Saint Domingue 2008
Travaux d’approche
L’île bleue est posée sur la mer
comme un papillon
(le bleu
couleur du vide
qui chez nous figure le bonheur
peut-être aussi
douleur et cruauté).
*
Le long de la route de l’aéroport
des gens dehors
assis dans la nuit
sur des chaises bleues
devant des baraques qui baignent dans une lumière orange.
Les palmiers
danseurs
pétrifiés dans leur pose.
*
Des femmes hippocampes
passent dans la rue
et remontent lentement les eaux de nos désirs
hérissées d’épines de cristal.
La chaleur du jour a des déhanchements
de chamelle égarée
dans ce pays à l’autre bout du monde
où le sable du désert se fait rare.
*
Il y a là, en face de moi,
un grand bidon métallique peint en bleu
qui sert de corbeille à papiers
une Belle passe
et négligemment y jette
la petite robe mauve froissée
d’un bonbon rose.
En la regardant faire
comme si de rien n’était
je me dis
que même à l’autre bout de la terre
les heures s’égrènent
quotidiennes
(la poésie n’existe
que pour celui qui arrive
et découvre un nouveau monde)
*
Les femmes noires tanguent dans la rue
vaisseaux qui oscillent
dans le flot indifférent des jours
sur la quille invisible
qu’elles portent en elles
au creux secret
de leur jointure
*
Des tableaux vivants
se promènent dans les rues
ils ont condescendu
à descendre de leur cadre
et ils le savent.
*
Des hibiscus marchent au hasard des rues
et prennent l’air
sans projet
Le cireur de chaussures
Le petit cireur de chaussures
porte sa boîte sous son bras
et son repose-pied à la main
Alors que le ciel est grand ouvert
il passe sa journée à regarder le sol
pour repérer les chaussures à cirer
Toute chaussure à l’œil terne
est promesse du petit éclat de soleil
de quelques pièces
Les hommes cérémonieux
dont la plante des pieds a oublié le contact du sol
enferment, malgré la chaleur, leurs orteils pâles
malodorants et moites
dans le corbillard complaisant des chaussures
Lui, porte une vieille paire de baskets trouées
qui a dû appartenir à son frère
Les hommes blancs
se font cirer les chaussures
en lisant leur journal
par un petit enfant noir à genoux à leurs pieds
(image d’un certain ordre)
Le petit cireur de chaussures est noir
comme les escarpins des hommes blancs
en costumes gris.
Mais c’est lui qui fait reluire la ville.
Le flamboyant
Les branches du flamboyant
à la peau grise et fine
cherchent à s’écarter les unes des autres
pour recueillir plus de lumière
comme la main ouverte
aux doigts maigres et noueux
d’un esclave enchainé
qui se tourne vers le ciel
le soleil
et la pluie
(Il y a entre notre monde et nous
plus qu’une ressemblance :
un lien ancien de parenté
que nous avons parfois tendance à oublier
mais qui fonde la poésie).
*
Dans le port
flotte la mangrove
comme des poignées de chevelures
arrachées de la tête des Indiens
et jetées au milieu des bateaux
la fatigue
et le poids ancien des jours
en suspension
dans l’eau trouble
de l’été.
*
Sur la route poussiéreuse
un homme en vélomoteur
transporte derrière lui
le quart de lune
bleu marine argenté
d’un espadon
*
Lagon laiteux
la mer
comme un lait de sirène
et sable blanc
au pied de chaque palétuvier
un groupe d’enfants noirs
attend le client
la voiture s’arrête
mais on ne descend pas
L’eau, dit-on, ici
est pleine de bactéries.
*
La jetée de bois couverte de paillottes
s’avance dans l’eau turquoise du lagon
un petit oiseau noir
haut perché
et pointilleux comme un greffier
arpente le ponton
aux aguets
Nous passons un quart d’heure
à boire un jus de fruit
en dehors du monde
dans une carte postale
*
Ce qu’il y a dans un verre
de pamplemousse :
des collines de fraîcheur
à gravir
qui vous descendent
en cascade dans la gorge
une musique de palmes rêches
qui vous transporte
et un goût fugitif
que l’on aimerait en vain retenir
entre la langue et le palais
la sensation est un passage
Nous aussi sommes passage.
Quelle sensation de fraîcheur
laisserons-derrière nous
en souvenir ?
Soleil barbelé
Les troupeaux de touristes
à la chair rose
viennent paître au milieu des vagues
entre la terre et le soleil
dans des tourist resorts
gardés par des vigiles privés
qui tiennent à la main
débonnaires
leur fusil à canon scié.
