prêt à consommer).
Et d’après nos services de renseignements tous les intellectuels français ne passent pas leur temps à jouer au scrabble,
avec sur leur table un assortiment post-moderniste de lettres dépareillées.
Tous ne sucent pas comme glaces à la pistache les orteils des maîtres de l’Empire…
Oui, tous les intellectuels français ne sont pas comme la Belle au bois dormant, allongés dans un caveau de cristal au fond de leur province, un face-à-main doré posé sur la poitrine.
(Certains aussi croupissent dans des oubliettes, des culs de basse-fosse.)
Pendant que je descends les rues, dans le centre-ville de San Francisco, arborant sur la tête la casquette rouge achetée dans Broadway,
je pense que nombreux sont sur Terre les frères de l’homme invisible,
spectres dont l’image ne s’imprime jamais sur l’écran magique des miroirs-télé.…

*

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Stinton Beach

 pour Rakia

 

 

J’ai été tremper mes pieds dans l’océan pacifique
énorme
et me suis fait prendre en photo
avec ma casquette rouge
dans une pose historique.

Bien sûr, l’Histoire n’en a pas été changée
ni le Pacifique,
à qui, semble-t-il,
cela n’a fait ni chaud ni froid…

mais moi
en vérité

quand même un peu.

*

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Orchidée
pour Patricia

 

J’ai piqué une orchidée violette
striée de blanc
dans la décoration du brunch
et l’ai emportée avec moi.

Maintenant, assis à la terrasse du Café Trieste,
je l’observe
posée sur mon carnet noir
qui me regarde fixement
avec ses petites et ses grandes lèvres ourlées et ouvertes.

A quoi cela peut-il bien faire penser ?

– Il est temps que tu rentres, Francis.

 

*

Mémoire courte
                                 pour John Berger

Lu dans l’aéroport de San Francisco
sur une affiche d’une compagnie d’assurance :

« Le poisson rouge a une mémoire de trois secondes.
Il ne peut pas voir le passé et encore moins le futur…
Mais vous, vous n’êtes pas des poissons rouges. »

(En vérité, pas encore.)

 

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