On peut voyager
sans rien voir
en passant d’un minicar
avec air conditionné
au bar d’une piscine
sur la terrasse d’un hôtel.
C’est ici (encore et toujours
à nouveau)
le pays de Circé
l’île où les voyageurs endormis
se transforment en pourceaux
Un incident regrettable
A huit heures du matin, je suis sorti de l’hôtel
pour me promener sur le front de mer
mais je n’ai pas fait cent mètres
que j’avais été interpellé cinq fois
la première fois pour me proposer de changer de l’argent
la deuxième fois une fille
la troisième un peu de drogue
la quatrième, un salon de massage
la cinquième fois
je m’étais arrêté près d’un palmier
et m’apprêtais à prendre une photo
l’œil collé au viseur
quand je sentis quelque chose sur mes pieds
(un chien peut-être
ou une méduse qui aurait escaladé les rochers du rivage pour venir se blottir sur mes pieds ?
L’espace d’une fraction de seconde, je crois bien que c’est l’image qui m’est venue à l’esprit)
J’ai sursauté et j’ai vu
un type en train de me savonner la chaussure gauche
et qui me demandait quatre dollars
pour me finir vite fait.
J’ai eu beau protester
lui dire que je n’avais rien demandé
que je préférais garder sur ma chaussure
la poussière de la veille
rien n’y fit
je dus m’exécuter.
(Ne le répétez pas.
Si la chose se savait,
la CIA, les médias,
et même certains de mes amis,
n’hésiteraient pas à s’emparer
de ce malheureux incident
pour me faire du tort).
Avant l’envol
Une soirée sur une terrasse
en face du Palais d’Isabel Colon
La place descend en amphithéâtre vers le fleuve
dans la lumière orangée de la nuit
Quisqueya est artiste conceptuelle
On dit d’elle qu’elle est l’une des plus belles femmes de Saint-Domingue.
Quand elle parle, elle penche la tête
vers son interlocuteur
avec une grâce nonchalante de licorne.
Elle porte pour prénom le nom de l’île
avant la Découverte
quand le monde pour les Indiens
n’était pas plus grand que leur île
La Place est ovale comme la Terre
et nous sommes sur une île
au centre de la terre
(tout point à la surface d’une sphère
peut en être le centre)
Et la Terre elle-même
qui pour nous est le centre de l’univers
n’est qu’une île
perdue dans l’océan des étoiles
de sortie ce soir
En vol 1
Je voyage avec pour voisin le soleil
posé sur l’aile de l’avion
Le soleil est un bon compagnon
mais quand on est
trop proche de lui
on ne voit
plus rien du monde.
En vol 2
(ici, à 7000 pieds d’altitude
il fait -50°
pendant qu’au sol,
dans l’île sous les Tropiques
la température est de 30°)
Malgré tout
c’est sur terre
qu’il fait le meilleur.
Le chien de Saint Domingue
Chaque matin
à 7 heures
rue del Conde
au centre de la vieille ville coloniale de Santo Domingo
un chien pelé est couché
au soleil
devant l’entrée
de l’Hôtel Mercure.
Dès qu’un client
approche de la terrasse
il se lève
pour quémander.
Ici
les chiens aussi
mendient.
Méprise
Le matin
au petit déjeuner
une belle jeune femme
métisse
s’approche de notre table
et nous demande le numéro de notre chambre
qu’elle note sur un petit calepin.
(Mais, visiblement,
ce n’est pas pour nous rejoindre).
La vie des grands
La femme de ménage
est plutôt jeune
et bien faite.
Elle passe l’aspirateur
dans la chambre
en suivant d’une oreille
un feuilleton télé qui raconte les malheurs
d’une femme fortunée.
Puis elle passe
dans la chambre suivante
et allume à nouveau la télé
pour ne rien perdre
de son feuilleton
préféré.
Et elle fera
tout l’étage
comme ça.
quand on lui parle
la femme de ménage
sourit, polie,
mais elle a
la tête ailleurs
Sa tête est en voyage
dans une petite boîte
magique
et pleine d’images.
Point de vue sur le monde
Assis à la terrasse de l’hôtel
le 25 avril 2008 à Saint-Domingue,
République dominicaine,
Je regarde le monde.
Une femme haïtienne
très noire et très maigre
une bassine sur la tête
propose des sucreries.
(Sa vie d’immigrée, à elle, ici,
« Peine et humiliations » dit-elle -
manque de douceur ).
Dans la rue,
les femmes sont
belles,
désespérément.
Les Nègres
sont maigres
et les touristes
blancs et gros .
Assis à la terrasse de l’hôtel,
je regarde le monde
et le monde
est sa caricature.
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